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Full text of "Souvenirs d'égotisme"

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SOUVENIRS D'ÉGOTISME 




G. CHARPENTIER et B. FASQUELLE, èm 

\ 11, BDB DB GnBHELLB, 11 



Extraits da Catalogne de la Bibliothèque-Charpaj 
à 3 fr. M cliaLiUB voluiue, ' 



Journal de Stendluil, publié piir CAsmiit SiitYiEN^ 
et François de Nion (1888) 

Stendhal : Viede HeniiBruiard, autobiographfl 
publiée par Casimir STliïlE^slil (ISJO). . . 

Lamiel) roman inédit de StcndliEil, publié pi 
Casimir Strïienski iQuanlin), 1S80 



EN PRÉPARATION : 
Casimir St^^ienski : Henri Eeyle, étude biogra 
littéraire, d'après des documents inédits. 



C. IB36. — Parla. Imp. F. Im 



STENDHAL 

(HENRI BEYLE) 



lUVENIRS D'EGOTISME 



AUTOBIOGRAPHIE 



ET 



LETTRES INÉDITES 



PUBLIÉS PAR 



CASIMIR STRYIENSKI 



PARIS 
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

6. CHARPENTIER kt E. FASQUEUE, Cditeurs 
il, RUE DE GRENELLE» 11 

1892 

Tous droits réservés. 



A P.-A. CHERAMY 

En souvenir du 

Cinquantième 

Anniversaire 

DE LA MORT 
DE 

Stendhal 



G. S. 



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AVANT-PROPOS 



Le manuscrit autographe des Souvenirs d'Égo- 
tisnle se trouve à la Bibliothèque de Grenoble. Ces 
pages complètent les Mémoires de Stendhal^ qui 
forment ainsi trois volumes : Vie de Henri Çrulard 
(i788-1800) — Journal (1801-1814) — Soivenirs 
d'Égotisme (1821-1830) — et représentent h, ut ce 
que Beyle a laissé de documents autobiogra- 
phiques. 

Les Lettres inédites sont empruntées à diverses 
collections; f adresse mes remerciments à MM. 
P.- A. Cheramyy Ed, Maignien, conservateur de la 
Bibliothèque de Grenoble, Charles de Spoelberch 
de Lovenjouly Auguste Cordier, Henri Cordier, 
F. Corréard et Julien Lemer, qui ont bien voulu 
me permettre de réunir cette précieuse correspon- 
dance. 



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STENDHAL 



ET LES SALONS DE LA RESTAURATION 



I 



Henri Beyle fut un homme d'esprit — c'est en somme le 
plus clair de sa réputation auprès des gens qui, de son œuvre 
si variée, si neuve, si personnelle n'ont rien lu. Trouver la 
preuve de cette affirmation dans les livres de Stendhal 
ne serait pas difficile — on pourrait ouvrir, presque au 
hasard, l'un ou l'autre des volumes qu'il publia de 1814 
à 1839 et on lirait ces jolis mots à l'allure paradoxale ou 
ironique, ces aperçus fins et profonds, ces traits sugges- 
tifs qui sont comme l'écho des conversations de ce bril- 
lant causeur. Mais on ne se donne pas tant de peine — 
on croit sur parole la renommée et l'on déclare, après 
tant d'autres, que Beyle fut un homme d'esprit — la 
phrase est toute faite et très commode, et se répétera 
encore longtemps. 

Aussi bien serait-il peut-être à propos — avant de pla- 
cer Fauteur (Je Rouge et Noir dans le milieu intellectuel 
et littéraire où, vers la quarantième année, il conquit ce 
titre, — de citer quelques unes des formules qui sont la 
marque de son individualité. 

Nous connaîtrons ainsi Stendhal plus intimement, — 

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II STENDHAL 

ce sera un moyen de nous intéresser davantage à fies suc- 
cès mondains. 

Son esprit a bien des faces et se manifeste très diver- 
sement. Le mot,chezlui, est souvent sarcastique, souvent 
aussi plus doux, — mélancolique et rêveur. Beyle est 
tout à la fois le disciple de Tulilitaire llelvétius, au ten- 
dre Cabanis, du sec l)u«los, et peut-être, — iaconsciem- 
nient — de ce gentilhomme lettré, le prince de Ligne, cet 
autre homme d'esprit qui, avant Stendhal, avait tenté 
une classification des dillerentes phases de la passion 
amoureuse. 

Les préfaces de Beyle surtout sont pleines de ces fa- 
çons ingénieuses et satiriques au moyen desquelles il 
laisse entrevoir sa pensée plutôt qu'il ne l'exprime — et 
notons que c'est le caractère de son esprit et que cette 
discrétion dans la formé, sinon dans l'intention, en fait 
tout le charme. 

A-t-il, par exemple, à dire comment il comprend l'a- 
mour ? Il ne donnera pas une délinition, mais " il 
débitera sans emphase, sans élever la voix, ce brillant 
couplet : <( Uongir tout à coup, lorsqu'on vient à, songer à. 
certaines actions de sa jeunesse; avoir fait des sottises 
par tendresse d'àme et s'en affliger, non pas parce qu'on 
fut ridicule aux yeux du salon, mais J)ien aux yeux d'une 
certaine personne dans ce salon; à vingt-six ans être 
amoureux de bonne foi d'une femme qui en aime un 
autre, ou bien encore .'mais la chose est si rare qu'on 
ose à peine l'écrire, de peur de retomber dans les inin- 
telligibles...) on bien encore, en entrant dans le salon 
où est la femme que l'on croit aimer, ne songer qu'à 
lire dans ses yeux ce qu'elle pense de nous pn cet inf^ 
tant, et n'avoir nulle idée de mettre Varnouy' dan^nos 
pro])res regards : voilà les antécédents que je deman- 
derai à mon lecteur. C'est la description de beaucoup 
de ces sentiments tins et rares qui a semblé obscure aux 
hommes à idées positives. Comment fî<ire pour être 
clair à leurs yeux ? Leur annoncer une hausse de cin- 
quante centimes, ou un changement dans le tarif des 
douanes de la Colombie. » 

La citation est un peu longue, mais on est. entraîné 



j..- \\ 



l fiT LES SALONS DE LA RESTAURATION IH 

I une fois qu'on a commencé, et n'eût-il pas été dommage 
1 de laisser dans le livre ce dernier trait satirique? 

Quelquefois l'ironie va plus loin ; « L'empire des 

^ convenances, qui s'accroît tous les jours plus encore 

par l'effet de la crainte du ridicule qu'à cause de la 

i pureté de nos mœurs, a fait du mot qui sert de titre à 

I cet ouvrage' (1) une parole qu'on évite de prononcer toute 

seule, et qui peut même sembler choquante. » 

Voici une courte ajppréciation littéraire : « Les 
vers furent inventés pour aider la mémoire. Plus tard on 
les conserva pour augmenter le plaisir par la vue de la 
difOculté vaincue. Les garder aujourd'hui dans l'art dra- 
I matique, reste dé barbarie. Exemple : l'ordonnance de la 
cavalerie, mise en vers par M. de Bonnay. » 

Puis la note poétique : « Bologne, 17 août 1817. 
Ave Maria (Twilight), en Italie, heure de la tendresse, 
i des plaisirs de l'àme et de la mélancolie : sensation aug- 

( montée par le son de ces belles cloches. Heures des plai- 
sirs qui ne tiennent aux sens que par If s souvenirs. (2) » 
Et, enfin, cette rare pensée : « La beauté est une pro- 
messe de bonheur. » 

Après un séjour de sept années en Italie — on, sait 
que Beyle, en 1814, ayant tout perdu, se réfugia à Milan 
— voilà l'homme qui va se mêler à la société de Paris et 
faire ison chemin dans le monde. 

■' Nel ^ezzo del cammin di nostra vita. 






(1) De Tamour. 

(3) On bense à ces vers de Dante : 

£ra già Fora che volge il disio 
A' Daviganti e 'ntenerisce il cuore, 
Lo di ch' han detto à dolci amici addio, 
E che lo nuovo peregrin d'amore 
. PuDge, se ode squilla di lontano, 
•I Che paia '1 giorno pianger che si muore. 



I 



] V STENDHAL 



II 



Nous sommes donc à la fin do l'année 1821. Beyle, 
victime d'une accusation du gouvernement autrichien 
qui le croyait affilié à la secte des Carbonari, est obligé 
(le quitter Milan, sa patrie d'élection, la ville qui, pour 
lui, pour son cœur, sera toujours le souvenir attendri de 
ses débuts dans les armées de Bonaparte, de ses pre- 
mières amours, de ses premiers plaisirs, et de son initia- 
tion définitive aux sensations des arts, — la peinture et 
surtout la musique. 

Dans les Souvenirs d'Egotisme, Stendhal dit en par- 
lant d'un voyage qu'il fit en Angleterre (1821) : « J'étais 
ivre de gaîté, de bavardage et de bière à Calais. Ce fut /a 
livemibre infidélité au souvenir de Milan ». Il se re- 
proche cet excès de joie au moment où il vient de quit- 
ter cette bien-aimée Lombardie et aussi cette « divine 
Métilde » qui occupa absolument sa vie, de 1818 à 
182i (1) ; mais avant d'être à tout jamais le Milanese de 
la pierre tombale du cimetière Montmartre, il fera bien 
d'autres infidélités au souvenir de Milan et particulière- 
ment pendant les quelques années de vie à Paris, qui 
])récédèrent son entrée dans la carrière consulaire — de 
4821 à 1830. 11 s'oubliera plus d'une fois au milieu des 
philosophes, des lettrés, des gens d'esprit, ou deshommes 
simplement célèbres qu'il va rencontrer. C'est à ce mo- 
ment qu'il entre en relations avec le comte Destutt de 
Tracy, l'auteur de ÏIdéolo(jie, Benjamin Constant, Mé- 
rimée, Victor Jacquemont, le général Lafayette, Charles 
deRémusat, encore un tout jeune homme, mais « mûr 
dès la jeunesse », suivant le mot de Sainte-Beuve, Fau- 
riel, Guvier, Thiers, Béranger, Aubernon, Beugnot, De- 
lécluze, le baron Gérard, en somme presque tout le clan 
libéral de la Restauration. On comprend qu'il ait pu 

(l) Voir : Vie de Henri Brulard, chapitre i*". 



ET LES SALONS DE LA RESTAURATION V 

trouver quelques compensations à ce qu'il avait perdu. 

L'art de « marcher au bonheur )),il le cherchera aussi, 
quoi qu'on en ait, dans le succès auprès des plus intel- 
tectuels de ses contemporains et il le trouvera, sans trop 
se faire d'illusion. 

A cette époque Beyle avait déjà publié plusieurs vo- 
lumes. En 1814 parurent les Lettres adressées de 
Vienne en Autriche sur Haydn , suivies dune vie 
de Mozart et de considérations sur Métastase et Vétat 
présent de la musique en Italie^ sous le pseudonyme 
d'Alexandre-César Bombet — le nom de Stendhal ne fut 
inventé que plus tard; on le trouve pour la première fois 
sur la couverture de Racine et Shakespeare^ en 1823. 
Ces lettres eurent quelques succès, car l'auteur fut ac- 
cusé de plagiat — Sainte-Beuve a fait à peu près justice 
de cette accusation dans une note de son étude sur Sten- 
dhal. Beyle s'est inspiré — sans l'avouer, il est vrai, — 
des Haydine de Carpani pour une partie de son travail, 
mais en somme on reconnaît bien vite sa manière et sur- 
tout ses idées dans ce livre très audacieux et très nou- 
veau. Dès cette première publication Beyle commence 
contre la vanité française sa petite guerre, où l'on doit voir 
surtoufson amour exagéré du caractère italien, et expose 
ses principes sur la musique — avertissant ainsi le lec- 
teur qu'il n'écrira jamais pour le distraire simplement, 
mais qu'il lui communiquera des observations person- 
nelles fondées sur une sorte de psychologie comparée et 
cosmopolite. 

En 1817, il donne deux autres ouvrages: Histoire de la 
peinture en Italie^pur M. B. A. A.,etEome, Naples et 
Florence ou esquisses sur Uétat actuel de la société^ 
les mœurs, les arts et la littérature^ etc., etc., de ces 
villes célèbres (sans nom d'auteur.) 

L'Histoire de la Peintui^e en Italie est capitale dans 
l'œuvre de Beyle ; on y relève bien des fautes de goût — 
par exemple une admiration soutenue pour Canova — 
mais il s'en dégage cette théorie des milieux, des climats 
et des tempéraments, déjà indiquée dans Montesquieu et 
étudiée par Cabanis, qui a depuis fait fortune. Cette 
théorie est exposée par Beyle le plus souvent en un tour 

*1. 



VI STENDHAL 

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vif et spirituellement concis* « Le peintre, écrit-il (cha- 
pitre XCIII), qui fera Brutus envoyant ses fils à la mort, 
ne donnera pas au père la beauté idéale du sanguin, tandis 
que ce tempérament fera l'excuse des jeunes gens. S'il 
croit que le temps qu'il faisait à Rome le jour de l'assassi- 
nat de César est une chose indifférente, il est en arrière 
de son siècle. A Londres, il y a des jours oîi Ton se 
pend. » 

M. Taine, dans la préface de sa Littérature Anglaise, 
explique les mérites de Stendhal et la portée de l'œuvre 
du « grand psychologue. » Il reconnaît devoir beaucoup 
à ce précurseur. Beyleest, en effet, un trait d'union entre 
le dix-huitième siècle et M. Taine ; il apporte une large 
part d'idées nouvelles et d'applications originales dans 
cette élude des rapports du physique et du moral. 

a On n'a pas vu, dit M. Taine, que sous des apparences 
de causeur et d'homme du monde, il expliquait les plus 
compliqués des mécanismes internes, qu'il- mettait le 
doigt sur les grands ressorts, qu'il importait danâ This- 
toirc du cœur des procèdes scientifiques, Tart de chiffrer, 
de décomposer, et de déduire.... on l'a jugé sec et excen- 
trique.... et ccpcn(ip,nt c'est dans ses livres qu'on trou- 
vera encore aujourd'hui les essais les plus propres à 
frayer la route que j'ai tâché de décrire. » 

îîome, Naples et Florence, c'est une sorte de journal 
de voyage écrit au jour le jour, comme plus tard les 
Promeïuulef^ cUins Rome (1829) et les Mémoires <ïun 
Touriste (1838;. 

Beyle y parle de tout en artiste, en dilettante, en mon- 
dain. Ici le scénario d'un ballet de Vigano, là une anec- 
dote italienne qui renouvelle la psychologie par l'im- 
prévu des situations, et partout ce désir de communiquer 
au lecteur l'enthousiasme si sincère et si vibrant que 
l'auteur éprouve dès qu'il est de l'autre côté des Alpes. 
« Quels tranports de joie ! quels battements de cœur ! 
Que je suii encore fou à vingt-six ans ! Je verrai donc 
cette belle Italie ! Mais je me cache soigneusement du 
ministre : les eunuques sont en colère permanente contre 
les libertins. Je m'attends même à deux mois de froid 
à mon retour. Mais ce voyage me fait trop de plaisir; 






ET LES SALONS DE LA RESTAURATION VII 

et qui sait si le monde durera trolÉf semaines? (1) » 
De plus, il a en 'portefeuille son livre : De VAmoury 
écrit au crayon à Mfian « dans les intervalles lucides ». 

Comme causeur, Beyle apportait aussi un élément assez 
rare à cette épV)que : son cosmopoli tisnie. A la suite des 
armées de Napoléon, de 1806 à 1812, â avait voyagé en 
Allemagne, en Autriche, en Russie ; en 1817 et en cette 
même année 1821, il avait vu rAngletôrre. Pendant ses 
séjours d'Italie, il s'était rencontré avec Lord Byron, 
Brougham^ liobhouse, à qui fut dédié le quatrième chant 
de Childe^Harold^ Monti, le poète, Canova, Mayer, Ros- 
sini, Pacc^i, etc. (2). 

Il pouvait donc bien dire à ces Parisiens qu'il allait 
étonner, aùfeot que charmer : 

, ; Vcngo adesso di Cosmopoli. 

Le littérateur avait, on le voit, un bagage considérable, 
— et sa réputation assez restreinte, sans doute, atténuée 
par Vanonymat, bornée en somme à ces huppu few aux- 
quels seulement il daignait s'adresser, était suffisante 
pour lui servir de « billet d'entrée y> dans un des salons 
les plus en vue, le salon du comte Destutt de Tracy. 

Quel bonheur pour Beyle d'entrer en relations 
avec cet homme qu'il admirait depuis si longtemps et 
qui avait eu tant dl'influence sur son esprit. « Je lis avec 
la plus grande satisfaction les cent douze premières pages 
de Tracy aussi facilement qu'un roman », écrit-il dans 
son Journal à la date du l^'* janvier 1805. Et chaque fois 
qu'il découvre une nouvelle idée, le nom de Tracy revient 
sous sa plume. « Je n'aurais rien, fait pour mon bonheur 
particulier, tant que je ne serais pas accoutumé à souf- 
frir d'être mal dans une âme, comme dit Pascal. Creuser 
cette grande pensée, fruit de Tracy ». (3). 

(1) Je cite d'après l'édition de 1817. — Où Monselet avait- 
il donc pris que Beyle avait horreur des points d'exclamations? 

(2) Voir sur Lord Byron, Monti, etc., la letlre que Beyle adresse 
& Madame L>S. Bélloc, l'auteur de Lord Byron, (Correspondance 
inédite^ p. 273 et suiv., vol. I; et dans Racine el Shakespeare (édi- 
tion Michel Lévy): Lord Byron en Italie, 1816, p. 261-285). 

(3) Journal cœ Stendhal, p. 113. 



VIII STENDHAL 

lieyle avait fait envoyer à M. de Tracy un exemplaire 
(le son Histoire de la peinture en Italie — le jeune 
écrivain était, en iSil, de passage à Paris. Il eut le bon- 
heur de recevoir la visite do Tauteur de l'Idéologie. 

« Il passa une heure avec moi. Je l'admirais tant que 
probablement je fis fiasco, par excès d'amour. » 

Je trouve, dans une notice de Mignet, un trait de ca- 
ractère de M. de ïracy qui montre que, sans nul doute, 
les appréhensions de Beyle, — à cette époque, du moins 
— étaient peu fondées. 

(( Les sentiments de M. de Tracy étaient droits et 
hauts comme son âme. Il cachait un cœur passionné 
sous des dehors calmes. 11 y avait en lui un désir vrai du 
bien, un besoin d'élre utile qui passait fort avant la satis- 
faction d'être applaudi... Il se plaisait avec les jeunes 
gens, et ceux qui donnaient des espérances par leurs ta- 
lents rencontraient le solide appui do ses conseils et de 
sou attachement (1). » 

Aussi, à son retour d'Italie,. Beyle trouva-t-il un ac- 
cueil aimable dans le salon de la rue d'Anjou. Stendhal 
nous fait pénétrer dans cette société brillante. 

Le doyen du salon était le général Lafayette, allié des 
Tracy. 

« Une haute taille, dit Beyle, et au haut de ce grand 
corpsunefi gure imperturbable, froide, insignifîantecomme 
un vieux tableau de famille, cette tète couverted'une per- 
ruque à cheveux courts mal faite. Cet homme vêtu de quel- 
que habit gris et entrant, en boitant un peu et s'appuyant 
sur un bâton, dans le salon de madame de Tracy, était le 
général Lafayette en 1821. » 

Et, brusquement, le portrait devient anecdotique et 
tourne au vaudeville. 

« M. de Lafayette, dans cet âge tendre de soixante- 
quinze ans, a le même défaut que moi; il se passionne 
pour une jeune Portugaise de dix-huit ans quiarrivedans 
le salon de madame de Tracy, il se figure qu'elle le dis- 
tingue, il ne songe qu'à elle, et ce qu'il y a de plaisant, 

(1) Mignel: Portraits et notices historiques et littéraires^ yol, r, 
p. 374 et 370. 



ET LES SALONS DE LA RESTAURATION IX 

c'est que souvent il a raison de se le figurer. Sa gloire 
européenne, l'élégance foncière de ses discours, malgré 
leur apparente simplicité, ses yeux gris qui s'animent dès 
qu'ils se trouvent à un pied d'une jolie poitrine, tout con- 
court à lui faire passer gaîment ses dernières années. > 

Tout en parlant du général, Beyle nous fait voir, comme 
en profil, la maîtresse de la maison, « cette femme ado- 
rable, dit-il, et de moi aimée comme une mère, non, 
mais comme une ex-jolie femme. » 

Elle se scandalise parfois du ton ironique de Stendhal, 
mais elle sait le défendre. 

« II était convenu qu'elle avait un faible pour moi. Il 
y a une étincelle en iuz, dit-elle un jour à une dame qui 
se plaignait de la simplicité sévère et francheavec laquelle 
je lui disais que tous ces ultra-libéraux étaient bien res- 
pectables pour leur haute vertu, sans doute, mais du 
reste incapables de comprendre que deux et deux font 
quatre. y> 

A côté de Destutt de Tracy, de la comtesse de Tracy, 
du général Lafayette, on aperçoit toute une réunion, qui 
est l'élément jeune de ce grave cénacle, « à droite en en- 
trant, dans le grand salon », sur un « beau divan bleu. y> 
C'est là que sont assises « quinze jeunes filles (ic douze à 
dix-huit ans et leurs prétendants: M. Charles de Kémusat 
et M. François de Corcelles. » 

Victor Jacquemont fait aussi partie de cette société. 
« Victor me semble un homme de la plus grande distinc- 
tion Il devint mon ami, et, ce matin (1832), j'ai reçu 

une lettre qu'il m'écrit de Kachemyr, dans l'Inde. » 

Beyle, au moment où il écrivait ces lignes, en juin 
1832, allait perdre cet ami, et la lettre dont il parle est la 
dernière qu'il reçut de Victor Jacquemont. 

Il ajoute à ce croquis un trait qui, à ses yeux, devait 
évidemment diminuer un peu son admiration. 

« Son cœur n'avait qu'un défaut — une envie basse et 
subalterne pour Napoléon. » 

Et ce petit travers n'est pas une invention de Beyle — 
il se trompe quelquefois, mais jamais quand il s'agit 
d'impressions — car je lis dans la troisième partie du 
Journal de Jacquemont : « Les louanges que j'entends 



X STENDHAL 

chanter, pendant Tôlégant dîner du magistrat, M. Taylor, 
à Bonaparte, dieu de la, liberté, me donnent des accès 
de jacobinisme et d'ultracisme. » 

Les relations de Beyle et de Jacquemont n'en furent 
pas moins excellentes et les lettres que le voyageur 
adresse à son ami prouvent que la sympathie était réci- 
proque. 

Bcylc nomme encore quelques autres personnes qu'on 
trouvait à ces soirées du dimanche. Georges Washington 
Lafayette « vrai citoyen des Etat-Unis d'Amérique, par- 
■ faitement pur de tout idée aristocratique, » et t'^ifctor de 
i Tracy, fils du comte, alors major d'infanterie. c^Nous 

^ ■ l'appelions barre de fer ^ — c'est la définition de son carac- 

* tère. Brave, plusieurs fois blessé en Espagne sous Napo- 

léon, il a le malheur de voir en toutes choses le nual. » 
': De la femme de Victor de Tracy, cette charmante Sa- 

rah Newton, Beyle ne dit que quelques mots : « Jeune 
et brillante, un modèle de la beauté délicate anglaise, 
un peu trop maigre. » Et on regrette de n'avoir pas Tex- 
plication de ces épithètes. On connait cette femme d'es- 
prit et de talent, par un article des Causeries du 
lundi (1), sur fies Essais, œuvre posthume, publiée en 
1852. Sarah Newton est l'amie de madame de Coigny, qui 
lui donnait pour emblème une hermine, avec ces mots : 
Douce, blanche et fine, et l'auteur du Voyage à Corn" 
piègne d'où se détache cette jolie phrase blâmée par 
Cuvillier-Fleury(2) et défendue par Sainte-Beuve : «Nous 
sommes descendues vers un moulin dont j'aimerais à 
être la meunière ; ieau est si claire qu'elle a Vair d'être 
doublée de satin vert, tant elle réfléchit avec netteté les 
arbres qui entourent le moulin. » 

Beyle parle dans une de ses lettres (3) du malheur qu'il 
eût de déplaire toujours aux personnes auxquelles il 
voulait troj) plaire, pensant sans doute à cette période 
de sa vie. Fort bien accueilli au début, il sentit que peu k 
peu la bienveillance de M. de Tracy lui échappait. « J'a\ 

\ 

(1) Vol. XIII. 

(2) Dernière ft études historiques et littéraires , vol. n. 

(3) CotTespondance inédite y vol. ii, p. 149. 



ET LES SALONS DE LA RESTAURATION XI 

« 

yécu, dit-il, dix ans dans ce salon, reçu polimenl, estimé, 

ïAais tous les jours moins lié, excepté avec mqs amis. 

CTest là un des défauts de mon caractère qui fait que je 

' né m'en prends pas aux hommes de mou peu d'avan- ^ 

• cernent. » 

Il y avait peut-être plusieurs raisons à cette froideur de 
.* Destutt de Tracy, surnommé, nous dit Mignet, Têtu de 
. Tracy. Le philosophe était évidemment un peu effrayé de 
^ certaines théories stendhaliennes, et Thommedu monde, 
des bruits malveillants qui couraient, sur le compte de 
lieyle. Mais ryus aurons peut-être la solution de ce pe- 
tit problème, si nous suivons le causeur <lans d\iutres 
milieux, et particulièrement c^ez madame Cabanis et 
chez la Pasla. 



III 



. Beyle avait vu, dans le salon do la rfie d'Anjou, ma- 
dame Cabanis. Al. d% Tracy avait élé fort inliniement lié 
,avec Cabanis, c'était, nous dit Mignet « une amitié fon- 
dée sur une fbrle tendresse, une estime sans bornes et 
de communes opinions. )> Lorsque Cabanis mourut, en 
1808, c'est, par une attention délicate, à M. de Tracy que 
l'Académie fitm^aise songea pour le j'einplaccr, voulant 
que celui des deux amis qui survivait vînt succéder à 
Tautreet prohonràt son éloge. 

M. de Trac\' mena Beyle chez madame Cabanis, rue 
des Vieilles-niileries, «au diable. «C'était un salon bour- 
geois où Stendhal ne se sentait pas à Taise. La plupart 
des gens qu'il y rencontre ne l'intéressent pas. 

C'estlà qu'il voit un sculpteur, un instant célèbre sous 
la Restauration — M. Dupaty, auteur du Louis XIII de la 
place Royale, et mari de la lille do madame (Cabanis, 
cette fille « haute de six pieds et malgré cola fort ai- 
mable. » 

« }l(. Dupaty me^ faisait grand accueil, dit Beyle, comme 
écrivain sur l'Ifelie, et auteur d'une Histoire de la Pein- 
ture. II était plus diflicile d'être plus convenable, et 



• 



i 



XII STENDHAL 

Elus vide de chaleur, d'imprévu, d'élau, etc., que ce 
rave homme. Le dernier des métiers, pour ces Parisiens 
si soignés, si proprets, si convenables, c'est la sculp-^ 
ture. > 

Là aussi il fit la connaissance de Fauriel, la seule per- 
sonne de ce salon qui ait trouvé grâce devautlui et dont il 
admire la sincérité littéraire. « C'est, dit-il, avec Méri- 
mée et moi, le seul exemple à moi connu de non charlata- 
nisme parmi les gens qui se mêlent d'écrire. Aussi 
M. Fauriel n'a-t-il aucune réputation. » 

Dans ce salon — sorte de terrain neutre — Stendhal se 
montrait plus hardi qu'à la rue d'Anjou. 

C'est aux Vieilles-Tuileries qu'un soir il elîaroucha 
M. de Tracy — voici en quelle circonstance. 

Beyle avait pour interlocuteurs le calme idéologue et 
M. Thurot, l'hellénisLe dont il fait, en quelques lignes, 
une caricature assez drôle : « Honnête homme, mais bien 
bourgeois, bien étroit dans ses idées, bien méticuleux 
dans toute sa petite politique de ménage. Le but unique 
de M. Thurot, professeur de grec, était d'être membre de 
de TAcadémie des Inscriptions. Par une contradiction 
effroyable, cet homme qui ne se mouchait pas sans son- 
ger à ménager quelque vanité qui pouvait influer, à mille 
lieues de distance, sur sa nomination à l'Académie, était 
ultra-libéral, » 

M. de Tracy et M. Thurot demandèrent à Beyle quelle 
était sa politique et voici la réponse qu'il leur fît : « Dès 
que je serais au pouvoir, je réimprimerais les livres des 
émigrés déclarant que Napoléon a usurpé un pouvoir 
qu'il n'avait pas en les rayant. Les trois quarts sont 
morts, — je les exilerais dans les départements des Pyré- 
nées et deux ou trois voisins. Je ferais cerner ces quatre 
ou cinq départements par deux ou trois petites armées 
qui, pour Tefl'et moral, bivouaqueraient au moins six 
mois de l'année. Tout émigré qui sortirait de là serait 
impitoyablement fusillé. — Leurs biens rendus par Na- 
poléon, vendus en morceaux non supérieurs à deux ar- 
pents. — Les émigrés jouiraient de pensions demille, 
deux mille et trois mille francs par an^ Ils pourraient 
choisir un séjour dans les pays étrangers. » 



ET LES SALONS DE LA RESTAL^ATION XIII 

Les figures de MM. Thurot et de Tracy s'allongeaient 
pendant l'explication de ce plan. Tant d'audace était un 
crime impardonnable. 

Nous arrivons au second grief de M. de Tracy. 

Un jour, une dame, que Stendhal appelle Céline, lui 
dit : « M..., l'espion, a dit chez M. de Tracy. — Ah ! voilà 
« M. Beyle qui a un habit neuf, on voit bien que Madame 
« Pasta vient d'avoir un bénéfice ». 

c Cette bêtise plut. M. de Tracy ne me pardonnait pas 
ma liaison publique (autant qu'innocente) avec cette 
actrice célèbre >. 



IV 



Madame Sarah-Bernhardt a fait un jour un joli et triste 
conte (1), dont la morale est que seuls des gens de ta- 
lent les acteurs mouraient tout entiers. Qui donc aujour- 
d'hui parle de la Pasta? Et pourtant son succès 
fut immense — le Tout-Paris de la Restauration alla 
l'entendre; et ce fut l'unique actrice que Ton osât jamais 
comparer à Talma. 

Le grand tragédien la reconnut presque pour rivale. 
« Talma n'a pas balancé à dire une chose vraie, sans 
pour cela qu'il compromît la valeur de son mérite. Il ré- 
pétait souvent, en parlant de madame Pasta, qu'elle fai- 
sait naturellement ce que, lui, n'était parvenu à faire 
qu'à force de travail et à la fin de sa carrière (2). » 

Beyle aussi essaye une comparaison entre la canta- 
trice et Talma; ce morceau résume admirablement 
toutes les impressions du dilettante qu'on trouve épar- 
ses dans la Vie de Rossini (3) et dans les Mélançies d'art 
et de littérature, œuvre posthume publiée en 1867 par R. 
Colomb. 

(1) Album dé Murcie, 

(2) Souvenirs inédils de Delécluze^ {Revue Rétrospective, dixième 
semestre, 1889) — p. 265. 

(3) Le Chapitre 35 est entièrement consacré à la Pasta. 

*2 



XIV STENDHAL 

« Ma grande affaire, comme celle de tous mes amis en 
1821, était VOperaBnffa. Madame Pasta y jouait Tan- 
crède^ Othello^ Roméo'et Juliette, d'une façon qui non 
seulement n'a jamais été égalée, mais qui n'avait certai- 
ment jamais été prévue par les compositeurs de ces 
opéras. 

« Talma, que la postérité élèvera peut-être si haut, 
avait Tâme tragique, mais il était si bête qu'il tonvbait 
dans les affectations les plus ridicules... Le succès de 
Talma commença par la hardiesse, il eut le courage d'in- 
nover, le seul des courages qui soit étonnant en France..:. 

« Il n'y avait de parfait* dans Talma que sa tête et son 
regard vafjue. ; 

« Je trouvai le tragiijue qui me convenait dansKean (1) 
et je l'adorai. Il remplit mes yeux et mon cœur. Je vois 
encore là devant moi Richard III et Othello. 

(( Mais le tragique dans une femme, où pour moi il est 
le ])lus touchant, je ne l'ai trouvé que chez madame Pasta, 
et là, il était pur, parfait, sans mélange. Chez elle, elle 
était silencieuse et impassible. En rentrant, elle passait, 
deux heures sur son canapé à pleurer et à avoir des accès 
de nerfs. 

« Toutefois, ce talent tragique, était mêlé avec le ta- 
lent de chanter. L'oreille achevait l'émotion commencée 
par les yeux (2). » 

Une dizaine d'années plus tard, George Sand, voya- 
geant en compagnie d'Alfred de Musset, entendit la 
Pasta à Venise — et ses impressions notées dans l'His- 
toire de ma vie, montrent que Beyle n'exagère rien. Sten- 
dhal ne nous donne pas de portrait physique de la 
Pasta. George Sand, moins psychologue, la décrit avec 
quelque détail, aussi le passage suivant sera-t-il bien à 
sa place ici : 

« La Pasta était encore belle et jeune sur la scène. Pe- 
tite, grasse et trop courte de jambes, comme le sont beau- , 
coup d'Italiennes, dont .le buste magnifique semble avoir 

(1) Beylc avait entendu Kean à Londres, en 1821. 

(2) On dirait que Beyle avait devant lui la médaille frappée en 
1829, à rcftigie de la Pasta et sur laquelle on lit : « Sublime n^ 
canlo, unica neWazione, » 



I 
I 



I 



ET LES SALONS DE LA RESTAURATION * XV 

été fait aux dépens du reste, elle trouvait le moyen de 
paraître grande et d'une allure dégagée, tant il y avait de 
noblesse dans ses attitudes et de science dans sa panto- 
mime. Je fus bien désappointée de la rencontrer le len- 
demain, debout sur sa gondole, et habillée avec là trop 
stricte économie, qui était devenue sa préoccupation 
constante. Cette belle tête de camée que j'avais vue de 
près aux funérailles de Louis XVlII,sifine et si veloutée, 
n'était plus que Tombre d'elle-même. Sous son vieux 
chapeau et son vieux manteau, on eût pris la Pasta pour 
une ouvreuse de loges. Pourtajit elle fit un mouvement 
pour iadiquer à son gondolier l'endroit où elle voulait 
aborder, et dans ce geste, la grande reine, sinon la divi- 
nité, reparut (1). » 

L'amour de Beyle pour l'Italie et pour la musique — et 
aussi l'espoir de rencontrer des Milanais qui lui parleraient 
de Métilde — le conduisirent tout naturellement chez 
la Pasta. De plus, Stendhal était là dans l'atmos- 
phère qui lui convenait pour écrire la Vie de Rossini^ 
qui parut en 1824. 

Beyle habitait alors l'hôtel des Lillois, rue de Richelieu, 
n® 63 — dans cette môme maison demeurait la célèbre 
cantatrice. Le soir, en sortant de quelque réunion mon- 
daine ou du théâtre, vers minuit, il entrait chez la 
Pasta, où se donnait rendez-vous une nombreuse société 
— J.-J. Ampère, Fauriel, entre autres, et tous les Italiens 
plus ou moins exilés de passage à Paris. « 

Beyle, silencieux, rêveur, dans ce salon, songeait 
moins à la femme qu'à l'artiste — non qu'il le voulût 
peut-être, mais il avait vu et compris que tel devait 
être son rôle. Il s'explique très sincèrement sur sa pré- 
tendue liaison avec la Gîuditta . 

Gomme le cpmte de Tracy, la Pasta fut une de 
ces personnes auxquelles Stendhal eut le malheur de vou- 
loir trop plaire. Il en prit son parti et se consola de ce 
que «la chose se fût bornée àlaplus stricte et plus dévouée 
amitié, » de part et d'autre. t 

(1) Histoire de ma vîe^ cinquième partie, chapitre III. 



XVI STENDHAL 

Mais Bcyle n'en resta pas moîns^ aux yeux de la société 
de la rue d'Anjou, Famant de la cantatrice. 

L'opinion qu'on avait de Stendhal était toujours ex- 
trême — il a eu de vrais amis et de vrais ennemis ; les 
amis étaient ceux qui le connaissaient — les ennemis 
ceux qui le connaissaient mal. Sainte-Beuve, qui ne peut 
être accusé de tendresse pour Beyle, nous donne là- 
dessus un précieux témoignage. « Que cet homme, qui 
passait pour méchant auprès de ceux qui le connaissaient 
peu, était aimé de ses amis ! Que je sais de lui des traits 
délicats et d'une âme toute libérale ! (1) » Et les mêmes 
amis, les mêmes ennemis existent, encore aujourd'hui, 
qu'on peut diviser en catégories analogues. 

Beyle raconte, dans la Vie de Henri Brulard, que 
chez certaines personnes, il ne pouvait plus dire qu'il 
avait vu passer un cabriolet jaune dans la rue sans avoir 
le malheur d'offenser mortellement les hypocrites et 
môme les niais. Il eut à sublir de réels affronts : madame 
de Lamartine, à Florence, évita de le recevoir (2). 
Cette réputation, exagérée à plaisir, lui valut le sur- 
nom de Méphistophélès, que lui donnèrent quelques- 
uns de ses amis. « Au fond, dit-il, je surprenais ou scan- 
dalisais toutes mes connaissances; j'étais un monstre ou 
un dieu. » 

Et ces jugements sur l'homme ressemblaient fort aux 
jugements qu'on portait sur le littérateur. 

Ainsi, pour bien des gens, Beyle n'était qu*un ignorant. 
Il n'avait pas, il est vrai, une science très sûrOj mais au 
moins il avait beaucoup d'esprit et incontestablement 
beaucoup d'idées personnelles, quoique discutables par- 
fois. 11 n'apprenait jamais aux autres que ce qu'il avait 
senti ou éprouvé lui-même — est-ce là pourtant un mé- 
rite médiocre ? Au sujet de cette réputation d'ignorance 
il raconte une jolie anecdote : « Un des étonnements du 
comte Daru était que je pusse écrire une page qui fît 
plaisir à quelqu'un. Un jour, il acheta de Delaunay, qui 
me l'a dit, un petit ouvrage de moi qui, à cause de 1 épui- 

# 

(1) Nouveaux Lundis, vol. III, article sur Delécluze. 

(2) Le fait m'a été rapporté par M Emile Chasles, fils de Phila- 
rète Chasles. 



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ET LES SALONS DE LA RESTAURATION XVII 

sèment de l'édition, se vendait quarante francs. Son 
étonnement fut à mourir de rire, dit le libraire. 

— c Comment ! quarante francs ! 

— « Oui, M. le comte, et par grâce ; et vous ferez plai- 
sir au marchand en ne le prenant pas à ce prix. 

— c Est-il possible ! disait l'Académicien en levant les 
yeux au ciel : Cet enfant, ignorant comme une carpe ! 

< Il était parfaitement de bonne foi. Les gens des anti- 
podes, regardant la lune lorsqu'elle n'a qu'un petit crois- 
sant pour nous, se disent : Quelle admirable clarté ! la 
lune est presque pleine ! M. le comte Daru, membre de 
l'Académie française, associé de l'Académie des scien- 
ces, etc., etc., et moinous regardions le cœur de l'homme, 
la nature, etc., de côtés opposés. » 

Et par ce petit récit, ne pouvons-nous pas, en même 
temps, nous faire une idée de la conversation de Beyle? 
N'est-ce pas là un charmant spécimen de sa façon ingé- 
nieuse d'expliquer les choses, ce qui pour lui est presque 
toujours s'expliquer soi-même. 

C'est dans cet égoïsme psychologique qu'il excelle, 
et nous ne lui en ferons pas un reproche. 

Un de ses amis nous dit, dans une notice peu connue : 
< Jamais il ne sut ce que c'était que Tesprit préparé. Il 
inventait en causant tout ce qu'il disait... il trouvait à 
chaque instant de ces traits imprévus qui ne peuvent 
être le résultat de l'étude (1). » 

L'anecdote sur le comte Daru ne répond-elle pas à ce 
joli signalement que nous donne Arnould Frémy ? 

Beyle n'avait pas porte ouverte seulement chez M. de 
Tracy — Mme Cabanis ou la Pasta, il était encore reçu 
chez M. Cuvier, chez Mme Ancelot, chez le baron Gé- 
rard, chez Mme deCastellane, où il rencontre Thiers qu'il 
trouve trop effronté, bavard, Mignet, sans esprit. Dé- 
ranger qu'il admire pour son caractère, Aubcrnon et 
Beugnot. Mais il sera plus intéressant de parler des di- 
manches de Delécluze, le critique d'art des Débats^ 
où Stendhal se montre sous un jour nouveau. 

(i) Arnould Frémy : Souvenirs anecdotiques sur Stendhal (Re- 
vue de Paris j 11 septembre 1855). 

*2. 



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XVIII STENDHAL 



Chez Etienne Dehécluze, Beyle devait rencontrer la so- 
ciété qui lui convenait. Dans le salon de la rue d'Anjou, 
il était glacé par la froideur de M. de Tracy, chez Mme 
Cabanis, gêné par le ton bourgeois; et enfin, chez la 
Pasta il se laissait aller au « bonheur du silence » ; — il 
lui suffisait d'ébouter les autres et d'entendre bourdon- 
ner à ses oreilles ces syllabes milanaises qui l'attendris- 
saient. ' , ' 

Aux réunions de Deléçluze, il trouva enfin la liberté 
d'allure et' le franc parler dont il avait besoin pour être 
tout à fait ïui-mème. 

Ces réceptions du dimanche, composées d'hommes 
exclusivement, étaient fort suivies et très brillantes. Nous 
le savons non seulement par Béyle, mais par Deléçluze 
qui, dans ses Souvenirs de soixante années, nomme 
tous des amis ■^- et la seule liste de ces personnes 
prouve combien il dut se dépenser d'esprit dans le mo- 
deste appartement du journaliste. 
' On y voyait J.-J. Aïnpère, le critique en voyage^ 
comme il s'est intitulé dans quelques-uns de ses livres où 
il initiait les français aux littératures étrangères ; Albert 
Stapfer, l'élève de Guizot; Sautelet, cet intelligent li- 
braire-éditeur, qui eut une fin tragique à laquelle Méri- 
mée fait allusion dans sa brochure sur Stendhal ; Paul- 
Louis Courier, dont les conseils encouragèrent Beyle à 
publier Racine et Shakespeare ; le baron de Mareste 
l'homme du monde de ce cénacle de gens de lettres, où 
il avait un rôle charmant : écouter et comprendre ; Adrien * 
de Jussieu, le silencieux botaniste qui était la ga/erie et 
disait en prenant congé du maître de la maison : « Ils 
ont été bien amusants aujourd'hui » ou <( ça n'a pas été 
aussi amusant que dimanche dernier. » Et enfin, the 
last and not the least, Profeper Mérimée, que Beyle avait 
rencontré, en 1821, chez Joseph Lingay, le professeur 
de rhétorique du futur auteur de Colomba. La première 



i* 



ET LES SALONS DE LA RESTAURATION XIX 

impression de Stendhal ne fut pas très favorable. « Pauvre 
jeune homme en redingote grise et si laid avec son nez 
retroussé » dit-il de Mérimée. Et il ajoute : (c ce jeune 
homme avait quelque chose d'effronté et d'extrêmement 
déplaisant, ses yeux petits et sans expression avaient 
un air toujours le même et cet air était méchant. Telle 
fut la première vue du meilleur d^ mes amis actuels. 
Je ne suis pas trop sûr de son cœur, maiSjje suis sûr 
de ses talents. )) 

« Je ne sais, dit Stendhal, qui me mena chez M. de 
L'Etang — (c'est le pseudonyme transparent qu'il donne à 
Delécluze). — 11 s'était fait donner un exemplaire de l'His- 
toire de fia Peinture en Italie, sous prétexte d'un 
compte- rendu dans le Lycée — un de ces journaux éphé- 
mères qu'avait créé à Paris le succès de VEdinburgh 
Review. 

« Il désira me connaître, on me mena aonc chez M. de . 
L'Etang, un dimanche à deux heures C'est à cette heure 
incommode qu'il recevait, il tenait donc académie ^u 
sixième étage d'une maison qui lui appartenait à lui et à 
ses sœurs, rue Gaillon. » Beyle se trompe, il ne faut ja- 
mais trop se fier à lui quand il s'agit de « descriptions 
matérielles, » — la maison de Delécluze était rue de 
Chabanais, au coin de la rue Neuve-des-Petits-Ghamps 
et l'appartement au quatrième. Mais continuons : 
« De ses petites fenêtres, on ne voyait cpi'une forêt 
de cheminées en plâtre noirâtre. C'est pour moi une 
des vues les plus laides, mais les quatre petites 
•chambres qu'habitait M. de L'Etang étaient ornées de 
gravures et d'objets d'art curieux et agréables. Il y avait 
un superbe portrait du cardinal de Richelieu que je 
regardais souvent. A côté était la grosse figure lourde, 
pesante, niaise de Racine. C'était avant d'être aussi 
gras que ce grand poète avait éprouvé les sentiments 
dont le souvenir est indispensable pour faire Andro- 
maque ou Phèdre. i> 

Nous retrouvons ici le ton sarcastique de Racine et Sha- 
kespeare, cette brochure que Stendhal allait publier; c'est 
chez Delécluze que Beyle « la trompette ^ la fois et le 
général d'avant-garde de la nouvelle révolution litté- 






XX STENDHAL 

raire (!•) » discuta les théories condensées dans ces quel- 
ques pa^es aggressives, l'un des premiers documents à 
consulter pour Thistoire du romantisme. 

Passons maintenant à Delécluze lui-même et à son en- 
rage. <( Je trouvai chez M. de L'Etang, devant un petit 
mauvais feu, car ce fut, ce me semble, en février 1822 
qu'on m'y mena — huit ou dix personnes qui parlaient 
de tout, je fus frappé de leur bon sens, de leur esprit, et 
surtout du tact fin du maître de la maison qui, sans qu'il 
y parût, dirigeait la discussion de façon à ce qu'on ne 
parlât jamais trois à la fois ou que l'on n'arrivât pas à de 
tristes moments de silence. » 

Beyle, en somme, a été assez malmené par Delécluze 
dans ses Souvenirs de soixante années, au point que 
Sainte-Beuve, prend la défense de Stendhal (2). Il trouve 
Delécluze souverainement injuste pour Beyle. 

« Sa sévérité étrange, ajoute-t-il, pour un si ancien 
ami et un si piquant esprit appelle la nôtre à son égard 
et la justifierait, s'il en était besoin — ». Et en note, ce 
post-scriptum qui se cache pour être mieux vu : « Je sais 
quelqu'un qui a dit : 

(( Delécluze est parfois un béotien émoustillé, mais il y 
a toujours le béotien. » 

Stendhal ne pouvait pas ne pas voir le béotien qu'il y 
avait en Delécluze — mais ce n'est qu'après avoir dit tout 
le bien possible de son nouvel ami qu'il laisse entrevoir 
ce côté ridicule du personnage : « M. de L'Etang, dit-il, 
est un caractère dans le genre du bon vicaire de Wake- 
field. Il faudrait pour en donner une idée toutes les demi- 
teintes de Goldsmith ou d'Addison. 

« Il a toutes les petitesses d'un bourgeois. S'il achète 
pour trente-six francs une douzaine de mouchoirs chez le 
marchand du coin, deux heures après, il croit que ses 
mouchoirs sont une rareté, et que pour aucun prix on ne 
pourrait en trouver de semblables à Paris. » 

Peut-on noter un travers avec plus d'imprévu et plu 
d'esprit? Il serait trop cruel pour Delécluze de re- 

(1) HaÎQte-Beuve, Nouveaux Lundis, m, p. 109. 

(2) Sur les Souvenirs de soixante années de Delécluze, voir Nou^ 
veaux lundis, vol. 3. 



/ 



ET LES SALONS DE LA RESTAURATION XXI 

transcrire ici quelques uns de ses l'ugements sur Sten- 
dhal. 

Et Beyle se résume en une page exquise, dans laquelle 
oubliant le béotien, il ne voit plus que le plaisir qu'il a 
éprouvé dans « l'Académie » de la rue de Chabanais. 

€ Je ne saurais exprimer trop d'estime pour cette so- 
ciété. Je n*ai jamais rien rencontré, je ne dirai pas de 
supérieur, mais même de comparable. Je fus frappé le 
premier jour et vingt fois peut-être pendant les trois ou 
quatre ans qu'elle a duré, je me suis surpris à faire ce 
môme acte d'admiration, 

« Une telle société n'est possible que dans la patrie de 
Voltaire, de Molière, de Courier 

€ La discussion y était franche sur tout et avec tous. 
On était poli chez M. de L'Etang,* mais à cause de lui. Il 
était souvent nécessaire qu'il protégeât la retraite des 
imprudents qui, cherchant une idée nouvelle, avaient 
avancé une absurdité trop marquante. » 

C'est chez Delécluze que Beyle lança pour la première 
fois ces mots brillants qui firent sa réputation d'homme 
d'esprit et qu'on retrouve dans sa correspondance et ail- 
leurs : 

Le principe du romantisme «estd'administrerau public 
la drogue juste qui lui fera plaisir dans un lieu et à un 
moment donnés. » Définition que Baudelaire a prise pour 
lui et à son compte. 

Et la contre-partie : « Le classicisme présente aux 
peuplés la littérature qui donnait le plus grand plaisir 
possible à leurs arrière-grands pères. » 

€ L'Alexandrin un cache-sottise. » 

C'est là aussi qu'il scandalisa bien des gens par des 
théories païennes dans lesquelles il entre beaucoup plus 
d'enfantillage et d'impertinence que de conviction pro- 
fonde; ici Beyle est la dupe de ses préjugés; à cet égard 
il a tenu à se montrer irréconciliable devant ses contem- 
porains. 



i 



XXII STENDHAL 

• Dans ses œuVres et même ses œuvres (comme la V\ 
de Henri Brulard ou les Souvenirs d'Egotisirii 
écrites librement, puisqu'elles ne devaient être publiée 
selo^ son désir, qu'après sa mort, à le bien lire, il n'ai 
pas l'homme que nous laissent entrevoir George Sand (i 
et Mérimée. 

Mérimée si fin, si perspicace, semble avoir été dupé 
son tour, et avoir cherché à prendre trop au sérieux eei 
taines boutades de son ami. 



VI 



C'était pour Beyle un apprentissage, que cette vie d 
Paris, dans ces mondes très différents. II se révéla eau 
seur plein d'idées nouvelles et de formules inédites, che 
les uns; chez les autres — contre-partie naturelle — i 
fut jugé homme dangereux et révolutionnaire en moral 
autant qu'en politique. 

Pour lui la question n'était pas là. Il laissait dire, et s 
contentait d'observer, préoccupé constamment de trou 
ver « la théorie du cœur humain » et de « peindre ce ccBa 
par la littérature. » 

Il s'essayait sur ce public restreint, ne se donnant pa 
tout entier; il conservait toute son indépendance. 

Jamais il ne voulut cultiver un salon, cela contra 
riait trop ses habitudes. Il faisait des apparitions et n'é 
tait jamais assidu. Il ne songeait pas à s'assurer un 
situation , comme on l'a dit, il n'était déjà plus ambitieux qu 
littérairement. Aussi sac rifîà-t-il tout à cette passion dom: 
nante. En ne se mêlant pas trop aux coteries, il su 
garder toute son originalité pour le jour où, enfin, maîtr 
de lui-même, il se résume en une œuvre — une œuvr< 
capitale qui ne pouvait être pensée et conçue qu'aprèi 
une longue expérience. 

C'est en 1830 qu'il écrira le Rouge et le Noir y avan 

(1) Histoire de ma Vie, 5* partie, ch. 3. 



ET LES SALONS DE LA RESTAURATION ^ ixill 

de s'exiler à Civita-Vecchia, avant d'aller occujjer son 
poste modeste de consul de France dans cetfe |riste 
ville italienne. ."^ - 

Stendhal dira, en 1835, après avoir réfléchi à la âîtuàtion 
qu'il aurait pu obtenir, s'il avait su profiter de ses re|atjons ; 
4 « Je regrette peu l'occasion perdue. Au lieu ^e^ dix, 
i j'aurais vingt mille, au lieu de chevalier, je seraisrofficier 
de la Légion d'honneur, mais j/auraia pensé trois ou * 
quatre heures par jour à ces platitudes d'ambition qu'on* 
décore du nom de pojitique; j'aurais fait beaucoup de 

bassesses 

(( La seule chose, que je regrette, c'est le séjouç de 
Paris. )) *•* 

Et il se reprend bien vite : « Mais je serais las de Paris, 
en 1836, comme je suis las de ma solitude, parmi les sau- 
vages de Civita-Vecchia (1). » ^ 

Ainsi, il a le bonheur de garaer un plus agréable sou- 
venir de ses années passées dans les cercles ïittéraifes de 
P^ris, car il ne croyait pas qu'il n'est pire misère que 
dé se rappeler les temps heureux dans les jours de dou- 
leur ; comme Alfred de Musset, il reniait cette pensée du 
poète florentin. 



► 



Casimir Stryienski. 



Jersey, septembre 1892. 



)■ 



(1) Vie de Henri Brulard, 



* 



SOUVENIRS D'ÉGOTISME 



CHAPITRE PREMIER («) 



Mero (2), 20 juin 1832. 

Pour employer mes loisirs dans cette terre étran- 
gère, j'ai envie d'écrire un petit mémoire de ce qui 
m'est arrivé pendant mon dernier voyage à Paris, du 
21 juin 1821 au ...novembre 1830 ; c'est un espace 
de neuf ans et demi. Je me gronde moi-même depuis 
deux mois, depuis que j'ai digéré la nouveUieté de ma 
position pour entreprendre un travail quelconque. 
Sans travail, le vaisseau de la vie humaine n'a point 
de lest. 

J'avoue que le courage d'écrire me manquerait si 
je n'avais pas l'idée qu'un jour ces feuilles paraîtront 



(1) ËQ note, sur la première page du manuscrit : « A n'im- 
primer que dix ans au moins après mon départ, par délica- 
tesse pour les personnes nommées. Cependant les deux tiers 
sont mottes dès aujourd'hui. » 

(2) Anagramme de Rom«. 

i 



2 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

imprimées et seront lues par quelque âme quej'aime, 
par un être tel que Madame Roland ou M. Gros, le 
géomètre (1). Mais les yeux qui liront ceci s'ouvrent à 
peine à la lumière, je suppose que mes futurs lecteurs 
ont dix ou douze ans. 

Ai-je tiré tout le parti possible, pour mon bon- 
heur, des positions où le hasard m'a placé pendant 
les neuf ans que je viens de passer à Paris? Quel 
homme suis-je ? Ai-je du bon sens? Ai-je du bon sens 
avec profondeur ? 

Ai-je un esprit remarquable ? En vérité, je n'en 
sais rien. Encore par ce qui m'arrive au jour le jour, 
je pense rarement à ces questions fondamentales, 
et alors mes jugements varient comme mon humeur. 
Mes jugements ne sont que des aperçus. 

Voyons si, en faisant mon examen de conscience, 
la plume à la main, j'arriverai à quelque chose de 
positif et qui reste longtemps vrai pour moi. Que 
penserai-je de ce que je nie sens disposé à écrire en 
le relisant vers 1835, si je vis? Sera-ce comme pour 
mes ouvrages imprimés? J'ai un profond sentiment 
de tristesse quand, faute d'autre livre, je les relis. 

Je sens, depuis un mois que j'y pense, une répu- 
gnance réelle à écrire uniquement pour parler de 
moi, du nombre de mes chemises, de mes accidents 
d'amour-propre. D'un autre côté, je me trouve loin 
de la France (2), j'ai lu tous les livres qui ont pénétré 
dans ce pays. Toute la disposition de mon cœur était 

. (i) Le professeur de mathématiques de Beyle. Voir Vi& de 
Henri Brulard. 

(2) Il était alors consul de France dans les États romains et 
résidant à Givita-Vecchia. (Note de Beyle.) 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 



d^'écrire un livre d'imagination - sur une intrigue 
d'amour arrivée à Dresde, en août 1813, dans une 
maison voisine de la mienne, mais les petits devoirs 
de ma place m'interronipent assez souvent, ou, pour 
mieux dire, je ne puis jamais, en prenant mon papier, 
être sûr de passer une heure sans être interrompu. 
Cette petite contrariété éteint net l'imagination chez 
moi. Quand je reprends ma fiction, je suis dégoûté 
de ce que je pensais. A quoi un homme sage répon- 
dra qu'il faut s.e vaincre soi-même. Je répliquerai : 
il est trop tard, j'ai 4, ans; après tant d'aventures, 
7 il est temps de songer à achever la vie le moins mal 

possible. 
. Ma principale objection n'était pas la vanité qu'il y a 

j à écrire sa vie. Un livre sur un tel sujet est comme 
* tous les autres; on l'oublie bien vite, s'il est en- 
[ nuyeux. Je craignais de déflorer les moments heu- 
! reux que j'ai rencontrés, en les décrivant, en les • 

anatomisant. Or, c'est ce que je ne ferai point, je sau- 
? terai le bonheur. 

I Le génie poétique est mort, mais le génie du soup^ 

çon est venu au monde. Je suis profondément con- 
vaincu que le seul antidote qui puisse faire oublier au 
lecteur les éternels Je que l'auteur va écrire, c'est 
une parfaite sincérité. 

Aurai-je le courage de raconter les choses humi- 
liantes sans les sauver par dés préfaces infinies? Je 
l'espère. 

Malgré les malheurs de mon ambition, je ne me 

crois point persécuté par eux, je les regarde comme 

des machines poussées, en France, par la Vanité et 

.ailleurs par toutes les passions, la vanité y comprise. 

Je ne me connais point moi-même, et c'est ce qui. 



i 



4 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

quelquefois, la nuit, quand j'y pense, me désole. 
Ai-je su tirer un bon parti des hasards au milieu 
desquels m'a jeté et la toute-puissance de Napoléon 
(que toujours j'adorai) en 1810, et la chute que nous 
fimes dans la boue en 1814, et notre effort pour en 
sortir en 1830? Je crains bien que non, j'ai agi par 
humeur, au hasard. Si quelqu'un m'avait demandé 
conseil sur ma propre position, j'en aurais souvent 
donné un d'une grande portée; des amis, rivaux d'es- 
prit, m'ont fait compliment là-dessus. 

En 1814, M. le comte Beugnot, ministre de la po- 
lice, m'offrit la direction de l'approvisionnement de 
Paris. Je ne sollicitais rien, j'étais en admirable 
position pour accepter, je répondis de façon à ne 
pas encourager M. Beugnot, homme qui a de la 
vanité comme deux Français ; il dut être fort cho- 
qué. 

L'homme qui eut cette place s'en est retiré au bout 
de quatre ou cinq ans, las de gagner de l'argent, et, 
dit-on, sans voler. L'extrême mépris que j'avais pour 
les Bourbons — c'était pour moi, alors, une boue fé- 
tide — ^^me fît quitter Paris peu de jours après n'avoir 
pas accepté l'obligeante proposition de M. Beugnot. 
Le cœur navré par le triomphe de tout ce que je mé- 
prisais et ne pouvais haïr, n'était rafraîchi que par 
un peu d'amour que je commençais à éprouver pour 
madame la comtesse Dulong, que je voyais tous les 
jours chez M. Beugnot et qui, dix ans plus tard, a 
eu une grande part dans ma vie. Alors elle me distin- 
guait, non pas comme aimable, mais comme singu- 
lier. Elle me voyait l'ami d'une femme fort laide et 
d'un grand caractère, madame la comtesse Beugnot. 
Je me suis toujours repenti de ne pas l'avoir aimée. 



SOUVENIRS D*É60T1SME $ 

Quel plaisir de parler avec intimité à un être de cette 
portée ! 

Cette préface est bien longue, je le sens depuis trois 
pages; mais je dois commencer par un sujet si triste 
et si difficile que la sagesse me saisit déjà, j'ai pres- 
que envie de quitter la plume. Mais, au premier mo- 
ment de solitude, j'aurais des remords. 

Je quittai Milan pour Paris, le., juin 1821, avec 
une somme de 3,500 francs, je crois, regardant 
comme unique bonheur de me brûler la cervelle 
quand cette somme serait finie. Je quittais, après 
trois ans d'intimité, une femme que j'adorais, qui 
m'aimait et qui ne s'est jamais donnée à moi. 

J'en suis encore, après tant d'années d'intervalle, 
à deviner les motifs de sa conduite. Elle était haute- 
ment déshonorée, elle n'avait cependant jamais eu 
qu'un amant ; mais les femmes de la bonne compa- 
gnie de Milan se vengeaient de sa supériorité. La pau- 
vre Métilde ne sut jamais ni manœuvrer contre cet 
ennemi, ni le mépriser. Peut-être un jour, quand je 
serai bien vieux, bien glacé, aurai-je le courage de 
parler des années 1818, 1819, 1820, 1821. 

En 1821, j'avais beaucoup de peine à résistera la 
tentation de me brûler la cervelle. Je dessinais un 
pistolet à la marge d'un mauvais drame d'amour que 
je barbouillais alors (logé casa Âcerbi). Il me semble 
que ce fut la curiosité politique qui m'empêcha d'en 
finir; peut-être, sans que je m'en doute, fut-ce aussi 
la peur de me faire mal.EnfinjepriscongédeMétilde. 

— Quand reviendrez-vous, me dit-elle? 

— Jamais, j'espère (1). 

Il y eut là une dernière heure de tergiversations et 

(1) Voir ce volame, p. 275. 

1. 



6 Souvenirs d'égotisme 

de vaines paroles; une seule eût pu changermavîë fu- 
ture, hélas ! paspourbien longtemps. Cette âme angéli- 
que, cachée dans un sibeaucorps,aquitté la vieen 1825. 

Enfin, je partis dans l'état qu'on peut imaginer. 
J'allais de Milan à Gomo, craignant à chaque instant 
et croyant lùême que je rebrousserais chemin. 

Cette ville où je croyais ne pouvoir demeurer sans 
mourir, je ne pus la quitter sans me sentir arracher 
l'âme ; il me semblait que j'y laissais la vie, que dis- 
je, qii'était-ce que la vie auprès d'elle? J'expirais à 
chaque pas que je faisais pour m'en éloigner. Je ne 
respirais qu'en soupirant (Shelley) (1). 

Bientôt je fus comme stupide, faisant la conver- 
sation avec les postillons et répondant sérieusement 
aux réflexions de ces gens-là sur le prix du vin. Je 
pesais avec eux les raisons qui devaient le faire 
augmenter d'un sou ; ce qu'il y avait de plus affreux, 
c'était de regarder en moi-même. Je passai à Airolo, 
à Bellinzona, à Lugano (le son de ces noms me fait 
frémir même encore aujourd'hui — 20 juin 1832). 

J'arrivai au Saint-Gothard, alors abominable (exac- 
tement comme les montagnes du Cumberland dans 
le nord de l'Angleterre, en y ajoutant des précipices). 
Je voulus passer le Saint-Gothard à cheval, espérant 
un pe\ji que je ferais une chute qui m'écorcherait à 
fond, et que cela me distrairait. 

Quoique ancien officier de cavalerie, et quoique 
j'aie passé nia vie à tomber de cheval, j'ai horreur 
<ies chutes sur des pierres roulantes, et cédant sous 
le poids du cheval (2) * 

{i) C'est sang doute la première fois qu'iin Français écrivait 
le nom du grand poète anglais. 
(2) Voir Vie de Henri Drulard, ch. XXXII. 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 



Le courrier avec lequel j'étais finit par m'arrêler 
et par me dire que peu hii importait de ma vie, mais 
que je diminuerais son profit, et que personne ne 
voudrait plus venir avec lui quand on saurait qu'un 
de ses voyageurs avait roulé dans le précipice. 

— Hé quoi! n'avez-vouspasdevinéquej'ailaV.....? 
lui dis-je, je ne puis pas marcher. 

J'arrivai avec ce courrier maudissant son sort jus- 
qu'à Altorf. J'ouvrais des yeux stupides sur tout. Je 
suis un grand admirateur de Guillaume Tell, quoique 
les écrivains ministériels de tous les pays prétendent 
qu'il n'a jamais existé. A Altorf, je crois, une mauvaise 
statue de 1 ell, avec un jupon de pierre, me toucha, 
précisément parce qu'elle était mauvaise. 

Voilà donc, me disais-je avec une douce mélancolie 
succédant pour la première fois à un désespoir sec, 
voilà donc ce que deviennent les plus belles choses 
aux yeux des hommes grossiers. Telle était Métilde 
au milieu du saJon de madame Traversi. 

La vue de cette statue m'adoucit un peu. Je 
m'informai du lieu où était la chapelle de Tell. 

— Vous la verrez demain. 

Le lendemain, je m'embarquai en bien mauvaise 
compagnie : des officiers suisses faisant partie de la 
garde de Louis XVIII, qui se rendaient à Paris (1). 

La France, et surtout tes environs de Paris, m'ont 
toujours déplu, ce qui prouve que je suis un mauvais 
Français et un méchant, disait plus tard, Mlle Sophie 
belle-fille de M. Cuvier. 

(1) En note : c Ici quatre pages de descriptions de Altorf à 
Gersau» Lucarne, bâle, Belfort, Langres, Paris ; — occupé de 
moral» la descriptiou physique m'ennuie. 11 y a deux ans que 
je n'ai écrit douze pages comme ceci. > 



s SOUVENIRS D'ÉGOTISME 

Mon cœur se serra tout à fait en allant de Bâie à 
Belfort et quittant les hautes, si ce n'est les belles 
montagnes suisses pour l'affreuse et plate misère de 
la Champagne. 

Que les femmes sont laides à (1), village où 

je les vis en bas bleus et avec des sabots. Mais, plus 
tard, je me dis : quelle politesse, quelle affabilité, 
quel sentiment de justice dans leur conversation 
villageoise ! 

Langres était située comme Volterre (2), ville 
qu'alors j'adorais, — elle avait été le théâtre d'un de 
mes exploits les plus hardis dans ma guerre contre 
Métilde. 

Je pensai à Diderot, — fils, comme on sait, d'un 
coutelier de Langres. — Je songeai à Jacques le Fa- 
talistey le seul de ses ouvrages que j'estime, mais je 
l'estime beaucoup plus que le Voyage (TAnachar sis y 
le Traité des Etudes ^ei cent autres bouquins estimés 
des pédants. 

Le pire des malheurs, m'écriai-je, serait que ces 
hommes si secs, mes amis, au milieu desquels je vais 
vivre, devinassent ma passion, et pour une femme 
que je n'ai pas eue! 

Je me dis cela en juin 1821, et je vois en juin 1832, 
pour la première fois, en écrivant ceci, que cette 
peur, mille fois répétée, a été, dans le fait, le prin- 
cipe dirigeant de ma vie pendant dix ans. C'est par 
là que je suis venu à avoir de r esprit ^ chose qu 



(i) En blanc dans le manuscrit. 

(2) Voir sur Volterre les premières pages des Sensatio 
d'Italie de Paul Bourget. 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 9 

était le bloc, la butte de mes mépris à Milan, en 1818, 
quand j'aimais Mé tilde. 

J'entrai dans Paris, que je trouvai pire que laid, 
insultant pour ma douleur , avec une seule idée : 
n'être pas deviné. 

Je me logeais à Paris, rue Richelieu, Hôtel de 
Bruxelles, n*^47, tenu par un M. Petit, ancien valet 
de chambre de M. de Damas (1). 

La politesse, la grâce, Tà-propos de ce M. Petit, 
son absence de tout sentiment, son horreur pour tout 
mouvement de l'âme qui avait de la profondeur, son 
souvenir vif pour des jouissances de vanité qui 
avaient trente ans de date, son honneur parfait en 
matière d'argent, en faisaient, à mes yeux, le modèle 
parfait de l'ancien Français. Je lui confiai bien vite 
les 3000 francs qui me restaient ; il me remit, malgré 
moi, un bout de reçu que je me hâtai de perdre, ce 
qui le contraria beaucoup lorsque, quelques mois 
après, ou quelques semaines,je repris mon argent pour 
aller en Angleterre où me poussa le mortel dégoût 
que j'éprouvais à Paris. 

J'ai bien peu de souvenirs de ces temps passion- 
nés, les objets glissaient sur moi inaperçus, ou mé- 
prisés, quand ils étaient entrevus. Ma pensée était 
sur la place Belgiojoso, à Milan. Je vais me recueillir 
pour tâcher de penser aux maisons où j'allais. 

» 

(1) Voir LamieU chapitre XV. % 



CHAPITRE II 



Voici le portrait d'un homme. de mérite avec q 
j'ai passé toutes mes matinées pendant huit ans. 
y avait estime, mais non amitié. J'étais descendu 
rhôtel de Bruxelles, parce que là logeait le Piémo 
taisle plus sec, le plus dur, le plus ressemblant à 
la Rancune (du Roman Comique) que j'aie jamj 
rencontré. M. le baron de Lussinge (1) a été le coi 
pagnon de ma vie de 1821 à 1831; né vers 1785 
avait trente-six ans en 1821. Il ne commença à se 
tacher de moi et à être impoli dans le discours 
lorsque la réputation d'esprit me vint, après l'affr 
malheur du 15 septembre 1826. 

M. de Lussinge, petit, râblé, trapu, n'y voyan' 
à trois pas, toujours mal mis par avarice et 
ployant nos promenades à faire des budgets d 
pense personnelle pour un garçon vivant s 
Paris, avait une rare sagacité. Dans mes illi 
romanesques ei brillantes, je voyais comme t 
tandis que. ce n'était que quinze, le génie, la 

(i) Probablement le baron de Mareste. Voir Beyle, 
pondance et Lettres inédites, et Sainte-Beuve, N 
Lundis, vol. lU (article sur Etienne Delécluze). 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 11 

la gloire, le bonheur de tel homme qui passait, lui 
ne les voyant que comme six ou sept. 

Voilà ce qui a fait le fond de nos conversations 
pendant huit ans ; nous nous cherchions d'un bout 
de Paris à l'autre. 

Lussinge, âgé alors de trente-six ou trente-sept 
ans, avait le cœur et la tête d'un homme de cin- 
quante-cinq ans. Il n'était profondément ému 
que des événements à lui personnels; alors il 
devenait fou, comme au moment de son mariage. 
A cela près, le but constant de son ironie, c'était 
l'émotion. Lussinge n'avait qu'une religions l'es- 
time pour la haute naissance. Il est , en effet , 
d'une famille du Bugey, qui y tenait un rang 
élevé en 1500; elle a suivi à Turin les ducs de Savoie, 
devenus rois de Sardaigne. 

Lussinge avait été élevé à Turin à la même acadé- 
mie qu'Alfiéri; il y avait pris cette profonde méchan- 
ceté piémontaise*, au monde sans pareille, qui n'est 
cependant que la méfiance du sort et des hommes. 
J'en retrouve plusieurs traits à Emor (1); mais, par- 
dessus le marché ici, il y a des passions et, le théâtre 
étant plus vaste, moins de petitesses bourgeoises.* Je 
n'en ai pas moins aimé Lussinge jusqu'à ce qu'il soit 
devenu riche, ensuite avare, peureux et enfin désa- 
gréable dans ses propos et presque malhonnête en 
janvier 1830. , 

Il avait une faère avare mais surtout folle, et qui 
pouvait donner tout son bien aux prêtres. Il songea 
à sQ marier ; ce serait une occasion pour sa mère de 
se lier par des actes qui l'empêcheraient de donner 

(1) Anagramme de Rome. & 



lî SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

son bien à son confesseur. Les intrigues, 
ches, pendant qu'il allait à la chasse d'ui 
m'amusèrent beaucoup. Lussinge fut sur 
demander une fille charmante qui eût doi 
bonheur et Téternité à notre amitié : je v< 
de la fille du général Gilly, — depuis mada 
femme d*un avoué, je crois. Mais le gé 
été condamné à mort après 1815, cela eût 
la noble baronnie, mère de Lussinge. Par 
bonheur, il évita d'épouser une coquet 
madame Varambon. Enfin, il épousa une 
faite, grande et assez belle, si elle eût e 
Cette sotte se confessait directement à Mgi 
len, archevêque de Paris, dans le salon d 
allait se confesser. Le hasard m'avait donni 
données sur les amours de cet archevêque 
être avait alors madame de Podinas, dai 
neur de madame la duchesse de Berry, et, 
avant, maîtresse du fameux duc de Raguse 
indiscrètement pour moi — c'est là, si 
trompe, un de mes nombreux défauts — je 
madame de Lussinge sur l'archevêque. 
C'était chez madame la comtesse d'Ave 
— Ma cousine, imposez le silence à 
s'écria-t-elle, furieuse. 

Depuis ce moment, elle a été mon ennc 
que avec des retours de coquetterie biei 
Mais me voilà embarqué dans un épisode 
je continue, car j'ai vu Lussinge deux fc 
pendant huit ans, et plus tard il faudra 
cette grande et florissante baronne, qui 
cinq pieds six pouces. 

(1) D*Argout. 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 13 

Avec sa dot, ses appointements de chef de bureau 
au ministère de la Police, les donations de sa mère, • 
Lussinge réunit vingt-deux ou vingt-trois mille livres 
de rente, Vers 1828. De ce moment, un seul senti- 
ment le domina, la peur de perdre. Méprisant les 
Bourbons, non pas autant que moi, qui ai de la vertu 
politique, mais les méprisant comme maladroits, il 
arriva à ne pouvoir plus supporter sans un vif accès 
d'humeur Ténoncé de leurs maladresses. 

Il voyait vivement et à Timproviste un danger pour 
sa propriété — chaque jour il y en avait quelque 
nouvelle (maladresse), comme on peut le voir dans 
les journaux de 1826 à 1830. Lussinge allait au spec- 
tacle le soir et jamais dans le monde ; il était un peu 
humilié de sa place. Tous les matins, nous nous réu- 
nissions au café, je lui racontais ce que j'avais appris 
la veille; ordinairement, nous plaisantions sur nos 
différences de partis. Le 3 janvier 1830, je crois, il 
me nia je ne sais quel fait antibourbonien — ,que 
j'avais appris chez M. Cuvier, alors conseiller d'Etat, 
fort ministériel. 

Cette sottise fut suivie d'un fort long silence ; 
nous traversâmes le Louvre sans parler. Je n'avais 
alors que le strict nécessaire, lui, comme on sait/ 
vingt-deux mille francs. Je croyais m'apercevoir, 
depuis un an, qu'il voulait prendre à mon égard un 
ton de supériorité. Dans nos discussions politiques, il 
me disait : 

— Vous, vous n'avez pas de fortune. 

EhGn, je me déterminai au pénible sacrifice de 
changer de café sans le lui dire. Il y avait neuf ans 
que j'allais tous les jours à dix heures et demie au 
café de Rouen, tenu par M. Pique, bon bourgeois, et 

2 



14 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

Madame Pique, alors jolie, dont Maisonnette (1), 
,de nqs amis communs, obtenait, je crois, des rend 
vous à cinq cents francs l'un. Je me. retirai au ( 
Lemblin, le fameux café libéral également situé 
Palais-Royal. Je lie voyais plus Lussinge que tous 
quinze jours; depuis, notre intimité devenue un 
soin pour tous les deyx, je crois, a voulu souven 
renouer, mais jamais elle n'en a eu la force. Plusie 
fois après, la musique ou la peinture, où il était i 
truit, était pour nous des terrains neutres, mais to 
l'impolitesse de ses façons revenait avec àpreté 
. que nous parlions politique et qu'il avait peuf p< 
ses 22,000 francs, il n'y avait pas moyen de continu 
Son bon sens n'empêchait de m'égarer trop loin di 
mes illusions poétiques, magaîté — car je devins , 
ou plutfet j'acquis l'art de le paraître — le distray 
de son humeur sombre et de la terrible peu?" 
perdre. 

Quand je suis entré dans une petite place en 18! 
je crois qu'il a trouvé les appointements trop con 
dérables. Mais enfin, de 1821 à 1828, j'ai vu Lussir 
deux fois par jour, et à l'exception de l'amour et ( 
projets littéraires auxquels il ne comprenait ri< 
nous avons longuement bavardé sur chacune de i 
actions, aux Tuileries et sur le quai du Louvre < 
Conduisait à son bureau. De onze heures à midi ne 
étions ensemble, et très souvent il parvenait à me c 
traire complètement de mes chagrins qu'il ignor 

Voilà enfin ce long épisode fini, mais il s'agis^ 
du premier personnage de ces mémoires, de cely 
qui, pliis tard, j'inoculai d'une manière si plais? 

(1) Jos«ph Lingay, dont il sera^question plus loin. ' 



SOUVENIRS t)'ÉGOTISME 15 

mon amour si frénétique pour madapie Azur ( J) Ûont 
il est depuis depuis deux ans l'amant fidèle ^f, ce qui 
est plus comique, il l'a, rendue fidèle. C'est une des 
Françalises les moms poupées que j'aie rencontrée. \ 

Mais n'anticipons point ; rien n'est plus difficile 
dans cette grave histoire que de garder respect à l'or- 
dre chronologique. 

Nous en sommes donc au mois d'août 1821, moi , 
logeant avec Lussinge à l'hôtel dé Bruxelles, le sui- 
vant à cinq heures à la table d'hôte excellente et bien 
tenue par le plus joli des Français, M. Petit, et par èa 
femme, femme de chambre à grande façon, mais tou- 
jours piquée. Là, Lussinge qui a toujours craint, je 
le vois en 1832, de nie présenter à ses amis, ne 
put pas s'empêcher de me faire connaître : 1** un ai- 
mable garçon, beau et sans nul esprit, M. Barot (2), 
banquier de Lunéville, alors occupé à gagner une* 
fortune de 80,000 fr. de rente; 2"" un cffficier à la demi- 
solde, décoré à Waterloo, absolument privé d'esprit, 
encore plus d'imagination s'il est possible, sot, mais 
d'un ton parfait, et ayant eu tant de femmes qu'il 
était devenu sincère sur leur compte. 

La conversation de M. Poitevin, le spectacle de son 
bon sens absolument pur de toute exagération causée 
^ar rimagitiation, ses idées sur les femmes, ses con- 
seils sur la toilette m'ont été fort utiles. Je crois que 
ce pauvre Poitevin avait 1200 fr. de rente et une place 
de 1500 fr. Avec cela, c'était l'un des jeunes gens les 
mieux mis à Paris. }l est vrai qu'il ne sortait jamais 



(1) Alberte de Rubempré. 

(2) Lolo (Note de R. Colomb) Voir page 287 une lettre de 
Beyle où il est question de M. Lolot. » 

f 



'« 



16 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

sans une préparation de deux heures et demie. EnGr 
il avait eu pendant deux mois, je crois, comme pag 
sade, la n^arquise desR...,à laquelle plus tardj't 
eu tant d'obligations, que je me suis promis dix foi 
d'avoir, ce que je n'ai jamais tenté, en quoi j ai eu torl 
Elle me pardonnait ma laideur et je lui devais bie 
d'être son amant. Je verrai à acquitter cette dette 
mon premier voyage à Paris; elle sera peut-être d'au 
tant plus sensible à mon attention que la jeuness 
nous a quittés tous deux. Au reste, je me vante peul 
être, elle est fort sage depuis dix ans, mais par force 
selon moi. 

Enfin, abandonné par madame D., sur laquelle j 
devais tant compter, je dois la plus vive reconnais 
sance à la marquise. 

Ce n'est qu'en réfléchissant pour être en éts 
d'écrire ceci que je débrouille à mes yeux ce qui s 
passait dans mon cœur en 1821. J'ai toujours véc 
et je vis encore au jour le jour et sans songer nulle 
ment à ce que je ferai demain. Le progrès du temp 
n'est marqué pour moi que par les dimanches, o 
ordinairement je m'ennuie et je prends tout mal. J 
n'ai jamais pu deviner pourquoi. En 1821, à Parig 
les dimanches étaient réellement horribles pour moi 
Perdu sous les grands marronniers des Tuileries, î 
majestueux à cette époque de Tannée, je pensais 
Métilde, qui passait plus particulièrement ces jour 
nées-là chez l'opulente Madame Traversi, cette fu 
neste amie qui me haïssait, jalousait sa cousine et lu 
avait persuadé, par elle et par ses amis, qu'elle s 
déshonorerait parfaitement si elle me prenait pou 
amant. 

plongé dans une sombre rêverie tout le temps qu 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 17 

je n'étais pas avec mes trois amis, Lussinge, Barot 
et Poitevin, j& n'acceptais leur société que par dis- 
traction. Le plaisir d'être distrait un instant de ma 
douleur ou la répugnance à en être distrait dictaient 
toutes mes démarches. Quand l'un de ces messieurs 
me soupçonnait d'être triste, je parlais beaucoup, etil 
m' arrivait de dire les plus grandes sottises, et de ces 
choses qu'il ne faut surtout jamais dire en France, 
parce qu'elles piquent la vanité de l'interlocuteur. 
M. Poitevin me faisait porter la peine de ces mots-là 
au centuple. 

J'ai toujours parlé infiniment trop au hasard et sans 
prudence, alors ne parlant que pour soulager un ins- 
tant une douleur poignante, songeant surtout à évi- 
ter le reproche d'avoir laissé une affection à Milan et 
d'être triste pour cela, ce qui aurait amené sur ma 
maîtresse prétendue des plaisanteries que je n'aurais 
pas supportées, je devais réellement, à ces trois êtres 
parfaitement purs d'imagination, paraître fou. J'ai 
su, quelques années plus tard, qu'on m'avait cru un 
hommelextrêmement affecté. Je vois, en écrivantceci, 
que si le hasard, ou un peu de prudence, m'avait fait 
chercher la société des femmes, malgré mon âge, ma 
laideur, etc., j'y aurais trouvé des succès et peut-être 
des consolations. Je n'ai eu une maîtresse que par 
hasard, en 1824, trois ans après. Alors seulement le 
souvenir de Métilde ne fut plus déchirant. Elle de- 
vint pour moi comme un fantôme tendre, profondé- 
ment triste, et qui, par son apparition, me disposait 
souverainement aux idées tendres, bonnes, justes, in- 
dulgentes. 

Ce fut pour moi une rude corvée, en 1821, que de 
retourner pour la première fois dans les maisons où 

% 2. 



■ 1 

i8 SOUVENIRS D^ÉGOTISME * 

Ton avait eu des bontés pour moi quand j'étais a la i 
cour «de Napoléon (1). Je difTérais, je i^nvoyais sans : 
cesse. Enfin, comme il m'avait bien fallu serrer la 
main des amis que je rencontrais dans la rue, on sut 
ma présence à Paris ; on se plaignait de la négligence. 

Le comte d'Argout, mon camarade quand, nous 
étions auditeurs au Conseil d'Etat, très brave, travail- 
leur impitoyable, mais àfins nul esprit, était pair de 
France en 1821 ; il me donna un billet pour la salle • 
des pairs, où Ton instruisait le procès d'une quantité 
de pauvres sots imprudents et sans logique. On ap- 
pelait, je crois, leur afîaire, la conspiration du 19 ou 
29 août. Ce fut bien par hasard que leur tête ne 
tomba pas. Là, je vis pour la première fois M.Odilon 
Barot, petit homme à barbe bleue. Il défendait, com- 
me avocat, un de ces pauvres niais qui se mêlent de 
conspirer, n'ayant que les deux tiers ou les trois 
quarts du courage qu'il faut pour cette action sau- 
grenue. La logique de M. Odilon Barot me frappa. Je 
me tenais d'ordipaire derrière le fauteuil du chan- 
celier M. d'Ambray, à un pas ou deux. II ilie sem- 
bla qu'il conduisait tous ces débats avec assez d'hon- 
nêteté pour un noble (2). 

C'était le ton et les manières de M. Petit, le maître 
de rhôtel de Bruxelles, mais avec cette différence 
que M. d'Ambray avait les manières moins nobles. 
Le lendemain, je fis l'éloge de son honnêteté chez 
Mme la comtesse Doligny (3). Là se trouvait la mal- 

(i) Thère (là) détail de ces sociétés. {Note de Beyle). 

(2) Ici description de la Chambre des Pairs (Note de Beyle), 
— La description est restée en blanc . 

(3) Comtesse Beugnot. Beyle lui dédia son premier ou- 
vrage : Vie de Haydn^ de Mozart et de Méfasiase, (1814). 



té 



BOUfENIirS D'ÉGOTISMâ 19 

tresse de M. d'Ambray, une grosse femme de trente- 
six ans, très fraîche; elle avait l'aisance et la tour- 
tnure de Mlle Cpntat dahs ses dernières années. (Ce* 
fut une actrice inimitable; jeTavais beaucoup suivie 
en 1803, je crois) (1). 

J'eus tort de ne pas me lier avec cette maîtresse de 
M. d'Ambray ; ma folie avait été pour moi une dis- ^ 
tinction à ses yeux. Elle me crut d'ailleurs l'amant 
ou un des amants de Mme Doligny. Là j'aurais trouvé 
le remède à mes maux, mais j'étais aveugle. 

Je rencontrai un jour, en ^sortant de la Chambre 
des pairs, mon cousin. Monsieur le baron Martial 
Daru. Il tenait à son titre; d'ailleurs le meilleur 
homme du monde, mon bienfaiteur, le maître qui 
m'avait appris, à Milan, en 1800, et àCrunswick, en 
1807, le peu que je sais dans l'art de me conduire 
avec lesfertimes. 

Il en a eu vingt-deux en sa vie, et des plus jolies, 
toujours ce qu'il y avait de*mieux dans le lieu où *il 
se tt*buvait. J'ai brûlé les» portraits, cheveux, let- 
tres, etc. 

— Comment! vous êtes à Paris, et depuis quand? 

— Depuis trois jours. 

— Venez demain, mon frère sera bien aise de vous 
voir... 

Quelle fut ma réponse à l'accueil le plus aimabla, a 
le plus amical? Je ne suis allé voir ces; excellents pa- 
rents que six ou huit ans pluis tard. Et la vergogne 
de n'avoir pas paru chez mes bienfaiteurs a fait que 
je n'y suis pas allé dix fois ^'usqu'à leur mort préma- 
turée. Vers 1829, mourut l'aimable Martial Daru. 

(1) Voir Journal^ p. 129. 



SO SOUVENIRS D*ÉGOTISME 

Quelques mois après, je restai immobile dans mon 
café de Rouen, alors au coin de la rue du Rempart, 
en trouvant dans mon journal l'annonce de la mort 
de M. le comte Daru. Je sautai dans un cabriolet, la 
larme à l'œil, et courus au numéro 81 de la rue de 
Grenelle. Je trouvai un laquais qui pleurait, et je 
pleurai à chaudes larmes. Je me trouvais bien ingrat; 
je mis le comble à mon ingratitude en partant le soir 
même pour l'Italie, je crois; j'avançai mon départ; 
je serais mort de douleur en entrant dans sa maison. 
Là aussi il y avait eu un peu de la folie qui me ren- 
dait si baroque en 1821. 



CHAPITRE III 



21 juin i832. 



L'amour me donna, en 1821, une vertu bien co- 
mique : la chasteté. 

Malgré mes efforts, en août 1821, MM. Lussinge, 
Barot et Poitevin, me trouvant soucieux,, arrangè- 
rent une délicieuse partie de filles. Barot, à ce que 
j'ai reconnu depuis, est un des premiers talents de 
Paris pour ce genre de plaisir assez difficile. Une 
femme n*est femme pour lui qu'une fois : c'est la pre- 
mière. Il dépense trente mille francs de ses quatre- 
vingt-mille, et, de ces trente-mille, au moins vingt 
mille en filles. 

Barot arran^a donc une soirée avec Mme Petit, 
une de ses anciennes maîtresses à laquelle, je crois, 
il venait de prêter de l'argent pour prendre un éta- 
blissement {to raise a brothel), rue du Cadran, au 
coin de la rue Montmartre, au quatrième. 

Nous devions avoir Alexandrine — six mois après 
entretenue par les Anglais les plus riches — alors 
débutante depuis deux mois. Nous trouvâmes, vers 



é 



22 . SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

les huit heures du soir, un salon charmant, quoique 
au quatrième étage, du vin de Champagne frappé de 
glace, du punch chaud... Enfin parut Alexandrine 
conduite par une femme de chambre chargée de la 
surveiller; chargée par qui? je l'ai oublié. Mais il fal- 
lait que ce fût une grande autorité que cette femme, 
car je vis sur le compte de la partie qu'on lui avait 
donné vingt francs. Alexandrine parut et surpassa 
toutes les attentes. C'était une fille élancée, de dix- 
sept à dix-huit ans, déjà formée, avec des yeux noirs 
que, depuis, j'ai retrouvés dans le portrait de la du- 
chesse d'Urbin, par le Titien, à la galerie de Flo- 
rence (1). A la couleur des cheveux près, Titien a 
fait son portrait. Elle était donc formée, timide, 
assez gaie, décente. Les yeux de mes collègues de- 
vinrent comme égarés à cette vue. Lussinge lui offre 
un verre de Champagne qu'elle refuse et disparaît 
avec elle. Mme Petit nous présente deux autres filles 
pas mal, nous lui disons qu'elle-même est plus jolie. 
Elle avait un pied admirable, Poitevin l'enleva. 
Après un intervalle effroyable, Lussinge revient tout 
pâle. 

— A vous. Belle (sic). Honneur à l'arrfc^ant! s'é- 
cria-t-on. 

Je trouve Alexanflrine siïTunlit, un peu fatiguée, 
presque dans le costume et pf écisém^nt dans la posi- 
tion de la duchesse d'Urbin, du Titien. 

— Causons seulement pendant dix minutes, me 
dit-elle avec esprit. Je suis un peu fatiguée, bavar- 
dons. Bientôt, je retrouverai le feu de ma jeunesse. 

Elle était adorable, je n'ai peut-être rien vu d'aussi 

(1) A la Tribuna. 



t •■ 



SOUYEl^IRS d'ÉGOTISME 23 



joli. II n'y avait point trop de libertinage, excepté 
dans lès yeux qui, peu à peu, redevinrent pleins de 
folie, et, si l'on veut, dfe passion. 

Je la manquai parfaitement, fiasco complet. J'eus 
recours à un dédommagement, elle s'y prêta. Ne sa- 
chant trop que faire, je voulus revenir à ce jeu de 
main qu'elle refusa. Elle parut étonnée, je lui dis 
quelques mots assez jolis pour ma position, et je sor- 
tis. 

A. peine Barot m'eut-il succSdé que nous enten- 
dîmes des éclats de rire qui traversaient trois pièces 
pour arriver jusqu'à nous. Tout à coup, Mme Petit 
donna congé aux autres filles et Barot ^ous amena 
Alexandrine dans le simple appareil 

D'une beauté qi)*oà vient d'arracher au sommeil. 

— Mon admiration pour Belle, dit-il en éclatant de 
rire, va faire que je l'imiterai ; — je viens me forti- 
fier avec du Champagne. 

L'éclat de rire dura dix minutes ; Poitevin se rou- 
lait sur le tapis. L'étonnement exagéré d' Alexan- 
drine était impayal)le, c'était pour la première fois 
que la pauvre fille était manquee. 4 

Ces messieurs voulaient me persuader que je 
mourrais de honte, et que c'était là le moment le plus 
malheureux de ma vie. J'étais étonné et rien de plus. 
Je ne sais pourquoi l'idée de Metilde m'avait saisi en. 
entrant dans cette chambre dont Alexandrine faisait 
un si joli ornement. 

Enfin, pendant dix années, je ne suis pas allé trois 
fois chez les fiJlQR. Et la première après la charmante . 
Alexandrine, ce fut en octobre ou en novembre 1827, 
étant pour lors au désespoir. 



24 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

J'ai rencontré dix fois Alexandrine dans le brillant 
équipage qu'elle eut un mois après, et toujours j'ai 
eu un regard. Enfin, au bout de cinq à six ans, elle 
a pris une figure grossière, comme ses camarades. 

De ce moment, je passais pour Babillan (1) auprès 
des trois compagnons de vie que le hasard m'avait 
donnés. Cette belle réputation se répandit dans le 
monde, et, peu ou beaucoup, m'a duré jusqu'à ce 
que Mme Azur ait rendu compte de mes faits et ges- 
tes. Cette soirée augmenta beaucoup ma liaison avec 
Barot, que j'aime encore et qui m'aime. C'est peut- 
être le seul Français dans le château duquel je vais 
passer quinze jours avec plaisir. C'est le cœur le plus 
franc, le caractère le plus net, l'homme le moins spi- 
tuel et le moins instruit que je connaisse. Mais dans 
ces deux talents: celui de gagner de l'argent, sans 
jamais jouer à la Bourse, et celui de lier connaissance 
avec une femme qu'il voità lapromenadeou au spec- 
tacle, il est sans égal, dans le dernier surtout. 

C'est que c'est une nécessité. Toute femme qui a eu 
des bontés pour lui devient comme un homme. 

Un soir, Mélilde me parlait de Mme Bignami, son 
amie. Elle me conta d'elle-même une histoire d'a- 
mour fort connue, puis ajouta: « Jugez de son sort; 
chaque soir, son amant, se sortant de chez elle, al- 
lait chez une fille.» 

Or, quand j'eus quitté Milan, je compris que cette 
phrase morale n'appartenait nullement à l'histoire de 
Mme Bignami, mais était un avertissement moral à 
mon usage. 

En effet, chaque soirée, après avoir accompagné 

{!) Voir ilrmance. 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 25 

Métilde chez sa cousine, Mme Traversî, à laquelle 
j'avais refusé gauchement d'être présenté, j'allais fi- 
nir la soirée chez la charmante et divine comtesse 
Kassera. Et par une autre sottise, cousine germaine 
de celle que fis avec Alexandrine, je refusai une fois 
d'être l'amant de cette jeune femme, la plus aimable 
peut-être que j'aie connue, tout cela pour mériter, 
aux yeux de Dieu, que Métilde m'aimât. Je refusai, 
avec le même esprit et pour le même motif, la célèbre 
Vigano qui, un jour, comme toute sa cour, des- 
cendait l'escalier, — et parmi les courtisans était cet 
homme d'esprit, le comte de Saurin, — laissa passer 
tout le monde pour me dire : 

— Belle, on dit que vous êtes am^reux de moi? 

— On se trompe, répondis-je d'un grand sang- 
^roid, sans même lui baiser la main. 

Cette action indigne, chez cette femme qui n'avait 
que de la tête, m'a valu une haine implacable. Elle 
ne me saluait plus quand, dans une de ces rues 
étroites de Milan, nous nous rencontrions tête-à- 
tête. • 

Voilà trois grandes sottises — jamais je ne me 
pardonnerai la comtesse Kassera (aujourd'hui, c'est 
la femme la plus sage et la plus réputée du pays). 



CHAPITRE IV 



Voici une autre société, contraste avec celle du 
chapitre précédent. 

En 1817, rhomme que j'ai le plus admiré à cause 
de ses écrits, le seul qui ait fait révolution chez moi, 
M. le comte de îtracy, vint me voir à Thôtel d'Italie, 
place Favart. Jamais je n'ai été aussi surpris. J'ado- 
rais depuis douze ans l'Idéologie de cet homme qui 
sera célèbre un jour. On avait mis à sa porte .un 
exemplaire de V Histoire de la Peinture en Italie. 

Il passa une heure avec moi. Je l'admirais tant que 
probablement je fis fiasco par excès d'amour. Jamais 
je n'ai moins songé àavoir de l'esprit ou à être agréa- 
ble. En ce temps-là, j'apprQchais de cette vaste intel- 
ligence, je la contemplais, étonné; je lui demandais 
des lumières. D'ailleurs, je ne savais pas encore avoir 
de l'esprit. * 

Cette improvisation d'un esprit tranquille ne m'est 
venue qu'en 1827. 

M. Destutt de Tracy, pair de France, membre de 
l'Académie, était un petit vieillard remarquablement 
bien fait et 4 tournure élégante et singulière. Sous 
prétexte qu'il est aveugle, il porte habituellement 
une visière verte. Je l'avais vu recevoir à l'Académie 



SOUVENIRS p'ÉGOTISME «7 

ff 

par M. àe Ségur, qui lui dit des sottises au nom 
du despotisme impérial — c'était en 1811 (1), je crois. 
Quoique attaché à la cour', je fus profondément dé- 
goûté. Nous allons tomber dans la barbarie mili- 
taire, nous allons devenir des général Grosse, me 
disais-je (2). 

M. de Tpacy, se tenant devant sa cheminée tantôt 
sur un pied, tantôt sur l'autre, avait une manière de 
parler qui était l'antipode de ses écrits. Sa conver- 
sation était toute en aperçus fins et élégants ; il avait 
horreur d'un mot énergique comme d'un jurement, 
et il écrit comme un maire de campagne. La simplicité 
énergique qu'il me semble que j'avais dans ce temps- 
là ne dut guère lui convenir. J'avais d'énormes favo- 
ris noirs dont M"» Doligny ne me fit honte qu'un an 
plus tard. Cette tête de boucher italien ne parut pas 
trop convenir à l'ancien colonel du règne de Louis 
XVL 

M. de Tracy n'a jamais voulu permettre qu'on fît 
son portrait. Je trouve qu'il ressemble au pape Cor- 
sini Clément tel qu'on le voit à Sainte-Marie-Majeure, 
Qans la chapelle à gauche en entrant. 



(IJ M. de Tracy fut reçu à TAcadémie en 1808 — il rempla- 
çait Cabanis. 

(2)-- Ce général, que je voyais chez madame la comtesse Dani, 
était un des sabreurs les plus stupides de la garde impériale — 
c'est.* beaucoup dire. Il avait l'accent provençal et brûlait 
surtout de sabrer les Français ennemis de l'homme qui lui 
donnait la pâture. Ce caractère est devenu ma bête noire, telle* 
ment que le soir de la bataille de la Moskowa, voyant à quel- 
ques pas les tentes de deux ou trois généraux de la garde, il - 
m'échappa de dire : c Ce sont des insolents de (mot illisible) ! » 
propos qui faillit me perdre. (Note de Beyle). 



■■.■ 

r 



S8 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

Ses manières sont parfaites, quand il n'est pas 
dominé par une abominable humeur noire. Je n'ai 
deviné ce caractère qu'en 1822. C'est un vieux don 
Juan — il prend de l'humeur de tout ; par exemple, 
dans son salon, M. de La Fayette était un peu plus 
grand homme que lui (même en 1821). Ensuite, ces 
Français n'ont pas apprécié l'Idéologie et la Logique, 
M. de Tracy n'a été appelé à l'Académie par ces petits 
rhéteurs musqués que comme auteur d'une bonne 
grammaire et encore durement injuriée par ce plat 
Ségur, père d'un fils encore plus plat (M. Philippe, 
qui a écrit nos malheurs de Russie pour avoir un 
cordon de Louis XVIII). Cet infâme Philippe de Ségur 
me servira d'exemple pour le caractère que j'abhorre 
le plus à Paris : le ministériel fidèle à l'honneur en 
tout, excepté les démarches décisives dans une vie (1). 

Dernièrement, ce Philippe a joué envers le minis- 
tre Casimir Périer (voir les Débats, mai 1832) le rôle 
qui lui avait valu la faveur de ce Napoléon qu'il déserta 
si lâchement, et ensuite la faveur de Louis XVIII, qui 
se complaisait dans ce genre de gens bas. II compre- 
nait parfaitement leur bassesse, la rappelait par des 
mots fins au moment où ils faisaient quelque chose 
de noble. Peut-être l'ami de Favras qui attendit la 
nouvelle de sa pendaison pour dire à un de ses gen- 
tilshommes : c Faites-nous servir », se sentait-il ce 
caractère. Il était bien homme à s'avouer qu'il était 
un infâme et à rire de son infamie. 

Je sens bien que Je terme infâme est mal appliqué, 
mais cette bassesse à la Philippe Ségur a été ma bête 

(1) Où M. Rod a-t-il pris que le comte de Ségur eut d'agréa- 
bles relations avec Beyle? Voir Stendhal, p. 41. 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 29 

noire. J'estime et j'aime cent fois mieux un simple 
galérien, un simple assassin qui a eu un moment de 
faiblesse et qui, d'ailleurs, mourait de (1) habi- 
tuellement. En 1828 ou 26, le bon Philippe était 
occupé à faire un enfant à une veuve millionnaire 
qu'il avait séduite et qui a dû l'épouser (Madame 
G..f...e, veuve du pair de France). J'avais dîné quel- 
quefois avec le général Philippe de Ségur à la table 
de service de l'empereur. Alors, le Philippe ne parlait 
que de ses treize blessures, car l'animal est brave. 

Il serait un héros en Russie, dans ces pays à demi- 
civilisés. En France, on commence à comprendre sa 
bassesse. Mesdames Garnett(rue Duphot, n°12) vou- 
laient me mener chez son frère, leur voisin, n** 14, 
je crois, ce à quoi je me suis toujours refusé à cause 
de Thistorien de la campagne de Russie. 

M. le comte de Ségur, grand maître des cérémonies 
à Saint-Cloud en 1811, quand j'y étais, mourait de 
chagrin de n'être pas duc. A ses yeux c'était pis 
qu'un malheur, c'était une inconvenance 

Toutes ses idées étaient vaines ^ mais il en avait 
beaucoup et sur tout. Il voyait chez tout le monde 
partout de la grossièreté, mais avec quelle grâce 
n'exprimait- il pas ses sentiments ? 

J'aimais chez ce pauvre homme l'amour passionné 
que sa femme avait pour lui. Du reste, quand je lui 
parlais, il me semblait avoir affaire à un Lilliputien. 

Je rencontrais M. de Ségur, grand maître des cé- 
rémonies de 1810 à 1814, chez les ministres de Na- 
poléon. Je ne l'ai plus vu depuis la chute de ce grand 



(1) En blanc dans le manuscrit. 

3. 



30 SOUVENIRS D'ÉGOTISME 

homme^ dont il fut une des faiblesses et un des * 
malheurs. 

Même les Dangeau de la cour de l'Empereur, et il 
y en avait beaucoup, par exemple mon ami le baron 
Martial Daru, même ces gens-là ne purent s'empêcher 
de rire du cérémonial inventé par M. le comte de 
Ségur pour le mariage deNapoléon avec Marie-Louise 
d'Autriche, et surtout pour la première entrevue. . 
Quelque infatué que Napoléon fût de son nouvel uni- 
forme de roi, il n'y put pas tenir, il s'en moqua avec 
Duroc, qui me le dit. Je crois que rien ne fut exécuté 
de ce labyrinthe de petitesses. Si j'avais ici mes pa- 
piers de Paris je joindrais ce programme aux 
présentes balivernes sur ma vie. C'est admirable à 
parcourir, on croit lire une mystification. 

Je soupire en 1832 en me disant; « Voilà cependant 
jusqu'où la petite vanité parisienne avait fait toucher 
un Italien : Napoléon ! » 

Où en étais-je ?.., Mon Dieu, comme ceci est mal 
écrit ! 

M. de Ségur était surtout sublime au Conseil d'État. 
Ce Conseil était respectable; ce n'était pas, en 1810, 
un assemblage de cuistres (1832), de Cousin, de Jac- 
queminot, de .... (IL et d'autres plus obscurs encore.^ 

Napoléon avait réuni, dans son Conseil, les cin- 
quante Fnançais les moins bêtes. II y avait des 
sections. Quelquefois la section de la guerre (où 
j'étais apprenti sous l'admirable Gouvion de Saini- *' 
Cyr) avait affaire à la section de l'Intérieur que M. de ^ 
Ségur présidait quelquefois, je ne sais comment, je 



(1) En blanc dans le manuscrit. 



r 



■ SOUVBmfes D*ÉGOTISME '31 

crois durant Tslbsence de la maladie dijb vigoureux 
Regnault (comte de Saint-Jean-d'Angély),; • 

Dans les affaires difficiles, par exemples, -celle delà 
levée des gardes d'honneur en Piémont^ dont je fus 
un des petits rapporteurs, l'élégant, le parfait M. de 
Ségur, ne trouvant aucune idée, avançait son fau- 
teuil ; mais c'était par un mouvement incroyable de 
comique, en le saisissant entre les cuisses écartées. 

Après avoir ri de son impuissance, je me disais : 
c Mais n'est-ce point moi qui ai tort ? C'est là le 
célèbre ambassadeur auprès de la Grande-Catherine, 
qui vola sa plume à l'ambassadeur d'Angleterre (1). 
C'est l'historien de Guillaume II ou III (2) (je ne me 
rappelle plus lequel, l'amant de la Lichtenau pour 
laquelle Benjamin Constant se battait). » 

'J'étais sujet à trojp respecter dans ma jeunesse. 
Quand mon imagination s'emparait d'un homme, je 
restais stupide devant lui :f adorais ses défauts. 

Mais le ridicule de M. de Ségur guidant Naipoléon 
se trouva, à ce qu'il paraît, trop fort pour ma galli- 
bility^ 

Du reste, au comte de Ségur, grand maîtredes cé- 
rémonies (fen cela bien différent de Philippe), on eût 
pu demander tous les procédés délicats et même dans 
le genre femme s'avançantjusquesàl'héroisme.Ilavait 
^aussi des mots délicats'et charmants, mais il ne fallait 
pasquils s'élevassentau dessus d^lataillelilIiputienAe 
de ses idées. 

J'ai eu le plus grand tort de ne pas cultiver cet aS- 






(1) M. de Ségur eut beaucoup de succès à la cour de Russie 
- succès diplomatiques et succès littéraires. 

(2) Il s*agit de Frédéric-Guillaume 11. 



32 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

mable vieillard de 1821 à 1830 ; je crois qu'il s'est 
éteint en même temps que sa respectable femme. 
Mais j'étais fou, mon horreur pour le vil allaitjusqu'à 
la passion au lieu de m'en amuser, comme je fais au- 
jourd'hui des actions de la cour de (1). 

M. le comte de Ségur m'avait fait faire des compli- 
ments en 1817, à monrelour d'Angleterre, sur /îome, 
Naples et Florence^ brochure que j'avais fait mettre 
à sa porte. 

Au fond du cœur, sous le rapport moral, j'ai tou- 
jours méprisé Paris. Pour lui plaire, il fallait être, 
comme M, de Ségur, le grand maître. 

Sous le rapport physique, Paris ne m'a jamais plu. 
Même vers 1803, je l'avais en horreur comme 
n'ayant pas de montagnes autour de lui. Les monta- 
gnes de mon pays (le Dauphiné), témoins des mou- 
vements passionnés de mon cœur, pendant les seize 
premières années de ma vie, m'ont donné là-dessus 
un bias (pli, terme anglais) dont jamais je ne pus re- 
venir. 

Je n'ai commencé à estimer Paris que le 28 juillet 
1830. Encore le jour des Ordonnances, à onze heures 
du sotr, je me moquais du courage des Parisiens et 
de la résistance qu'on attendait d'eux, chez le comte 
Real. Je crois que cet homme si gai et son héroïque 
* fille, madame la baronne Lacuée, ne me l'ont pas en- 
core pardonné. 

Aujourd'hui, j'estime Paris. J'avoue que pour le 
courage il doit être. placé au premier rang, comme 
pour la cuisine, comme pour Vesprit. Mais il ne 
m'en séduit pas davantage poiir cela. Il me semble 

(1) Rome, sans doute. 



SOUVENIRS D'ÉGOTISME 33 ' 

qu'il y a toujours de la comédie dans sa vertu. 
Les jeunes gens nés à Paris de pères provinciaux et à 
la mâle énergie, qui est celle de faire leur fortune, me 
semblent des êtres étiolés j attentifs seulement à Tapr 
parence extérieure de leurs habits, au bon goût de 
leur chapeau gris^ à la bonne tournure de 
leur cravate, comme MM. Féburier, Viollet-le-Duc, 
etc. Je ne conçois pas un homme sans un peu de 
mâle énergie, de constance et de profondeur dans 
les idées, etc. Toutes choses aussi rares à Paris que 
le tour grossier ou même dur. 

Mais il faut finir ici ce chapitre. Pour tâcher de ne 
pas mentir et de ne pas cacher mes fautes, je me suis 
imposé d'écrire ces souvenirs à vingt pages par séance 
comme une lettre. Après mon départ, on imprimera 
sur le manuscrit original. Peut-être ainsi parviendrai- 
je à la véracité, mais aussi il faudra que je supplicie 
lecteur (peut-être né ce matin dans lamaison voisine) 
de me pardonner mes terribles digressions. 



CHAPITRE V 



t à 



I 

t 



23 juin 1832. — Mero. 



Je m'apçrçois en 1832 — en général, ma philoso- 
phie est du joàr où j'écris, j'en étais bien loin en 
1821 — je vofe donc que j'ai été un mezzo-termine 
entre Jla grossièreté énergique du général Grosse, du 
comte Regnault de St-Jean-d'Angély et les grâces un 
peu lilliputiennes, un peu étroites de M. le comte de 
Ségur, de M. Petit, le maître de Thôtel'de Bru- 
xelles, etc. ' 

Parla bassesse seule j'ai été étranger aux extrêmes 
que je me donne. 

Faute de savoir faire, faute d'industrie, comme me 
disait, à propos de mes livres et de l'Institut, M. Delé- 
cluze, des Z^ô'ôafe, j'ai manqué cinq pu six occasions 
de la plus grande fortune politique, fmancière^ou 
littéraire. Par hasard, tout cela est venu successive- 
m^t frapper à ma porte. Une rêverie tendre en 1821 
et plus tard philosophique et mélancolique (toute 
vanité à part, exactement pareille à celle de Jacques 
de As y ou like it) est devenue un si grand plaisir pour 
moiy que quand un ami m'abordei je donnerais un 



r 



■- J 



SOUVENIRS d'ÉGOTISBIÉ ' 3$ 

boulet pour qu'il ne m'adressât pas la parole. La vue 
seule de quelqu'un que je connais me contrarie. Quand 
je vois un tel être de loin, et qu'il faut que je pense à ' 
le saluer, cela me contrarie cinquante pas à l'avance. 
J'adore, au contraire, rencontrer des amis le soir en ; 
société, le samedi chez M. Cuvier, le dimanche chez 
M. deTracy, le mardi chez madame Ancelot,* lemer^ 
credi chez le baron Gérard, etc.. 

Un homme doué d'un peu de tact s'aperçoit facile* 
ment qu'il me contrarie en me parlant dans la rue. 
Voilà un homme qui est un peu sensible à mon mérite, 
se dit la vanité de cet homme, et elle a tort. 

De là mon bonheur à me promener fièrement dans 
une ville étrangère, où je suis arrivé depuis une heure 
et où je suis sûr de n'être connu de personne^ Depui« 
quelques annéesce bonheur commence à me manquer. 
Sans le mal de mér j'irais voyager en Amérique. Me 
croirait-on? Je porterais un masque, je changerais.de 
nom avec délices. Les mille et une nuits que j'adore 
occupent plus du quart de ma tête. Souvent je pense à 
l'anneau d'Angélique ; mon souverain plaisir serait de 
me changer en un long Allemand blond et de me pro- 
mener ainsi dans Paris. 

Je viens de voir, en feuilletant, que j'en étais à 
M. de Tracy. 

M. de Tracy, fils d'une veuve, est né vers 176S (1) 
avec trois cent mille francs de rente. Son hôtel était 
rue de Tracy, près la rue Saint-Martin. • 

Il fit le négociant sans le savoir, comme une foule 
de gens riches de 1780. SJ. deTracy fit sa rue et y 

(1) Antoiae-Louis-Glaude Destutt, comte de Tracy, naquit 
en 1754 et mourut en 1836. 



3 



36 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

perdit2ou 300,000fr. et ainsi de suite. De façonqueje 
crois bienqu'aujourd'huicethomme (si aimablequand, 
vers 1790, il était Tamant de Mme de Prasiin), ce 
profond raisonneur a changé ses trois cent mille li- 
vres de rente en trente au plus. 

Sa mère, femme d'un rare bon sens, était tout à 
fait de la cour ; aussi, à vingt-deux ans, ce fils fut 
colonel et colonel d'un régiment où il trouva parmi 
les capitaines un Tracy, son cousin, apparemment 
* aussi noble que lui, et auquel il ne vint jamais dans 
l'idée d'être choqué de voir cette poupée de vingt- 
deux ans venir commander le régiment où il ser- 
vait. 

Cette poupée qui, me disait plus tard Mme de Tracy, 
avait des mouvements si admirables, cachait cepen- 
dant un fond de bon sens. Cette mère, femme rare, 
ayant appris qu'il y avait un philosophe à Strasbourg 
(et remarquez, c'était en 1780, peut-être, non pas un 
philosophe comme Voltaire, Diderot, Raynal) ayant 
appris, dis-je, qu'il y avait à Strasbourg un philoso- 
phe qui analysait les pensées de Thomme, images ou 
signes de tout ce qu'il a vu, de tout ce qu'il a senti, 
comprit que la science de remuer ces images, si son 
fils l'apprenait, lui donnerait une bonne tête. 

Figurez-vous quelle tête il devait avoir en 1785 : 
un fort joli jeune homme, fort noble, tout à fait de la 
cour, avec trois cent mille livres de rente. 

Mme la marquise de Tracy lit placer son fils dans 
l'artillerie, ce qui, deux ans de suite, le conduisit à 
Strasbourg. Si jamais j'y passe, je demanderai quel 
étaiit l'Allemand philosophe célèbre là, vers 1780. 

Deux ans après, M. de Tracy était àRethel, je crois, 
avec son régimentqui, ce me semble, était de dragons, 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 37 

xîhose à vérifier sur Talmanach Royal du temps (1). 

M. de Tracy ne m'a jamais parlé de ces citrons ; 
j'ai su leur histoire par un autre misanthrope, un 
M. Jacquemont, anjcien moine, et, qui plus est, homme 
da plus grand mérite. Mais M. de Tracy m'a dit 
beaucoup d'anecdotes sur la première France réfor- 
mante, M. de Lafayette y commandait en chef (2). 

Une haute taille et, en haut de ce grand corps, une 
figure imperturbable, froide, insignifiante comme un 
vieux tableau de famille, cette tête couverte d'une 
perruque à cheveux courts, mal faite ; cet homme 
vêtu de quelque habit gris mal fait, et entrant, en boi- 
tant un peu et .s'appuyant sur son bâton, dans le 
salon de Mme de Tracy qui l'appelait : moucher Mon- 
sieur, avec un son de voix enchanteur, était le. géné- 
ral de Lafayette en 1821, et tel nous l'a montré le 
Gascon Scheffer dans son portrait fort ressemblant. 

Ce cher Monsieur de Mme de Tracy, et dit de ce 
ton, faisait, je crois, le malheur de»M. de Tracy. Ce 
n'est pas que M. de Lafayette eût été bien avec sa 
femme, ou qu'il se souciât, à son âge, de ce genre de 
malheur, c'est tout simplement que Tadmiration sin- 
cère et jamais jouée ou exagérée de Mme de Tracy 
pour M. de Lafayette constituait trop évidemment 
celui-ci le preipier personnage du salon. 

Quelque neuf que je fusse en 1821 (j'avais toujours 
vécu dans les illusions de l'enthousiasme et des pas- 
sions) je^distinguai cela tout seul. 

• Je sentis aussi, sans que personne m'en avertit, 
que M. de Lafayette était tout simplement un héros 

(1) Ici un blanc, et.en marge, cette simple note: les citrons, 

(2) Ici une demi-page blanche. Puis vient ex abvujpto le 
portrait de M. de La Fayette. 

4 



\ 



38 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

de Plutarque. Il vivait au jour le jour, sans trop d'es- 
prit, faisant, comme Epaminondas, la grande action 
qui se présentait. 

En attendant, malgré son âge (né en 1757, comme 
son camarade du jeu de Paume, Charles X), unique- 
ment occupé de serrer par derrière le jupon de quel- 
que jolie fille [vulgo prendre le c) et cela souvent 
et sans trop se gêner. 

En attendant les grandes actions qui ne se présen- 
tent pas tous les jours et roccasioa.de serrer les ju- 
pons des jeunes femmes qui ne se trouve guère qti'à 
minuit et demi, quand elles sortent, M. de Lafayette 
expliquait sans trop d'inélégance te lieu commun de la 
garde nationale. Ce goi^vernement est bon, et c'est 
celui, le seul, qui garantit au citoyen la sûreté sur la 
grande route, l'égalité devant le juge, et un juge assez 
éclairé, une monnaie au juste titre, des routes passa- 
bles, une juste protection à l'étrahger. Ainsi ai^ran- 
gée, 1^ chose n'e§t pas trop compliquée. * 

, Il faut avouer qu'il y a loin d'un tel homme à M. de 
Ségur, le grand maître ; aussi la France, et Paris 
surtout, sera-Ml exécrable chez la postérité pour 
n'avoir pas Reconnu le grand homme. 

Pour moi, accoutumé à Napoléon et à Lord Byron, 
j'ajouterai à Lord Brougham, à Mon]^, à Canova, à 
JElossini, je reconnus sur-le-champ la grandeur de 
M. de Lafayette et j'en suis resté là. Je l'ai vu dans 
les journées de Juillet avec la chemise trouée ; il a 
accu%lli tous les intrigants, tous les sote, tout ce qui ' 
a voulu faire de l'emphase. Il m'a moins bien ac- 
cueilli, moi, il a demandé ma dépouille (pour un 
grossier secrétaire, M. Levasseur). Il ne m'est pas 
plus venu dans l'idée de me fâcher ou de moins la 



I 



. » . . . j 



{ SOUVENIRS D^GOTISME Jl^ 39 

yénérer qu'il me ^'^èht dans l'idée de blasphémeV 
coiilre le soleil lorsqu*il se couvre d'un nuage. 

M. de Lafayette, dans cet âge tendre de soixabte- 
quinze ans, a le même défaut que raoi : il se pas- 
* sionne pour une jeune Portugaise de dix-huît ans 
qui arrive dahs le salon de M°^® de Tracy, où elle est* 
l'aînée de ses pelites-fiUes, M^'^^ Georges Lafayette, 
de Lasteyrie, de Maubourg; il se figure qu'elle le 
distingue, it ne songe qu'à elle, et ce .qu'il y a de. 
plaisant, c'est que souvent il d raison de se figurer. 
Sa gloire européenne, TéléganCe foncière de ses dis-» 
cours, malgré leur apparente simplicité, ses yeux qui 
s'animent dès qu'ils se trouvent à un pied d'une jolie 
poitrine, tout con'eourt à lui faire' passer gaiement ses 
dernières années, au grand scandale des femmes de 
trente-cinq ans, M^^ la marquise de M...n,.r (C.,.-' 
S..1), M"^° de P.rr.t et autres, qni viennent dans ce 
salon. 

Tout cela ne conçoit pas que l'on soit aimable au- 
trement qu'avec les petits mots fins de ]\l. de Ségur 
ou les réflexions scintillantes de M. Benjamin €ons- 
tant. ' ' ♦ 

M. de Lafayette est ^extrêmement poli et même 
affectueux pour ^tout le monde, mais poli comme un 
rôi. C'est ce que je disais à M™® de Tfacy, qui se 
fâcha autant que la grâce incarnée peut se fâcher, 
mais elle comprit peut-être dès ce jour que la sim- 
plicité énergique de mes discours n'était pas la bê- 
tise de Dtmoyer, par exemple. C'était un brave libé- 
ral, aujourd'hui préfet moral de Moulins, le mieux 
, intentionné, le plus héroïque peut-être et l.e plus bête 
des écrivains libéraux. Qu'on m'en croie, moi qui 
suift de leur parti, c'est beaucoup dire. L'admiration 



4 ) souvenirs.*d'égotisme 

^obc-mouohe de M. Dunoyer, du rédacteur, du cen- 
seur et celle de deux ou trois autres de même fcyce 
environnait sans cesse le fauteuil du général qui, 
dès qu'il le pouvait, à leur grand scandale, les plan- 
tait là pour aller admirer de fort près, et avec des 
*yeux qui s'enflammaient, les jolies épaules de quel- 
• que jeune femme qui venait d'entrer. Ces pauvres hom- 
mes vertueux (tous vendus depuis comme des (1) 

au ministre Périer, 1832) faisaient des mines plai- 
santes dans leur abandon et je m'en moquais, ce qui 
scandalisait ma nouvelle amie (2). Mais il était con- 
venu qu'elle avait un faible pour moi. 

« Il y a une étincelleen lui » , dit-elle un jour à une 
dame, de celles faites pour admirer les petits mots 
lilliputiens à la Ségur, et qui se plaignait à elle de la 
simplicité sévère et franche avec laquelle je lui disais 
que tous ces ultra-libéraux étaient bien respectables 
par leur haute vertu sans doute, mais du reste inca- 
pables de comprendre que deux et deux font quatre. 
La lourdeur, la lenteur, la vertu, s'alarmant de la 
moindre vérité dite aux Américains, d'un Dunoyer, 

d'un d'un (3) est vraiment au delà de toute 

croyance, c'est comme l'absence d'idées autres que 
communes d'un Ludovic Vitet, d'un Mortimer Ter- 
naux, nouvelle génération qui vint renouveler le 
salon Tracy vers 1828. Au milieu de tout cela M. de 
La Fayette était et est encore un chef de parti. 

Il aura pris cette habitude en 1789. L'essentiel est 
de ne mécontenter personne et de se rappeler tou& 

(1 j Eq blanc dans le manuscrit. 

(2) Mme de Tracy. 

(3) En blanc dans le manuscrit. * 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME • il 

les noms, ce en quoi il est admirable. L'intérêt d'un 
chef de parti éloigne che^ M. de La Fayette toute 
idée littéraire, dont d'ailleurs, je le crois assez inca- 
pable. C'est, je pense, par ce mécanisme qu'il ne sen- 
tait pas la lourdeur, tout l'ennui de M. Dunoyer et 
consorts. 

J'ai oublié de peindre ce salon. Sir Walter Scott, 
et ses imitateurs, eussent commencé par là, mais, 
moi, j'abhorre la description matérielle. L'ennui de 
les faire m'empêche de faire des romans (1). 

La porte d'entrée A donne accès à un salon de 
forme longue auquel se trouve une grande porte tou- 
jours ouverte à deux battants. On arrive à un salon 
carré assez grand avec une belle lampe en forme de 
lustre , et sur la cheminée une abominable petite 
pendule. A droite, en entrant dans ce grand salon, il 
y a un beau divan bleu sur lequel sont assises quinze 
jeunes filles de douze à dix-huit ans et leurs pré- 
tendants : M. Charles de Rémusat, qui a beaucoup 
d'esprit et encore plus d'affectation, — c'est une copie 
du fameux acteur Fleury ; M. François de Gorcelles 
qui a toute la franchise et la rudesse républicaines. 

Probablement il s'est vendu en 1831; en 1820, il 
publiait déjà une brochure qui avait le malheur d'être 
louée par M. l'avocat Dupin (fripon avéré et de moi 
connu comme tel dès 1827). 

En 1821, MM. de Rémusat et de Corcelles étaient 
fort distingués et, depuis, ont épousé des petites-filles 
de M. de La Fayette. A côté d'eux paraissait un 
Gascon froid, M. S , peintre. C'est, ce me sem- 

(1) Ici un plan d'une partie de l'appartement du comte 
de Tracy — n» 38, rue d'Anjou-St-Honoré. 

4. 



42 9 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

ble, le menteur le plus effronté et la figure la plus 
ignoble que je connaisse. T 

On mjassura dans le temps qu'il avait fait la cour 
à la céleste Virginie, l'aînée des petites-filles de . 
M. de La Fayette, et qui depuis a épousé le fils de 
E. Augustin Périer, le plus important et le plus em- 
pesé de mes compatriotes. ' Mlle Virginie, je crois, 
était la favorite de madame de Tracy. 

A côté de l'élégant M. deHémusat, se voyaient deux 
figures de jésuites au regardJauxet oblique. Ces gens- 
là étaient frères et avaient le privilège de parler des 
heui*es entières à M. te comte de Tracy. Je les adorai 
aveatoute la vivacité de mon âge en 1821 (j'avais 
vingt et un ans à peine pourla duperie du cœur). Les 
aya|it bientôt devinés, mon enthousiasme pour M. de 
Tracy souffrit un notable déchet. 

L'aîné* de ces frères apublié une histoire sentimen- 
talisle de la conquête de l'Angleterre par Guillaume.- 
C'est M. X... de l'Académie des Inscriptions. Il a eu 
le n^érite de rendra leur véritable orthographe aux 
Clovis, Chilpéric et autres fantômes des premiers 
temps de notre histoire. Il a publié un livre moins 
sentimental sur l'organisation des communes en 
Francaen douze volumes. Son frère, bien plus jé- 
suite (pour le cœur et la conduite) quoique ultra li- 

î béxal comme l'autre, devint préfet de Vesoul en 1830 
et probablement s'est vendu à ses appointements, 
comme son patron M. G....t 

f.- Un contraste parfait avec ces deux frères jésuites, 

avec le comte iDunoyer, avec Rémusat, c'était le jeune 

- Victor Jacquémont, qui depuis a voyagé dans l'Inde. 

: ^ Victor était alors fort maigre, il a près de six pieds 

' de haut, et, dans ce temps-là, il n'avait pas la moin- 



il 






SOUVENIRS d'ÉGOTISME 43 

dre logique, et en conséquence, était misanthrope, 
sous prétexte qu'il avait beaucoup d'esprit. M. Jac- 
quemont ne voulait pas se donner la peine de raison- 
ner. Ce vrai Français regardait à la lettre l'invitation 
à raisonner comme une insolence. Le voyage était . 
réellement la seule porte que lavanité laissât ouverte 
à la vérité. Du reste, je me trompe peut-être, Vi^or 
me semble un homme de la plus grande distinction, 
comme un connaisseur (pardonnez-moi ce mot) voit 
un beau cheval dans un poulain de quatre mois quia^ 
encore les jambes engorgées. 

Il devint mon ami, et ce matin (1832) j'ai reçu une 
lettre qu'il m'écrit de Kachemyr, dans l'Inde. 

Son cœur n'avait qu'un défaut, une envie basse et 
subalterne pour Napoléon (1). 

Cette envie était du reste l'unique passion que j'ai 
jamais vue chez M. le' comte de Tracy. C'était avec 
des plaisirs indicibles que le vieux métaphysicien et 
le grand Victor contaient l'anecdote de la chasse aux 
lapin$ offerte par M. de Tayllerand à Napoléon*, alors» 
premier consul depuis six semaines, et songeant (2)- 
déjà h trancher du Louis XIV. 

Victor avait le défaut de beaucoup aimer Mme de 
Lavenelle, femme d'un espion qui a 40,000 francs de 
rente et qui avait-charge de rendre compte aux Tui- 
leries des actions et propos du général Lafayette. Le 

. (1) « Les louanges que j'entends chanter, pendant l'élégant 
.^îner du magistrat, M. Taylor, à Bonaparte, dieu de la Li- 
berté, me donnent des accès de jacobinisme et d'ultracisme.» 
V. Jacquemont, Journal, 3® partie. 

(2) Ici une page en blanc et cette note : 

Les lapins de tonneau et les cochons au bois de Bou- 
logne. ' . . 



44 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

comique, c'est que le général, Benjamin Constant et 
M. Brignon prenaient ce monsieur de Lavenelle pour 
confident de toutes leurs idées libérales. 

Gomme on le voit d'avance, cet espion, terroriste en 
93, ne parlait jamais que de marcher au château pour 
massacrer les Bourbons. Sa femme était si libertine,, 
si amoureuse de Thomme physique, qu'elle acheva de 
me dégoûter des propos libres en français. J'adore ce 
genre de conversation en italien ; dès ma première 
jeunesse, sous-lieutenant au 6® de dragons, il m'a fait 
horreur dans la bouche de Mme Henriette, la femme 
du capitaine. 

Cette Mme de Lavenelle est sèche comme un par- 
chemin et d'ailleurs sans nul esprit, et surtout sans 
passion^ sans possibilité d'être émue autrement que 
par les belles cuisses d'une compagnie de grenadiers 
défilant dans le jardin des Tuileries en culottes de Ca- 
simir blanc. 

Telle n'était pas Mme Barigueyd'Hilliers, du même 
genre, que bientôt je connus chez Mme Beugnot. 
' Telles n'étaientpas,à Milan, Mme Ruga etMmeAreci» 
En un mot, j'ai en horreur les propos libertins fran- 
çais, le mélange de l'esprit à l'émotion crispe mon 
mon âme, comme le liège que coupe un couteau of- 
fense mon oreille. 

La description morale de ce salon est peut- 
être bien un peu longue, il n'y a plus que deux ou 
trois figures. 

La charmante Louise Letort, fille du général Le- 
tort, des dragons de la garde, que j'avais beaucoup 
connu à Vienne en 1809. Mlle Louise, devenue de- 
puis si belle et qui, jusqu'ici, a si peu d'affectation 
dans le caractère et en même temps tant d'élévation. 



wr-' 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 45 



est née la veille ou le lendemain de Waterloo. Sa 
mère, la charmante Sarah Newton, épousa M.Victor 
de Tracy, fils du pair de France, alors major d'in- 
fanterie. 

Nous rappelions barre de fer, c'est la définition de 
son caractère. 

Brave, plusieurs fois blessé en Espagne sous Na- 
poléon, il a eu le malheur de voir en toutes choses le 
mal. 

Il y a huit jours (juin 1832) que le roi Louis-Phi- 
lippe a dissous le régiment d'artillerie de la garde na- 
tionale, dont M.Victor deTracy était colonel. Député, 
il parle souvent et a le mtlheur d'être trop poli à la 
tribune. On dirait qu'il n*ose pas parler net. Gomme 
son père, il a été petitement jaloux de Napoléon. Ac- 
tuellement que le héros est bien mort, il revient un 
peu, mais le héros vivait encore quand je débutai 
dans le salon de la rue d'Anjou. J'y ai vu la joie cau- 
sée par sa mort. Ses regards voulaient dire : Nous 
avions bien dit qu'un bourgeois devenu roi ne pou- 
vait pas faire une bonne fin. 

J'ai vécu dix ans dans ce salon, reçu poliment, es- 
timé, mais tous les jours moins lié, excepté avec mes 
amis. C'est là un des défauts de mon caractère. C'est 
ce défaut qui fait que je ne m'enprends pas aux hom- 
mes de mon peu d'avancement. Cela, bien convenu, 
malgré ce que ce général Uuroc m'a dit deux ou trois 
fois de mes talents pour le militaire. Je suis content 
dans une position inférieure, admirablement content 
surtout quand je suis à deux cents lieues démon chef, 
comme aujourd'hui. 

J'espère donc que, si l'ennui n'empêche pas qu'on 
lise ce livre, on n'y trouvera pas de la rancune contre 



46 SOUVENIRS d'ÉGOTISME ^ 

les hommes. On ne prend leur favetir qu'avec un cer- 
tain hameçon. Quand je veux m'en servir, je pêche 
une estime où deux, mais bientôt Thameçon fatigue • 
ma main. Cependant en 1814, au moment où Napo-* 

■ léon m'envoya dans la T division, Mme la Comtesse • 
Daru, femme du ministre, me dit : « Sans cette mau- 
dite invasion, vous alliez être préfet de grande ville.» 
J'eus quelque lieu de croire qu'il s'agissait de Tou- ' 
louse. 

J'oubliais un drôle de caractère de femme, je né- 
gligeai de lui plaire, elle se fit mon ennemie. Mme de 
Montcortin, grande et bien faite, fort timide, pares- 
seuse, tout à fait dominée jAr l'habitude, avait deux 
amants : l'un pour la ville, l'autre pour la campagne, 
aussi disgracieux l'un que l'autre. Cet arrangement 

' a duré je ne sais combien d'années. Je crois que c'é- 
tait le peintre Scheffer^qui était l'amant de la campa- 
gne; l'amant de ville était M. le colonel, aujourd'hui 
général Carbonnel, qui s'était fait garde du corps dii 
général Lafayette. > 

Un jour les huit ou dix nièces de Mme de Mont- 
cortin lui demandèrent ce qjie c'était que l'amour, 
elle répondit: — C'est une Vilaine chose sa,le, dont on 
accuse quelque fois les femmes de chambre, et,quand 
elles en sont convaincues, on les chasse. 

J'aurais dû faire le galant auprès de Mme Mont- 
cortin, cela n'était pas dangereux — jamais je n'aurais 

. réussi, car elle s'en tenait à ses deux hommes et avait 
une peur effroyable de devenir grosse. Mais je la re- 

. gardais comme une chose et non pas comme un être. 

. Elle se , vengea en répétant trois ou quatre fois par 
semaine que j'étais un être léger, presque fou. Elle 
faisait le thé, et il est très, vrai que, fort souvent, je 



pu 



• ■ 

SOUVENIRS d'jÊGOTISME ; 47 

ne lui parlais qu'au moment où elle m'offrait le thé. 

La quantité des personnes, auxquelles il fallait de- 
mander de leu^js nouvelles en entrant dans ce salon 
me décourageait tout à fait. 

Entre les quinze ou vingt petites-filles de M. de La# 
fayette ou leurs amies, presque toutes blondes au teint 
éclatant et à la figure commune (il est vrai que j'ar- 
rivais d'Italie) qui étaient rangées en bataille sur le 
divan bleu, il fallait saluer : * 

Mme la comtesse deTracy, 63 ans; M. le comte de 
Tracy, 60'ans; le général Lafayette, et son fils Geor- 
ges Washington Lafayette (1). 

Mme *de» Tracy, mon amie, M. Victor de Tracy, 
né vers 1785 — (Madame Sarah de Tracy, sa 
femme, jeune et brillante, un modèle de là beauté 
délicate anglaise, un peu trop maigre) et deux filles,» 
mesdames Georges de Lafayette et de Laubépin. 
Il fallait saluer aussi M. de Laubépin, auteur, avec 
un moine qu'il nourrit, du Mémorial, Toujours pré- 
sent, il dit huit ou dix mots par soirée. 

Je pris longtemps Mme Georges de Lafayette pour 
une religieuse que madjime de Tracy avait retirée 
chez elle par charité. Avec cette tournure, elle a des 
idées arrêtées avec aspérité comm^si elle était jan- 
séniste. Or, elle avait quatre ou cinq filles au moins; 
Mme de Maubourg, fille de M. Lafayette, en avait 
cinq ou six. Il m'a fallu dix ans pour les distinguer 
les unes des autres ; toutes ces figures blondes di- 
saient des choses parfaitement convenables, maisj 
pour moi, à dormir (Jebout, accoutumé que j'étais" 

4 

(1) Vrai citoyen des Etats-Unis d'Amérique, parfaitement* 
pur de toute idée nobiliaii^é. (Note de Beyle.) 



ï 



I 



48 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

aux yeux parlants* et au caractère décidé des belles 
Milanaises, et plus anciennement à l'adorable simpli- 
cité des bonnes Allemandes — j'ai été intendant à 
Sagan (Silésie) et à Brunswick. 

M. de Tracy avait été l'ami intime du célèbre Caba- 
nis, le père du matérialisme, dont le livre : Rapport 
du physique et du moral, avait été ma bible à seize 
^ ans. Madame Cabanis et sa fille, haute de six pieds 
et malgré cela fort aimable, paraissaient dans ce sa- 
lon. M. de Tracy me mena chez elle, rue des Vieilles- 
Tuileries, au diable ; j'en fus chassé par la chaleur. 
Dans ce temps-là, j'avais toute la àé\ÏQ.dXe^^Q italienne. 
Une chambre fermée et dedans dix personnes assises 
suffisaient pour me donner un malaise affreux, et 
* presque me faire tomber. Qu'on juge de la chambre 
bien fermée avec un feu d'enfer. 

Je n'insistais pas assez sur ce défaut physique ; le 
feu me chassa de chez madame Cabanis, M. de Tracy 
ne me Fa jamais pardonné. J'aurais pu dire un mot à 
à Mme la comtesse de Tracy, mais en ce temps-là, 
j'étais gauche à plaisir et même un peu en ce 
temps-ci. 

Mlle Cabanis, malgré ses six pieds, voulait se ma- 
rier ; elle épousa un petit danseur avec une perruque 
bien soignée, monsieur Dupaty (1), prétendu sculp- 
teur, auteur du Louis XIII de la place Royale, à che- 
val sur'une espèce de mulet. 

Ce mulet est un cheval arabe que je voyais beau- 
coup chez M. Dupaty. Ce pauvre cheval se mgrfon- 



(2) Louis-Marie-Charles-Henri-Mercier Dupaty, 1771-i825. 
Beyle semble avoir deviné juste. Aujourd'hui, Dupaty est plus 
qu'oublié. 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 49 

dait dans un coin de l'atelier. M. Dupaty me faisait 
grand accueil comme écrivain sur l'Italie et auteur 
d'une histoire de la Peinture. Il était difficile d'être 
plus convenable, et plus vide de chaleur, d'imprévu, 
d'élan, etc., que ce brave homme. Le dernier des 
métiers pour ces Parisiens si soignés, si propres, si 
convenables, c'est la sculpture. 

M. Dupaty, si poli, était de plus très brave ; il au- 
rait dû rester militaire. 

Je connus chez Mme Cabanis un honnête homme, 
mais bien bourgeois, bien étroit dans ses idées, bien 
méticuleux dans toute sa petite politique de ménage. 

Le but unique de M. Thurot, professeur dȔ grec, 
était d'être membre de l'Académie des Inscriptions. 
Par une contradiction effroyable, cet homme, qui ne 
se mouchait pas sans songer à ménager quelque va- 
nité qui pouvait influer à mille lieues de distance sur 
sa nomination à l'Académie, était ultra libéraL 

Cela nous lia d'abord, mais bientôt sa femme, 
bourgeoise à laquelle je ne parlais jamais que par 
force, me trouva imprudent. 

Un jour, M. de Tracy et M. Thurot me demandè- 
rent ma politique, je me les aliénai tous deux par 
ma réponse : 

« Dès que je serais au pouvoir, je réimprimerais 
les livres des émigrés déclarant que Napoléon a usurpé 
un pouvoir qu'il n'avait pas en les rayant. Les trois 
quarts sont moTts, je les exilerais dans les départe- 
ments des Pyrénées et deux ou trois voisins. Je ferai 
cerner ces quatre ou cinq départements par deux ou 
trois petites armées, qui, pour l'effet moral, bivoua- 
queraient, du moins six mois de l'année. Tout émigré 
qui sortirait de là serait impitoyablement fusille. 

5 



\ 



30 SOUVENIR D'iGOTISiME 

^ « Leurs biens rendus par Napoléon, vendus en 

fc,' morceaux, non supérieurs à deux krpents. Les émi- 

t_ • grés jouiraient de pensions de mille, deux mille et 

1 \ . trois mille francs par an. Ils pourraient choisir un 
* séjour dans les pays étrangers. » 

Les figures de MM. Thurot et deTracy s'allongèrent 
pe^idant l'explication de ce plan, je semblais atroce 
à ces petites âmes étiolées par la politesse de Paris. 
Une jeune femme présente admira mes idées, et sur- 
tout l'excès d'imprudence avec lequel je me livrais, 
elle vit en moi le Huron (roman de Voltaire). 

L'extrême bienveillance de*cette jeune femme m'a 
consolé de bien des irréussites. Je n'ai jamais été son 
amant tout à fait. Elle était extrêmement coquette, 
extrêmement occupée de parure, parlant toujours 
de beaux hommes, liée avec tout ce qu'il y avait de 
t brillant dans les loges de l'Opéra BufFa. 

J'arrange un peu pour qu'elle ne soit point recon- 
nue. Si j'eusse eu la prudence de lui faire compren- 
dre que je Taimais, elle en eût probablement été bien 
aise. Le fait est que je ne l'aimais pas assez pour ou- 
blier que je ne suis pas beau. Elle l'avait oublié. 
A l'un de mes départs de Paris, elle me dit au milieu 
de son salon : « J'ai un mot à voiis dire, » et, dans un 
passage qui conduisait à une antichambre où, heu- 
reusement il n'y avait personne, elle me donna un 
baiser sur la bouche, je le lui rendis avec ardeur. 
Je partis le lendemain et tout finit là. 

Mais, avant d'en venir là, nous nous parlâmes 

plusieurs années, comme on dit en Champagne. Elle 

me racontait fidèlement, à ma demande, tout le mal 

^u'on disait de moi. 

Elle avait un ton charmant, elle avait l'air ni d'ap- 



i 






SOUVENIRS d'ÉGOTISME ' * 51 



prouver, ni de désapprouver. Avoir ici un ministre 
de la Police est ceTjue je trouve de plus charmant 
dans les amours, d'ailleurs si froides, de Paris. 

On n'a pas idée des propos atroces que l'on apprend. 
Un jour elle dit : 

— M , l'espion a dit chez M. de Tracy : | Ah ! 

voilà M. Beyle qui a un habit neuf, on voit que Mme 
Pasta- vient d'avoir un bénéfice. » 

Cette bêtise plut : M. de Tracy ne me pardonnait 
pas cette liaison publique (autant qu'innocente) avec 
cette actrice célèbre. 

Le piquant que la chose, c'est que Céline qui me 
rapportait le propos de l'espion, était peut-être elle- ' 
même jalouse de mon assiduité chez Mme Pasta. 

A quelque heure que mes soirées se terminassent, 
j'allais chez Mme Pasta (rue Richelieu, vis-à-vis de 
la Bibliothèque, Hôtel des Lillois, n^ 63). Je logeais 
à cent pas de là, au n"^ 47. Ennuyé de la colère du 
portier, fort contrarié de m'ouvrir souvent à trois 
heures du matin, je finis par loger dans le même 
hôtel que Mme Pasta. 

Quinze jours après, je me trouvai diminué de 70 0/0 
dans le salon de Mme de Tracy. J'eus le plus grand 
tort de ne pas consulter mon amie Mme de Tracy. 
Ma conduite, à cette époque, n'est qu'une suite de 
caprices. Marquis, colonel, avec quarante mille francs 
de rente, je serais parvenu à me perdre. ^ 

J'aimais passionnément la musique, mais unique* 
ment la musique de Cimarosa et de Mozart. Le salon 
de Mme Pasta était le rendez-vous de tous les Milanais 
qui venaient à Paris. Par eux quelquefois, par hasard, 
j'entendais prononcer le nom de Métilde. 

Métilde, à Milan, apprit que je passais ma viç 



52 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

chez une actrice. Cette idée finit p^ut-être de la gué- 
rir. * 

J'étais parfaitement aveugle à tout cela. Pendant 
tout un été, j'ai joué au pharaon jusqu'au jour, chez 
Mme Pasta, silencieux, ravi d'entepdre parler mi- 
lanais, et respirant l'idée de Métilde dans tous les 
sens. Je montais dans ma charmante chambre, au 
troisième, et je corrigeais, les larmes aux yeux, les 
épreuves de V Amour. C'est un livre écrit au crayon 
à Milan, dans mes intervalles lucides. Y travailler 
à Paris me faisait mal, je n'ai jamais voulu l'ar- 
ranger. 

Les hommes de lettres disent : « Dans les pays 
étrangers, on peut avoir des pensées ingénieuses, on 
ne sait faire un livre qu'en France. » Oui, si le seul 
but d'un livre est de faire comprendre une idée; 
non s'il espère en même temps faire sentir, donner 
quelque nuance d'émotion. 

La règle française n'est bonne que pour un livre 
d'histoire, par exemple V Histoire de la Régence j de 
M, Lemonley, dont j'admire le style vraiment acadé- 
mique. La préface de M. Lemontey (avare, que j'ai 
beaucoup connu chez M. le comte Beugnot), peut 
passer pour un modèle de ce style académique. 

Je plairais presque sûrement aux sots, si je prenais 
la peine d'arranger quelques morceaux du présent 
bavardage. Mais peut-être, écrivant ceci comme une 
lettre, à mon insu, je fais ressemblant. 

Or, avant tout, je veux être vrai. Quel miracle ce 
serait dans ce siècle de comédie, dans une société 
dont les trois quarts des acteurs sont des charlatans 
aussi effrontés que M. Magendie ou M. le comte Re- 
gnault de St-Jean-d' Angély, ou M. le baron Gérard ! 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 53 

Un des caractères du siècle de la Révolution ( 1789- 
1832), c'est qu'il n'y ait point de grand succès sans 
un certain degré d'impudeur et même de charlata- 
nisme décidé. M. deLafayette, seul, est au-dessus du 
charlatanisme qu'il ne faut point confondre ici avec 
l'accueil obligeant, arme nécessaire d'un chef de 
parti. 

J'avais connu chez Mnïe Cabanis un homme qui, 
certes, n'est pas charlatan, M. Fauriel (l'ancien 
amant de Mme Condorcet). C'est, avec M. Mérimée 
et moi, le seul exemple à moi. connu de non-charla- 
tanisme parmi les gens qui se mêlent d'écrire. 

Aussi M. Fauriel n'a-t-il aucune réputation. Un 
jour, le libraire Bossanges me fît offrir cinquante 
exemplaires d'un de ses ouvrages si je voulais, non 
seulement faire un bel article d'annonce, mais en- 
core le faire insérer dans je ne sais quel journal où 
alors (pour quinze jours) j'étais en faveur. Je fus 
scandalisé et prétendis faire l'article pour un seul 
exemplaire. Bientôt le dégoût de faire ma cour à des 
faquins sales me fît cesser de voir ces journalistes 
et j'ai eu à me reprocher de ne pas avoir fait l'ar- 
ticle. 

Mais ceci se passait en 1826 ou 27. Revenons à 1821. 
M. Fauriel, traité avec mépris par Mme Condorcet, à 
sa mort (ce ne fut qu'une femme à plaisir physique), 
allait beaucoup chez une petite pie-grièche à demi- 
bossue, Mlle Clarke.. 

C'était une Anglaise qui avait de l'esprit, on ne 
saurait le nier, mais un esprit comme les cornes du 
chamois: sec, dur et tordu. M. Fauriel, qui alors 
goûtait beaucoup mon mérite, me mena bien vite chez 
mademoiselle Clarke, j'y retrouvai mon ami A. T. 

5. 



o4 . SOUVfoiRS d'ÉGOTÏSME 

qui, là, fiisait la pluie et le beau temps. Je fus frappé 
de la figure de Mme Belloc (1] (femme du peintre) qui 
ressemblait étonnamment à^ Lord Byron, qu'alors 
j'aimais beaucoup. Un homme fin, qui me prenait 
pour un Machiavel, parce que j'arrivais d'Italie, me 
dit : « Ne voyez- vous pas que vous perdez votre temps 
avec Mme Belloc ? Elle fait l'amour avec Mlle M... 
(petit monstre affreux avecMe beaux yeux.) 

Je fus étourdi, et de mon machiavélisme, et de mon 
prétendu amour pour Mme Belloc, ef encore plus de 
l'amour de cette dapie. Peut-être en est-il quelque 
chose. 

Au bout d'un an ou deux, Mlle Clarke me fit une 
querelle d'Allemand à la suite de laquelle je cessai de 
la voir, et monsieur Fauriel, dont bien me fâche, 
prit son parti. MM. Fauriel et Victor Jacquemont s'é- 
levèrent à une immense hauteur, au-dessus de tou- 
tes mes connaissances? de ces premiers mois de mon 
retour à Paris. Mme la comtesse de Tracy était au 
moins à la même hauteur. Au fond, je surprenais ou 
scandalisais toutes mes connaissances. 

J'étais un monstre ou un Dieu. Encore aujourd'hui, 
toute la société de mademoiselle Clarke croit ferme- 
ment que je suis un monstre — un monstre d'immo- 
ralité surtout. Le lecteur sait à quoi s'en tenir : je 
n'étais allé qu'une fois chez les filles, et l'on se sou- 
vient peut-être de mes succès auprès de cette fille 
d'une céleste beauté, Alexandrine. 



(1) Mme Belloc s'occupait de littérature et publia de 1818 à 
1836 un grand nombre de traductions de livres anglais. (Voir 
la lettre que Beyle écrivit à Mme Belloc au sujet de Byron, 
Corresp.f vol. 1, p. 273.) 



I 



CHAPITRE VI 



24 juin 1832, St-Jean. 



Voici ma vie à cette époque : 

Levé à dix heures je me trouvais à dix heures et 
demie au café de Rouen, où je rencontrais le baron 
de Lussinge et mon cousin Colomb (^1) (homme in- 
tègre, juste, raisonnable, mon ami d'enfance.) Le 
mal, c'est que ces d'eux êtres ne comprenaient abso- 
lument rien à la théorie du cœur humain ou à la pein- 
ture de ce cœur par la littérature et la musique. Le 
raisonnement à perte de vue sur cette matière, les 
conséquences à tirer de chaque anecdote nouvelle et 
bien prouvée, forment de bien loin la conversation la 
plus intéressante pour moi. Par la suite il s'est trouvé 
que Mérimée, que j'estime tant, n'avait pas non plus 
le goût de ce genre de conversation. 

Mon ami d'enfance, l'excellent Crozet (ingénieur 
en chef du département de l'Isère), excelle dans ce 

• 
(i) L'exécuteur testamentaire de Beyle. 



j 



i 



56 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

genre ; mais sa femme (1) me l'a enlevé depuis nom- 
bre d'années, jalouse de noire amitié. Quel dommage! 
Quel être supérieur que M. Crozet, s'.il eût habité 
Paris. Le mariage et surtout la province vieillissent 
étonnamment un homme, l'esprit devient paresseux, 
et le mouvement du cerveau, à force d'être rare, 
devient pénible et bientôt impossible. 

Après avoir savouré, au café de Rouen, notre ex- 
cellente tasse de café et deux brioches, j'accompa- 
gnais Lussinge à son bureau. Nous prenions par les 
Tuileries et par les quais, nous arrêtant à chaque 
marchand d'estampes. Quand je quittais Lussinge le 
moment affreux de la journée commençait pour moi. 
J'allais, par la grande chahîur de cette année, cher- 
cher l'ombre et un peu de fraîcheur sous les grands 
marronniers des Tuileries. Puisque je ne puis l'ou- 
blier, ne ferais-je pas mieux de me tuer ? me disais-je. 
Tout m'était à charge. 

J'avais encore, en 1821, les restes de cette passion 
pour la peinture d'Italie qui m'avait fail écrire sur ce 
sujet en 1816 et 17. J'allais au musée (2) avec un 
billet que Lussinge m'avait procuré. La vue de ces 
chefs-d'œuvre ne faisait que me* rappeler plus vive- 
ment Brera (3) et Métilde. Quand je rencontrais le nom 
français correspondant dans un livre, je changeais de 
couleur. 

J'ai bien peu de souvenir de ces jours, qui tous se 
ressemblaient. Tout ce qui plaît à Paris me faisait 

(i) C'est Mme Praxède Crozet qui a donné à la bibliothèque 
de Grenoble la plus grande partie des manuscrits de Stendhal, 
environ une trentaine de volumes. 

(2) Le Louvre. 

(3) L'un des musées de Milan. 



SOUVENIRS D EGOTISME 57 

horreur. Libéral moi-même, je trouvais les libéraux 
outrageusement niais. Bnfin, je vois que j'ai conservé 
un souvenir triste et offensant pour moi de tout ce je 
voyais alors. 

Le gros Louis XVIII, avec ses yeux de bœuf, traîné 
lentement par six gros chevaux, que je rencontrais 
sans cesse, me faisait particulièrement horreur. 

J'achetai quelques pièces de Shakespeare, édition 

anglaise, à 30 sols la pièce, je les lisais aux Tuileries 

et souvent je baissais le livre pour songer à Métilde. 

L'intérieur de ma chambre solitaire était affreux 

pour moi. 

Enfin, cinq heures arrivaient, je volais à la table 
d'hôte de l'hôtel de Bruxelles. Là, je retrouvais Lus- 
singe, fatigué, ennuyé, le braye Barot, l'élégant 
Poitevin, cinq ou six originaux de table d'hôte, espèce 
qui côtoie le chevalier d'industrie d'un côté et le 
conspirateur subalterne de l'autre. 

Après le dîner, le café était encore un bon mo- 
ment pour moi, tout au contraire de la promenade 
au boulevard de Gand, fort à la mode et rempli de 
poussière. Etre dans ce lieu-là, rendez-vous des élé- 
gants subalternes, des officiers de la garde, des filles 
de la première classe et des bourgeoises élégantes 
leurs rivales, était un supplice pour moi. 

Là, je rencontrais un de mes amis d'enfance, le 
comte de Barrai, bon et excellent garçon qui, petit- 
fils d'un avare célèbre, commençait à trente ans à 
ressentir des atteintes de cette triste passion . 

En 1810, ce me semble, M. de Barrai ayant perdu 
tout ce qu'il avait au jeu, je lui prêtai quelque ar- 
gent et le forçai à partir pour Naples. Son père, fort 
galant homme,lui faisait une pensionde 6,000 francs. 



>. 



58 • SOUV:ÇNIRS D EGOTISMP - 

Au boni de quelques années, Barrai, de retour de 
Naples, me trouva vivant avec une actrice char- 
mante, qui, chaaue Boir, à» onze heures et demie, 
venait s'établir dans mon lit. Je rentrais à une heure, 
(. et nou^ soupionp^vec une perdrix froide et du vin de 
^ Champagne. Celte Kaison a duré deux ou trois ans. 
]i. Mlle Bayreter avait une amie, fille du célèbre Rose, 
le marchand de ciîlottes de peau. Mole, le célèbre ac- 
teur, avait séduit les trois sœurs, filles charmantes. 
L'une d'elles' est aujourd'hui Mme la marquise de 
D... Annette, de chute en chute, vivait alors avec un 
homme de la Bourse. Je la vantai tant à Barrai qu'il 
en devint amoureux. Je persuadai à la jolie Annette 
de quitter ce vilain agioteur. Barrai n'avait pas exac- 
tement cinq francs le 2 du mois. Le 1'''', en revenant de 
chez son banquier avec cinq cents francs, il allait dé- 
gager sa montre, qui était en gage et jouer les quatre 
cents francs qui lui restaient. Je pris de la peine. 
Je donnai deux dîners aux parties belligérantes , 
chez Véry, aux Tuileries, et enfin je persuadais à 
Annette de seifaire l'économe du comte et de vivre 
sagement avec lui des cinq cents francs donnés par 
le père. Aujourd'hui (1832), il y a dix ans que ce mé- 
nage dure. Malheureusement, Barrai est devenu 
riche : il a 20,000 francs de rente au moins, et avec 
* la richesse est venue une avarice atroce. En 1817, 
j'avais été très amoureux d' Annette pendant quinze 
jours; après quoi, je lui avait trouvé les idées e7ro/- 
tes et parisiennes. 

C'est pour moi le plus grand remède à l'amour. Le 
soir, au miliAi de la poussière du boulevard de 
Gand, je trouvais cet ami d'enfance et cette bonne 
Annette.* Je ne savais que leur dire. Je périssais 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME ; 59 

d'ennui et de tristesse; les filles ne m'égayaient point. 

Enfin, vers les dix heures et deipie, j'allai chez 
Mme Pasta pour le pharaon, et j'avais le chagrin 
d'arriver le premier et d'être réduit à la conversation 
toute de cuisine de la*Rachel, mère de la Giudilta. 
Mais elle me parlait milanais ; (Quelquefois je trouvais 
avec elle quelque nigaud nouvellement ai*rivc de Mi- 
lan, auquel elle avait donné à dîner. 

Je demandais timidement à ces niais des nouvelles 
de toutes les jolies femmes de Milan. Je serais mort 
plutôt que de nommer Métil^e; mais 'quelquefois, 
d'eux-mêmes, ils m'en parlaient. Ces soirées fai- 
saient époque dans ma vie. Enfin le pharaon com- 
mençait. Là, plongé dans une rêverie profonde, je 
perdliis ou gagnais trente francs en quatre heures. 
J'avais tellement abandonné tout souci de mon hon- 
neur que, quand je perdais plus que je n'avais dans 
v-ma poche, je disais h qui gagnait : Voulez-vous que ' 
je monte chez moi? On répondait : NoUy si figurit 
Et je ne payais que le lendemain. Cette bêtise, sou- 
vent répétée, me donna la réputation d'un pauvre. Je 
m'en aperçus, dans la suite, aux lamentations que 
faisait l'excellent Pasta, le mari de la Judith, quand 
il me voyait perdre trente ou trente-cinq francs. Mê- 
me après avoir ouvert les yeux sur ce détail,, je ne 
changeai pas de conduite. *i 



« 

♦ ». 



1 ' V . 






i. 

I 



CHAPITRE VII 



Quelquefois j'écrivais une date sur un livre que 
j'achetais et Tindication du sentiment qui me domi- 
nait. Peut-être trouverai-j-e quelques dates dans mes 
livres. Je ne sais trop comment j'eus l'idée d'allpr en 
Angleterre. J'écrivis à M..., mon banquier, de me 
donner une lettre de crédit de mille francs sur Lon- 
dres ; il me répondit qu'il n'avait plus à moi que cent 
vingt— six francs. J'avais de l'argent je ne sais où, à* 
Grenoble peut-être, je le fis venir et je partis. 

Ma première idée de Londres me vint ainsi en 1821. 
Un, jour, vers 1816, je crois, à Milan, je parlais de 
suicide avec le célèbre Brougham (aujourd'hui lord 
Brougham, chancelier d'Angleterre, et qui bientôt 
sera-mort à force de travail). 

— Quoi de plus désagréable, me dit M. Brougham, 
que l'idée qiie tous les journaux vont annoncer que 
vous vous êtes brûlé la cervelle, et ensuite entrer 
dans votre vie privée pour chercher les motifs?... 
Cela esta dégoûter de se tuer. 

— Quoi de plus simple, répondis-je, que de pren- 
dre l'habitude d'aller se promener sur mer, avec les 
bateaux pêcheurs? Un jour de gros temps, on tombe 
à la mer par accident. 



' I 



ll • 



SOUVENIRS D*ÉGOTISME 



61 



Cette idée de me promener en mer me séduisit. Le 
seul écrivain lisible pour moi était Shakespeare, je 
me faisais une fête de le voir jouer. Je n'avais rien vu 
de Shakespeare en 1817^ à mon premier voyage en 
Angleterre. 

Je n'ai aimé avec passion en ma vie que Cimarosa, 
Mozart et Shakespeare. A Milan, en 1820, j'avais 
envie de mettre cela sur ma tombe. 
.: Je pensais chaque jour à cette inscription, croyant 
bien que je n'aurais de tranquillité que dans la 
tombe. Je voulais une tablette de marbre de la forme 
d'une carte à jouer (1) : 



ERRICO BEYLE 

MILANESE 

Visse y scrisse^ amo 

QuesV anima 

Adorava 

Cimaroza, Mozart è Shakespeare 

M. de anni.,,. 



il 



18, 



\ 



(i) Colomb a interverti Tordre de la troisième ligne. — La 
pierre tombale du cimetière Montmartre porte : scrisse, amo, 
visse f ce qui est un contre-seiis.. 

C 



62 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

N'ajouter aucun signe sale, aucun ornement plat, 
faire graver cette inscription en caractères .majuscu- 
les. Je hais Grenoble, je suis arrivé à Milan en mai 
1800, j'aime cette ville. Là ^'ai trouvé les plus grands 
plaisirs et les plus grandes peines, là surtout ce qui 
fait la patrie, j'ai trouvé les premiers plaisirs. Là je 
désire passer ma vieillesse et mourir. 

Que de fois, balancé sur une barque solitaire par 
les ondes du lac de Côme, je me disais avec délices : 

Hic captabis frigus opacu?n! 

Si je laisse de quoi faire cette tablette, je prie qu'on la 
place dans le cimetière d'Andilly, près Montmorency, 
exposée au levant. Mais surtout je désire n'avoir pas 
d'autre monument, rien de parisien, rien de vaude- 
villique, j'abhorre ce genre. Je l'abhorrais bien plus 
en 1821. L'esprit français que je trouvais dans les 
théâtres de Paris allait presque jusqu'à me faire m'é- 
criertout haut : Canaille!... Canaille!... Canaille (1)! 
Je sortais après le premier acte. Quand la musique 
française était jointe à l'esprit français, Vhorreur 
allait jusqu'à me faire faire des grimaces et me don- 
ner en spectacle. Mme de Longueville me donna un 
jour sa loge au théâtre Feydeau. Par bonheur, je n'y 
menai personne. Je m'enfuis au bout d'un quart 
d'heure, faisant des grimaces ridicules et faisant vœu 
de ne pas rentrer à Feydeau de deux ans : j'ai tenu ce 
serment. 

Tout ce qui ressemble aux romans de Mme de 
Genlis, à la poésie de MM. Legouvé, Jouy, Campe- 
non, Treneuu, m'inspirait la même horreur. 

(1) C'est le cri de Julien Sorel. 



/ 



■ '■} 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME . 63 

> 

Rien de plus plat à écrire en 1832, tout le monde 
pense aînsi. En 1821, Lussinge se moquait de mon 
insupportable orgueil quand je lui montrais ma haine; 
il en concluait que sans doute M. de Jouy ou M. Cam- 
penc^n avait fait une sanglante critique de quelques- 
uns de mes écrits. Un critique qui s'est moqué de moi 
m'inspire un tout autre sentiment. Je rejugé, à 
chaque fois que je relis sa critiejye, qui a raison de 
lui ou de moi. 

Ce fut, ce me sernble, en septembre f821, qi^e je 
• partis pour Londres. Je n'avais que du dégoût pour 
Paris. J'étais aveugle, j'aurais dû demander des con- 
seils à madame la comtesse de Tracy. Cette femme 
adorable el de moi aimée comme une mèrp, non, 
mais comme unç ex-jolie femme, mais sans aucune 
idée d'amour terrestre, avait alors soixante-trois ans. 
J'avais repoussé son amitié par mon peu de confiance. 
J'aurais dû être l'ami, non l'amant de Céline. Je me 
sais si j'aurais réussi alors comme amant, mais je vois 
clairement aujourd'hui que j'étais sur le bord de l'in- 
time amitié. J'aurais dû ne pas repousser le renou- 
vellen>ent de connaissance avec Mme la comtesse 
Berthois (1). 

J'étais au désespoir, ou pour mieux dire profondé- 
ment dégoûté de la vie de Paris, de moi surtout. Je 
me trouvais ious les défauts, j'aurais voulu être un 
autre. J'allais à Londres chercher un remède au spleen 
et je l'y trouvais assez. Il fallait mettre entre moi et' 
la vue du dôme de Milan, les pièces de Shakespeare 
et l'acteur Kean. 

Apez souvent je trouvais, dans la société, des gens 

(1) Comtesse Bertrand. — Voir Vie de Henri Brulard. 






64 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

qui venaient me faire compliment sur un de mes ou- 
vrages ; j'en avais fait bien peu alors. Et le compli- 
ment fait et répondu, nous ne savions que nous dire. 

Les complimenteurs parisiens, s'attendant à quel- 
que réponse de vaudeville, devaient me trouver bien 
gauche et peut-être bien orgueilleux. Je suis accou- 
tumé à paraître le contraire de ce que je suis. Je re- 
garde, et j'ai toujours regardé mes ouvrages comme 
des billets à la loterie. Je n'estime que d'être réim- 
primé en 1900. Pétrarque comptait sur son poème 
latin de VAfrica et ne songeait guère à ses sonnets. 

Parmi les complimenteurs, deux me flattèrent: l'un, 
de cinquante ans, grand et fort bel homme, ressem- 
blait étonnamment à Jupiter Mansuelus. En 1821, 
j'étais encore fou du sentiment qui m'avait fait écrire, 
quatre ans auparavant, le commencement du second 
volume de V Histoire de la Peinture, Ce complimen- 
teur si bel homme parlait avec l'afféterie des lettres 
de Voltaire ; il avait été condamné à mort à Naples en 
1800 ou 1799. Il s'appelait di FiorH (l) et se trouve 
aujourd'hui le plus cher de mes amis. Nous avons 
été dix ans sans nous comprendre ; alors je ne savais 
comment répondre à son petit tortillage à la Voltaire. 

Le second complimenteur avait des cheveux anglais 
blonds superbes, bouclés. 11 pouvait avoir environ 
trente ans et s'appelait Edouard Edwards, ancien 
mauvais sujet sur le pavé de Londres et commissaire 
des guerres, je crois, dans l'armée d'occupation com- 
mandée par le duc de Wellington. Dans la suite, 
quand j'appris qu'il avait été mauvais sujet sur le pavé 
de Londres, travaillant pour les journaux, visant à 

(1) Voir Correspondance, passim. 



r 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME . 65 

faire quelque calembour célèbre, je m'étonnai bien 
qu'il ne fut pas chevalier d'industrie. Le pauvre 
Edouard Edwards avait une autre qualité : il était na- 
turellement et parfaitement brave. Tellement natu- 
rellement que lui, qui se vantait de tout avec une 
vanité plus que française, s'il est possible, et sans la 
retenue française, ne parlait jamais de sa bravoure. 

Je trouvai M. Edouard dans la diligence de Calais. 
Se trouvant avec un auteur français, il se crut obligé 
de parler et fit mon bonheur. J'avais compté sur le 
paysage pour m'amuser. Il n'y a rien de si plat — 
pour moi du moins — que la route par Abbeville, 
Montreuil-sur-Mer, etc. Ces longues routes blanches 
se dessinant au loin sur un terrain platement ondulé 
auraient [été] mon malheur sans le bavardage d'Ed- 
wards, 

Cependant les murs de Montreuil et la faïence du 
déjeuner me rappelèrent tout à fait l'Angleterre. 

Nous voyagions avQC un nommé S/nidt, ancien se- 
crétaire du plus petitement intrigant des hommes, M. 
le conseiller d'Etat Fréville, que j'avais connu chez 
Mme Nardon (1), rue des Ménars, 4. — Ce pauvre 
Smidt, d'abord assez honnête, avait fini par être espion 
politique. M. Decazes l'envoyait dans les congrès, 
aux eaux d'Aix-la-Chapelle. Toujours intrigant et à 
la fin, je crois, volant, changeant de facteur tous les 
six mois, un jour Smidt me rencontra et me dit que, 
comme mariage de convenance et non d'inclination, 
il allait épouser la fille du maréchal Oudinot, duc de 
Reggio, qui, à la vérité, a un régiment de filles, et 



(1) \oir Journal, p. 315, 320, 331. 

6« 



66 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

demandait Taumône à Louis XVIII tous les six mois. 

— Epousez ce soir, mon cher ami, lui dis-je tout 
surpris. 

Mais j'appris, quinze jours après, que M. le duc De- 
cazes, apprenant malheureusement la fortune de ce 
pauvre Smidt, s'était cru obligé d'écrire un mot au 
beau-père. Mais Smidt était assez bon diable et ^ssez 
bon compagnon. 

A Calais, je fis une grosse sottise. Je parlai à table 
d'hôte comme un homme qui n'a pas parlé depuis un 
an. Je fus très gai. Je m'enivrai presque de bière 
anglaise. Un demi-manant, capitaine anglais au petit 
cabotage, fit quelques objections à mes contes, je lui 
répondis gaiement et en bon enfant. La nuit, j'eus 
une indigestion horrible, la première de ma vie. Quel- 
ques jours après Edwards me dit, avec mesure, 
chose très rare chez lui, qu'à Calais j'aurais dû ré- 
pondre vertement et non gaiement au capitaine 
anglais. 

Cette faute terrible, je Tai commise une autre fois 
en 1813, à Dresde, envers M.... depuis fou. Je ne 
manque point de bravoure, une telle cho^e ne m'ar- 
riverait plus aujourd'hui. Mais, dans ma jeunesse, 
quand j'improvisais, j'étais fou. Toute mon attention 
était à la beauté des images que j'essayais de rendre. 
L'avertissement de M. Edwards fut pour moi comme 
le chant du coq pour Saint-Pierre. Pendant deux 
jours nous cherchâmes le capitaine anglais dans 
toutes les infâmes tavernes que ces sortes de gens 
fréquentent près de la Tour, ce me semble. 

Le second jour, je crois, Edwards me dit avec me- 
sure, politesse et même élégance : « Chaque nation, 
voyez-vous, met de certaines façons à se battre ; 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 67 

notre manière à nous, Anglais, est baroque, etc. » 

Enfin le résultat de toute cette philosophie était de 
me prier de Te laisserparler au capitaine qui, il y avait 
dix àparier contre cent, malgré Téloignement national 
pour les Français, n'avait nullement eu l'intention 
de m'offenser, etc. Mais enfin, si l'on se battait, 
Edwards me suppliait de permettre qu'il se battît à 
ma place. — Est-ce que vous vous f....z de moi? lui 
dis-je. 

Il y eut des paroles dures, mais enfin il me con- 
vainquit qu'il n'y avait de sa part qu'excès de zèle et 
nous nous remîmes à chercher le capitaine. Deux ou 
trois fois, je sentis tous les poils de mes bras sq héris- 
ser sur moi, croyant reconnaitre le capitaine. J'ai 
pensé depuis que la chose m'eût éfcé difficile sans 
Edwards, — j'étais ivre de gaieté, de bavardage et de 
bière à Calais. Ce fut la première infidélité au sou- 
venir de Milan« 

Londres me toucha beaucoup à cause des proH 
menades le long de la Tamise vers Little ChelseaAl 
y avait là de petites maisons garnies de rosiers qui 
furent pour moi la véritable élégie /Ce fut la première 
fois que ce genre fade me toucha. 

Je comprends aujourd'hui que mon âme était tou4 
jours bien malade. J'avais une horreur presque 
hydrophobique à l'aspect de tout être grossier. La 
conversation d'un gros marchand de province gros- 
sier m'hébétait et me rendait malheureux pour tout 
le reste de la journée, par exemple, le riche banquier 
Charles Durand de Grenoble, qui me parlait avec 
amitié. Cette disposition d'enfance, qui m'a donné 
tant de moments noirs de quinze à vingt-cinq ans, reve- 
nait avec force. J'étais si malheureux que j'aimais les 



68 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

figures connues. Toute figure nouvelle, qui dans 
Tétat de santé m'amuse, alors m'importunait. 

Le hasard me conduisit à Tavistock Hôtel, Covent- 
Gra'den. C'est Thôtel des gens aisés qui, de la pro- 
vince, viennent à Londres. Ma chambre, toujours 
ouverte dans ce pays de vol avec impunité, avait huit 
pieds de large et dix de long. Mais, en revanche, on 
allait déjeuner dans un salon qui pouvait avoir cent 
pieds de long, trente de large et vingt de haujt. Là, 
on mangeait tout ce qu'on voulait et tant qu'on vou- 
lait pour deux shillings. On nous faisait des beefsteaks 
à l'infini, ou l'on plaçait devant vous un morceau de 
bœuf rôti de quarante livres avec un couteau bien 
trancJiant. 

Ensuite venait le thé pour cuire toutes ces viandes. 
Ce salon s'ouvrait en arcades sur la place de Covent 
Garden. Je trouvais là tous les matins une trentaine 
de bons Anglais marchant avec gravité, et beaucoup 
avec l'air malheureux. Il n'y avait ni affectation, ni 
fatuité françaises et bruyantes. Cela me convint, 
j'étais moins malheureux dans ce salon. Le déjeuner 
me faisait toujours.passer non pas une heure ou deux 
comme une diversio.n, mais une bonne heure. 

J'appris à lire machinalement les journaux an- 
glais, qui au fond ne m'intéressaient point. Plus tard, 
en i826, j'ai été bien malheureux sur cette même 
place de Covent-Garden au Ouakum Hôtel, ou quel- 
que nom aussi disgracieux, à l'angle opposé à Ta- 
vistock. De 1826 à 1832, je n'ai pas eu de malheurs. 

On ne donnait point encore Shakespeare le jour de 
mon arrivée à Londres ; j'allai à Haymarket qui, ce 
me semble, était ouvert. Malgré Tair malheureux de 
la salle, je m'y amusai assez. 



r.' . 



SOUVENIRS b'ÉGOTISME 63 

She stoops to conquery comédie de Goldsmith, 
m'amusa infiniment à cause du jeu des joues de l'ac- 
teur qui faisait le mari de miss Richland, qui s'abais- 
sait pour conquérir: c'est un peu lesujet desFausses 
Confidences de Marivaux. Une jeune fille à marier se 
déguise en femme de chambre ; [ce] beau stratagème 
m'amusa fort. 

Le jour, j'errais dans les environs de Londres, j'al- 
lais souvent à Richmond. 

Cette fameuse terrasse offre le même mouvement 
de terrain que Saint-Germain-en-Làye. Mais la vue 
plonge de moins haut peut-être, sur des prés d'une 
charmante verdure parsemée de grands arbres véné- 
rables par leur antiquité. On n'aperçoit, au contraire, 
du haut de la terrasse de Saint-Germain, que du sec 
et du rocailleux. Rien n'est égal à cette fraîcheur du 
vert en Angleterre et à la beauté de ces arbres : les 
couper serait un crime et un déshonneur, tandis 
qu'au plus petit besoin d'argent, le propriétaire fran- 
çais vend les cinq ou six grands chênes qui sont dans 
son domaine. La vue de Richmond, celle de Wind- 
sor, me rappelaient ma chère Lombardie, les monts 
de Brianza, Derio, Como, la Cadenabbia, le sanc- 
tuaire de Varèse, beaux pays où se sont passés mes 
beaux jours. 

J'étais si fou dans ces moments de bonheur que je 
n'ai presque aucun souvenir distinct; tout au plus 
quelque date pour marquer, sur un livre nouvelle- 
ment acheté, l'endroit où je l'avais lu. La moindre 
remarque marginale fait que si je relis jamais ce 
livre, je reprends le fil de nos idées et vais en avanL 
Si je ne trouve aucun souvenir en relisant un livre, 
le travail est à recommencer. 



70 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

Un soir, assis sur le pont qui est au bas de la ter- 
, rasse de Richmond, je lisais les Mémoires de Mme 
Hutchinson ; c'est Tune de mes passions. 

— Mr. Bell ! dit un homme en s'arrêtant droit de- 
vant moi. 

C'était M. B... — que j'ava-is vu en Italie, chez lady 
Jersey, à Milan. M. B..., homme très fin, de quelque 
cinquante ans, sans être précisément de la bonne 
compagnie, y était admis; — en Angleterre, les 
classes sont marquées, comme aux Indes, au pays 
des parias; voyez la Chaumière Indienne. 

— Avez- vous vu lady Jersey? 

— Non ; je la connaissais trop peu à Milan ; et Ton 
dit que vous autres, voyageurs anglais, êtes un peu 
sujets à perdre la mémoire en repassant la Manche. 

— Quelle idée ! Allez-y. 

— Etre reçu froidement, n'être pas reconnu me 
ferait beaucoup plus de peine que ne pourrait me 
faire plaisir la réception la plus empressée. 

— Vous n'avez pas vu MM. Hobhouse,Brougham? 
Même réponse. 

M. B... qui avait toute l'activité d'un diplomate, 
me demanda beaucoup de nouvelles de France. Les 
jeunes gens de la petite bourgeoisie, bien élevés et ne 
sachant où se placer, trouvant partout devant eux les 
protégés de la Congrégation, renverseront la Con- 
grégation et, par occasion, les Bourbons. (Ceci ayant 
l'air d'une prédiction, je laisse au lecteur bénévole 
toute liberté de n'y pas croire.) 

J'ai placé cette phrase pour ajouter que mon ex- 
trême dégoût de tout ce dont je parlais me donna appa- 
remment cet air malheureux sans lequel on n'est pas 
considéré en Angleterre. 



.*y •■■ 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 71 

Quand M. B... comprit que je connaissais M. de 
La Fayette, M. de Tracy : 

— Eh! me dit-il avec Tair du plus profond éton- 
nement, vous n'avez pas donné plus d'ampleur à 
votre voyage! Il dépendait de vous de dîner deux 
fois la semaine chez lord HoUand, chez lady A... 

r— Je n'ai même dit à Paris que je venais à Lon- 
dres. Je n'ai qu'un objet : voir jouer les pièces de 
Shakespeare. 

Quand M. B... m'eut bien compris, il crut que 
j'étais devenu fou. La première fois que j'allai au bal 
d'Almack, mon banquier, voyant mon billet d'ad- 
mission, il me dit avec un soupir : 

— Il y a vingt-deux ans, monsieur, que je tra- 
vaille pour aller à ce bal, où vous serez dans une 
heure ! 

La société, étant divisée par bandes comme un bam- 
bou, lagrande affaire d'unhomme est de monter dans 
la classe supérieure à la sienne, et tout l'effort de cette 
classe est de l'empêcher de monter. 

Je n'ai trouvé ces mœurs en France qu'une fois : 
c'est quand les généraux de l'ancienne armée de Napo- 
léon, qui s'étaient vendus à Louis XVIII , essayaient à 
force de bassesses de se faire admettre dans le salon de 
Mme de Talaru et autres du faubourg Saint-Germain. 
Les humiliations que ces êtres vils empochaient 
chaque jour rempliraient cinquante pages. 

Le pauvre Amédée de Pastoret, s'il écrivait jamais 
ses souvenirs, en aurait de belles à raconter. 

Hé bien! je ne crois pas que les jeunes gens qui fi- 
rent leur droit en 1832 aient eu, eux, à supporter de 
telles humiliations. Ilsferont une bassesse, une scélé- 
ratesse, si l'on veut, commise en un jour, mais se 



72 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

faire assassiner ainsi, à coups d'épingles, par le mé 
pris, c'est ce qui est hors nature pour qui n'est pas né 
dans les salons de 1780, ressuscites de 1804 à 1830. 

Cette bassesse, qui supporte tout de la femme d'un 
cordon bleu (Mme de Talaru), ne paraîtra plus que 
parmi les jeunes gens nés à Paris. Et Louis-Philippe 
prend trop peu de consistance pour que de tels salons 
se reforment de longtemps à Paris. 

Probablement le Reform-Bill va faire cesser, en 
Angleterre, la fabrique de gens tels que M. B.., quirie 
me pardonna jamais de n'avoir pas donné plusd'am- 
pleur à mon voyage. Je ne me doutais pas, en 1821, 
d'une abjection que j'ai comprise à mon voyage de 
1826, — les dîners et les bals de l'aristocratie coû- 
tent un argent fou et le plus mal dépensé du monde. 

J'eus une obligation à M. B..., il m'apprit à revenir 
de Richmond à Londres par eau, c'est un voyage 
délicieux. 

Enfin, le.... (1) 1821, on afficha 0^/ie/to par Kean. 
Je faillis être écrasé avant d'atteindre mon billet de 
parterre. Les moments d'attente de la queue me rap- 
pelèrent vivement les beaux jours de ma jeunesse 
quand nous nous faisions écraser en 1800 pour voir 
la première de Pinto (germinal an VIII), 

Le malheureux qui veut un billet à Covcnt Garden 
est engagé dans des passages tortueux, larges de trois 
pieds, et garnis de planches que le frottement des ha- 
bits des patients a rendues parfaitement lisses. 

La tête remplie d'idées littéraires, ce n'est qu'en- 
gagé dans ces affreuxpassageset quandla colère m'eût 
donné une force supérieure à celle de mes voisins que 

« 

(1). En blanc dans le manuscrit. 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 73 

je me dis : Tout plaisir est impossible ce soir pour 
moi. Quelle sottise de ne pas acheter d'avance un bil- 
let de loge ! 

Heureusement, à peine dans le parterre, les gens 
avec qui j'avais fait le coup d'épaule me regardèrent 
d'un air bon et ouvert. Nous nous dîmes quelques 
mots bienveillants surles peines passées; n'étant plus 
en colère, je fus tout à mon admiration pour Kean, 
que je ne connaissais que par les hyperboles de mon 
compagnon de voyage Edouard Edwards. Ilparaît que 
Kean est un héros d'estaminet, un crâne de mauvais 
ton. 

Je l'excusais facilement : s'il fût né riche ou dans 
une famille de bon ton, il ne serait pas Kean, mais 
quelque fat bien froid. La politesse des hautes classes 
de France, et probablement d'Angleterre, proscrit 
toute énergie, et l'use, si elle existaitpar hasard. Par- 
faitement poli et parfaitement pur de toute énergie, 
tel est l'être que je m'attendais à voir, quand on an- 
nonçait, chez M. de Tracy, M. de Syon ou tout autre 
jeune homme du faubourg Saint-Gormain. Et encore 
je n'étais pas bien placé en 1821 pour juger de toute 
l'insignifiance de ces êtres étiolés. M. de Syon, qui 
vient chez le général Lafayette, qui est allé en Amé- 
rique à sa suite, je crois, doit être unmonstre d'éner- 
gie dans le salon de Mme de la Trémoille. 

Grand Dieu ! Comment est-il possible d'être aussi 
insignifiant ! comment peindre de telles gens ! Ques- 
tions queje me faisais pendant l'hiver de 1830,enétu- 
^diant ces jeunes gens. Alors leur grande affaire était 
la peur que leurs cheveux arrangés de façon à former 
jin bourrelet d'un coté du front à l'autre ne vinssent 
à tomber. 



74 SOUVENIRS d'ÂGOTISME 

For 7ne : (Je suis un peu découragé par le manque 
absolu de dates. L'imagination se perd à courir après 
les dates au lieu de se figurer les objets). 

Mon plaisir en voyant Kean, fut mêlé de beaucoup 
d'étonnement. Les Anglais, peuple/iîcAe, ont desges- 
tes fort différents des nôtres pour exprimer les mêmes 
mouvements de Tâme. 

Le baron de Lussinge et l'excellent Barot vinrent 
me rejoindre à Londres ; peut-être Lussinge y était 
venu avec moi. 

J'ai un talent malheureux pour communiquer mes 
goûts ; souvent, en parlant de mes maîtresses à mes 
amis, je les ai rendus amoureux, ou, ce qui est bien 
pis, j'ai rendu ma maîtresse amoureuse de Tami, que 
j'aimais réellement. C'est ce qui m'est arrivé pour 
Mme Azur et Mérimée. J'en fus au désespoir pendant 
quatre jours. Le désespoir diminuant, j'allai prier Mé- 
rimée d'épargner ma douleur pendant quinze jours. 
— Quinze mois, me répondit-il, je n'ai aucun goût 
pour elle. J'ai vu ses bas plissés sur sa jambe en ga^ 
rande (français de Grenoble). 

Barot qui fait les choses avec règle et raison, com- 
me un négociant, nous engagea à prendre un valet 
déplace. C'était un petit fatanglais. Je les méprise plus 
que les autres; la mode chez eux n'est pas un plaisir, 
mais un devoir sérieux, auquel il ne faut pas man- 
quer. 

J'avais du bon sens pour tout ce qui n'avait pas 
rapport à certains souvenirs, je sentis sur-le-champ 
le ridiculedes quarante-huit heures de travail del'ou- 
vrier anglais. Le pauvre Italien, tout déguenillé, est 
bien plus près du bonheur. II a le temps de faire l'a- 
mour, il se livre quatre-vingts ou cent fois par an à 



) 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 76 

nne religion d'autant plus amusante qu'elle lui fait 
peur, etc. 

Mes compagnons se moquèrent rudement de moi. 
Mon paradoxe devint -vérité à vue d*œil, et sera bien 
commun en 1840. Mes compagnons me trouvaient 
fou tout à fait quand j'ajoutais : Le travail exorbitant 
et accablant de l'ouvrier anglais nous venge de Wa- 
terloo et de quatre coalitions. Nous, nous avons en- 
terré nos morts, et nos survivants sont plus heureux 
que les Anglais. Toute leur vie, BajTot etLussingeme 
croiront une mauvaise tête. Dix ans après, je cherche 
à leur faire honte : Vous pensez aujourd'hui comme 
moi, à Londres en 1821, Ils nient, et la réputation 
de mauvaise tête me reste. Qu'on juge de ce quim' ar- 
rivait quand j'avais le malheur de parler littérature. 
Mon cousin Colomb m'a cru longtemps réellement 
envieux, parce que je lui disais que le Lascaris de 
M. Villemain était ennuyeux à dormir debout. Qu'é- 
tait-ce, grand Dieul quand j'abordaislesprincipesgé- 
néraux i 

Un jour que je parlais de travail anglais, le petit fat 
qui nous servait de valet de place prétendit son hon- 
neur national oiFensé. 

. — Vous avez raison, lui dis-je, mais nous sommes 
malheureux : nous n'avons plus de connaissances 
agréables. 

— Monsieur, je ferai votre affaire. Je ferai le mar- 
ché moi-même... (1). Nevous adressez pas à d'autres, 
on vous rançonnerait, etc. 

Mes amis riaient. Ainsi, pour me moquer de l'hon- 
neur du fat, je me trouvais engagé dans une partie de 

(1) En blanc dans le manuscrit. 



7Ô SOUVENIRS d'ÉGOTISMK 

filles. Rien de plus maussade et repoussant que les 
détails du marché que notre homme nous fit essuyer 
le lendemain en nous montrant Londres. 

D'abord, nos jeunes filles habitaient un quartier 
perdu — Westminster Road, — admirablement dis- 
posé pour que quatre matelots souteneurs puissent 
rosser des Français. Quand nous en parlâmes à un 
ami anglais : 

— Gardez-vous bien de ce guet-apens! nous dit-il. 

Le fat ajoutait qu'il avait longuement marchandé 
pour nous faire donner du thé le matin en nous le- 
vant. Les filles ne voulaient pas accorder leurs bon- 
nes grâces et leur thé pour vingt et un shillings; mais 
enfin elles avaient consenti. Deux ou trois Anglais 
nous dirent : 

— J'amais un Anglais ne donnerait dans un tel 
piège. Savez- vous qu'on vous mènera à une lieue de 
Londres? 

Il fut bien convenu entre nous que nous n'irions 
pas. Le soir venu, Barot me regarda. Je le com- 
pris. 

— Nous sommes forts, lui dis-je, nous avons des 
armes. 

Lussinge n'osa jamais venir. Nous prîmes unfîacre. 
Barotet moi, nous passâmes le pont de Westminster. 
Ensuite le fiacre nous engagea dans des rues sans 
maisons, entre des jardins. 

Barot riait. 

— Si vous avez été si brillant avec 'Alexandrine 
dansune maison charmante, au centre de Paris, que 
n'allez-vous pas faire ici ? 

J'avais un dégoût profond; sans l'ennui de l'après- 
dînée à Londres quand.il n'y a pas de spectacle, 



SOUVENIRIJ» d'ÉGOTISME 71 

comme c'était le cas ce jour-là, et sans la petite pointe 
de danger, jamais Westminster Road ne m'aurait vu. 
Enfin, après avoir été deux ou trois fois sur le point 
de verser dans de prétendues rues sans pavé, ce me 
semble, le fiacre, jurant, nous arrêta devant une mai- 
sonàtrois étages qui, tout entière, pouvait avoir vingt- 
cinq pieds de haut. De la vie, je n'ai vu quelque chose 
de si petit. 

Certainement, sans l'idée du danger, je ne serais 
pas entré; je m'attendais à voir trois infâmes salopes. 
Elles étaient trois petites filles, avec de beaux che- 
veux châtains, un peu timides, très empressées, fort 
pâles. 

Les meubles étaient de la petitesse la plus ridicule. 
Barot est gros et grand; nous ne trouvions pas à nous 
asseoir, exactement parlant»: les meubles avaient 
l'air faits pour des poupées. 

Nous avions peur de les écraser. Nos petites filles 
virent notre embarras, le leur s'accrut. Nous ne sa- 
vions que dire absolument. Heureusement Barot eut 
ridée de parler jardin. 

— Oh! nous avons un jardin, dirent-elles, avec non 
pas de l'orgueil, mais enfin un peu de joie d'avoir 
quelque objet de luxe à montrer. Nous descendîmes 
au jardin avec des chandelles pour le voir; il avait 
vingt-cinq pieds de long et dix de large. Barot et moi, 
partîmes d'un éclat de rire. Là, étaient tous les ins- 
truments d'économie domestique de ces pauvres 
filles, le petit cuvier pour faire la lessive, avec un ap- 
pareil elliptique pour brasser elles-mêmes leur bière. 

Je fus touché et Barot dégoûté. Il me dit en fran- 
çais : payons-les et décampons. 

— Elles vont être si humiliées, lui dis-je, 

7. 



\ 



^^ SOUVENIRS d'égotisme 

— Bah ! vous les connaissez bien ! elles enverront 
chercher d'autres pratiques, s'il n'est pas trop tard, 
ou leurs amants, si les choses se passent comme en 
France. 

Ces vérités ne firent aucune impression sur moi. 
Leur misère, tous ces petits meubles bien propres et 
bien vieux m'avaient touché. Nous n'avions pas fini 
de prendre le thé que j'étais intime avec elles au 
point de leur confier en mauvais anglais notre crainte 
d'être assassinés. Cela les déconcerta beaucoup. 

— Mais enfin, ajoutai-je, la preuve que nousvous 
rendons justice, c'est que je vous raconte tout cela. 

Nous renvoyâmes le fat. Alors je fus comme avec 
des amis tendres que je reverrais après un voyage 
d'un an. 

Ce qu'il y a de déplaisant, c'est que pendant mon 
séjour en Angleterre, j'étais malheureux quand je ne 
pouvais pas finir mes soirées dans cette maison. 

Aucune porte ne fermait, autre sujet de soupçons 
quand nous allâmes nous coucher. Mais à quoi eus- 
sent servi des portes et de bonnes serrures! Partout 
avec un coup de poing on eût enfoncé les petites 
séparations en briques. Tout s'entendait dans cette 
maison. Barot, qui était monté au second dans la 
chambre au-dessus de la mienne, me cria : 

— Si l'on vous assassine, appelez-moi! 

Je voulus garder de la lumière ; la pudeur de ma 
nouvelle amie, d'ailleurs si soumise et si bonne, n'y 
voulut jamais consentir. Elle eut un mouvement de 
peur bien marqué, quand elle me vit étaler mes pis- 
tolets et mon poignard sur la table de nuit placée du 
côté du lit, apposé à la porte. Elle était charmante, 
petite, bien faite, pâle. 



i 

L 



> 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME -^ 

Personne ne nous assassina. Le lendemain, nous 
les ttnmes quittes de leur thé, nous envoyâmes cher- 
cher Lussingè par le Valet de place en lui recom- 
mandant d'arriver avec des viandes froides, du vin. 
Il parut bien vite escorté d'un excellent déjeuner, et 
tout étonné de notre enthousiasme. 

Les deux sœurs envoyèrent chercher une de leurs 
amies. Nous leur laissâmes du vin et des viandes 
froides dont la beauté avait Tair de surprendre ces 
pauvres filles. 

Elles crurent que nous nous moquions d'elles, 
quand nous leur dimes que nous reviendrions. Miss.., 
mon amie, me dit à part : 

— Je ne sortirais pas, si je pouvais espérer que 
vous reviendrez ce soir. Mais notre maison est trop 
pauvre pour des gens comme vous. 

Je ne pensai, toute la journée, qu'à la soirée 
bonne, douce, tranquille {full of snugness) , quim'at* 
tendait. Le spectacle me parut long. Barot et Lus- 
singe voulurent voir toutes les demoiselles effrontées 
qui remplissaient le foyer de Covent-Garden. Enfin, 
Barot et moi, nous arrivâmes dans notre petite mai- 
son. Quand ces demoiselles virent déballer des bou- 
teilles de claret et de Champagne, les pauvres filles 
ouvrirent de grands yeux. Je croirais assez qu'elles 
ne s'étaient jamais trouvées vis-à-vis une bouteille 
non déjà entamée de real champaign, Champagne 
véritable. 

Heureusement le bouchon du nôtre sauta ; elles 
furent parfaitement heureuses, mais leurs trans- 
ports étaient tranquilles et décents. Rien de plus 
décent que toute leur conduite. — Nous savions déjà 
cela. 



80 SOUYENIBS d'ÉGOTISME 

Ce fut la première consolation réelle et intime au 
malheur qui empoisonnait tous mes moments de soli- 
tude. On voit bien que je n'avais que vingt ans, 
en 1821. Si j'en avais eu trente-huit, comme semblait 
le prouver mon extrait de baptême, j'aurais pu 
essayer de trouver cette consolation auprès des 
femmes honnêtes de Paris qui me marquaient de la 
sympathie. Je doute cependant quelquefois que 
j'eusse pu y réussir. Ce qui s'appelle air du grand 
monde, ce qui fait que Mme de Marmier a l'air diffé- 
rent de Mme Edwards me semble souvent damnable 
affectation et pour un instant ferme hermétiquement 
mon cœur. Voilà un dô mes grands malheurs, 
l'éprouvez- vous comme moi? Je suis mortellement 
choqué des plus petites nuances. 

Un peu plus ou un peu moins des façons du grand 
monde fait que je m'écrie intérieurement : Bour- 
geoise! ou poupée du boulevard Saint-Germain! et 
à l'instant je n'ai plus que du dégoût ou de Vironie 
au service du prochain. 

On peut connaître tout, excepté soi-même : « Je 
suis bien loin de croire tout connaître, » ajouterait 
un homme poli du noble faubourg attentif à garder 
toutes les avenues contre le ridicule. Mes médecins, 
quand j'ai été malade, m'ont toujours traité avec 
plaisir comme étant un monstre, pour V irritabilité 
nerveuse. Une fois, une fenêtre ouverte dans la 
chambre voisine dont la porte était fermée me faisait 
froid. La moindre odeur (excepté les mauvaises) 
affaiblit mon bras et ma jambe gauche, et me donne 
envie de tomber de ce côté. 

— Mais c'est de l'égotisme abominable que tous 
ces détails ! 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 81 

— Sans doute, et qu'est ce livre, autre chose qu'un 
abominable égotisme ! A quoi bon étaler de la grâce 
de pédant comme M. Villemain dans un article d'hier 
sur l'arrestation de M. de Chateaubriand ? 

Si ce livre est ennuyeux, au bout de deux ans il en- 
veloppera le beurre chez Tépiteier ; s'il n'ennuie pas, 
on verra que l'égotisme, mais sincèi^ey est une façon 
de peindre ce cœur humain dans la connaissance du- ' 
quel nous avons fait des pas de géant depuis 1721, 
époque des Lettres persanes de ce grand homme que 
j'ai tant étudié : Montesquieu. 

Le progrès est quelquefois si étonnant que Montes- 
quieu en paraît grossier (1). 

Je me trouvais si bien de mon séjour à Londres 
depuis que toute la soirée je pouvais être bonhomme, 
en mauvais anglais, que je laissai repartir pour Paris 
le baron, appelé par son bureau, et Barot, appelé par 
ses affaires de Bacarat et de Gardes. Leur société 
m'était cependant fort agréable. Nous ne parlions pas 
beaux-arts, ce qui a toujours été ma pierre d'achop- 
pement avec mes amis. Les Anglais, sont, je crois, 
le peuple du monde le plus obtus, le plus barbare. 
Cela est au point que je leur pardonne les infamies 
de Sainte-Hélène. 

Ils ne les sentaient pas. Certainement, en le payant, 
un Italien, un Allemand même, se serait figuré le 
maître de Napoléon. Ces honnêtes Anglais, sans cesse 

(1) Je suis heureux en écrivant ceci. Le travail officiel m*a 
occupé en quelque façon jour et nuit depuis trois jours (juin 
1832), Je ne pourrais reprendre à quatre heures — mes lettres 
aux ministres cachetées — un ouvrage d'imagination. — Je 
fais ceci aisément sans autre peine et plan que : me souvenir. 
(Note de Beyle.) 



83 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

côtoyés par l'abîme du danger de mourir de faim 
s'ils oublient un instant de travailler, chassaientl'idée 
de Sainte-Hélène, comme ils chassent l'idée de Ra- 
phaël comme propre à leur îaire perdre du temps, et 
voilà toul. 

A nous trois : moi pour larêverie etla connaissance 
de Say et de Smith (Adam), le baron de Lussinge pour 
le mauvais côté à voir en tout, Barot pour le travail 
(qui change une livre d'acier valant douze francs 
en trois quarts de livres de ressorts de montres, 
valant dix mille francs), nous formions un voyageur 
complet. 

Quand je fus seul, l'honnêteté de la famille anglaise 
qui a dix mil le francs de rente se battit dans mon cœur 
avec la démoralisation complète de l'Anglais, qui, 
ayant des goûts chers, s'est aperçu que pour les sa- 
tisfaire, il faut se vendre au gouvernement. Le Phi- 
lippe de Ségur anglais est pour moi, à la fois, l'être 
le plus vil et le plus absurbe à écouter. 

Je partis sans savoir, à cause du combat de ces deux 
idées, s'il fallait désirer une Terreur qui nettoierait 
retable d'Augias en Angleterre. 

La fille pauvre chez laquelle je passais les soirées 
m'assurait qu'elle mangerait des pommes et ne me 
coûterait rien si je voulais l'emmener en France. 

J'aurais évité bien des moments d'un noir diabo- 
lique. Pour mon malheur, l'affectation m'étant telle- 
ment antipathique, il m'est plus difficile d'être simple, 
^ sincère, bon, en un mot, parfaitemeat Allemand avec 
une femme française. 

Un jour, on annonça qu'on pendait huit pauvres 
diables. A mes yeux, quand on pend un voleur ou un 
assassin en Angleterre, c'est l'aristocratie qui s'im- 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME «3 

mole une victime à sa sûreté, car c'est elle qui Ta forcé 
à être scélérat, etc. Cette vérité, si paradoxale aujour- 
d'hui, sera peut-être un lieu commun quand on lira 
mes bavardages. 

Je passai la nuit à me dire que c'est le devoir du 
voyageur de voir ces spectacles et l'effet qu'ifs pro- 
duisent sur le peuple qui est resté de son pays {who 
has raciness). , ^ 

Le lendemain, quand on m'éveilla, à huit heures, 
il pleuvait à verse. La chose à laquelle je voulais me. 
forcer était si pénible, que je me souviens encore du 
combat. Je ne vis point ce spectacle atroce. 



f 



86 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

Un soir, après dîner, Minîorini monta chez lui. 
Deux heures après, ne le voyant pas venir au café de 
Foy, où l'un de nous qui avait perdu le café le payait, 
nous montâmes chez lui. Il avait le scolozisme; après 
dîner, la douleur locale avait redoublé ; cet esprit fleg- 
matique et triste s'était mis à considérer toutes les 
misères, y compris la misère de l'argent. La douleur 
l'avait accablé. Un autre se serait tué ; quant à lui, il se 
serait contenté de mourir évanoui, si à grand'peine 
nous ne l'eussions réveillé. 

Ce sort me toucha, peut-être un peu par la ré- 
flexion : voilà un être, cependant, plus malheureux 
que moi. Barot lui prêta cinq cents francs, qui on tété 
rendus. Le lendemain, Lussinge ou moi le présen- 
tâmes à Mme Pasta. 

Huitjours après, nous nous aperçûmes qu'il était 
l'ami préféré. Rien de plus froid, rien de plus raison- 
nable que ces deux êtres l'un vis-à-vis l'un de l'au- 
tre. Je les ai vus tous les jours pendant quatre ou cinq 
ans, je n'aurais pas été étonné, après tout ce temps,, 
qu'un magicien, me donnant la faculté d'être invisi- 
ble, me mît à même de voir qu'ils ne faisaient pas 
l'amour ensemble, mais simplement parlaient mu- 
sique. Je suis sûr que Mme Pasta, qui pendant huit 
ou dix ans non seulement a habité Paris, mais y a été 
à la mode les trois quarts de ce temps, n'a jamais eu 
d'amants français. 

Dans le temps où on lui présenta Miniorini, le beau 
Lagrange venait chaque soir passer trois heures i 
nous ennuyer, assis à côté d'elle sur son canapé. 
C'est le général qui jouait le rôle d'Apollon ou du bel 
Espagnol délivré aux ballets de la cour impériale. 
J'ai vu la reine Caroline Murât et la divine princesse 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 87 

f 

Borghèse danser en costume de sauvages avec lui. 
C'est un des êtres les plus vides de la bonne compa- 
gnie ; assurément, c'est beaucoup dire. 

Comme tomber dans une inconvenance de parole 
est beaucoup plus funeste à un jeune homme qu'il 
ne lui est avantageux de dire un joli mot, la posté- 
rité, probablement moins niaise, ne se fera pas 
moins d'idée de l'insipidité de la bonne compagnie. 

Le chevalier Miniorini avait des manières distin- 
guées, presque élégantes. A cet égard, c'était un con- 
traste parfait avec Lussingé- et même Barot, qui n'est 
qu'un bon et brave garçon de province qui, par ha- 
sard, a gagné des millions. Les façons élégantes de 
Miniorini me lièrent avec lui. Je m'aperçus bientôt 
que c'était une âme parfaitement froide. 

Il avait appris la musique comme un savant de 
l'Académie des inscriptions apprend ou fait semblant 
d'apprendre le, persan. Il avait appris à admirer tel 
morceau, la première qualité était toujours, dans un 
son, d'être juste, dans une phrase, d'être correcte. 

A mes yeux, la première qualité, de bien loin, est 
d'être expressif. 

La première qualité, poui/moi, dans tout ce qui est 
noir sur blanc, est de pouvoir dire aveq Boileau : 

Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose. 

La liaison avec Miniorini et Mme Pasfa se renfor- 
çant, j'allai loger au troisième étage de l'hôtel des 
Lillois, dont cette aimable femme occupa successi- 
vement le second et le premier étage. 

Elle a été, à mes yeux, sans vices, sans défauts, 
caractère simple, uni, juste, naturel, et avec le plus 
grand talent tragique que j'aie jamais connu. 

Par habitude de jeune homme (on se rappelle que 



88 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

je n'avais que vingt ans en 1821), j'aurais d'abord 
voulu qu'elle eût de l'amour pour moi, qui avait tant 
d'admiration pour elle. Je vois aujourd'hui qu'elle 
était trop froide, trop raisonnable, pas assez folle, 
pas assez caressante, pour que notre liaison, si elle 
eût été d'amour, pût continuer. Ce n'aurait été qu'une 
passade de ma part; elle, justement indignée, se fût 
brouillée. Il est donc mieux que la chose se soit bor- 
née à la plus sainte et plus dévouée amitié, de ma 
part, et de la sienne, à un sentiment de même nature, 
qui a eu des hauts et des bas. 

Miniorini, me craignant un peu, m'affubla de deux 
ou trois bonnes calomnies, que fusai en n'y faisant 
pas attention. Au bout de six ou huit mois, je sup- 
pose que Mme Pasta se disait : Mais cela n'a pas le 
sens commun ! 

Mais il en reste toujours quelque chose; au bout 
de six ou huit ans, ces calomnies ont fait que notre 
amitié est devenue fort tranquille. Je n'ai jamais eu 
un moment de colère contre Miniorini. Après le pro- 
cédé si royal de François, il pouvait dire alors, comme 
je ne sais quel héros de Voltaire : 

Une pauvreté noble est tout ce qui me reste. 

Et je suppose que la Giudittaj comme nous l'appe- 
lions en italien, lui prêtait quelques petites sommes 
pour le garantir des pointes les plus dures de cette 
pauvreté. 

Je n'avais pas grand esprit alors, pourtant j'avais 
des jaloux. M. de Perret, l'espion de la société de 
M. de Tracy , sut mes liaisons d'amité avec Mme Pasta ; 
ces gens-là savent tout par leurs camarades. Il Tar- 



.-^^ 



SOUVENiRS d'ÉGOTISME 89 

rangea de la façon la plus odieuse aux yeux des dames 
de la rue d'Anjou. La femme la plus honnête, à l'es- 
prit de laquelle toute idée de liaison est le plus 
étrangère, ne pardonna pas l'idée de liaison avec une 
actrice. 

Cela m'était déjà arrivé à Marseille en 1805 ; mais 
alors, Mme Séraphie T... avait raison de ne plus 
vouloir me voir chaque soir, quand elle sut ma liai- 
son avec Mlle Louason (cette femme de tant d'esprit, 
depuis Mme de BarkofT) (1). 

Dans la rue d'Anjou, qui au fond était ma société 
la plus respectable, pas même le vieux M. de Tracy, 
le philosophe, on ne me pardonna ma liaison avec 
une actrice. 

Je suis vif, passionné, fou, sincère à l'excès en 
amitié et en amour jusqu'au premier froid. Alors, de 
la folie de seize ans je passe, en un clin d'œil, au 
înachiavélisme de cinquante et, au bout de huit jours, 
il n'y a plus rien que glace fondante^ froid parfait. 
(Cela vient encore de m' arriver ces jours-ci with 
Lady Angelictty 1832, mai.) 

J'allais donner tout ce qu'il y a dans mon cœur 
à la société Tracy, quand je m'aperçus d'une super- 
ficie de gelée blanche. De 1821 à 1830, je n'y ai plus 
été que froid et machiavélique, c'est-à-dire parfai- 
tement prudent. Je vois encore les tiges rompues de 
plusieurs amitiés qui allaient commencer dans la rue 
d'Anjou. L'excellente comtesse de Tracy, que je me 
reproche amèrement de n'avoir pas aimé davantage, 
ne me marqua pas cette nuance de froid. Cependant 
je revenais d'Angleterre pour elle, avec une ouver- 

(1) Voir JoumaZ de Stendhal et Lettres inédites, 

8. 



90 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

ture de cœur, un besoin d'être ami sincère qui se 
calma par bon sens pur, en prenant la résolution 
d'être froid et calculateur avec tout le reste du salon. 

En Italie, j'adorais l'opéra. Les plus doux moments 
de ma vie, sans comparaison, se sont passés dans les 
salles de spectacle. A force d'être heureux à la 
Scala (salle de Mjlan), j'étais devenu une espèce de 
crana... {sic). 

A dix ans, mon père, qui avait tous les préjugés de 
la religion et de l'aristocratie, m'empêcha violem- 
ment d'étudier la musique. A seize, j'appris succes- 
sivement à jouer du violon, à chanter et à jouer 
de la clarinette. De cette dernière façon seule, j'arri- 
vai à produire des sons qui me faisaient plaisir. Mon 
maître, un beau et bel* Allemand, nommé Hermann, 
me faisait jouer des cantilènes tendres. 

Qui sait?jpeut-être connaissait-il Mozart ? c'était en 
1797, Mozart venait de mourir. 

Mais alors, ce grand nom ne me fut point révélé. 
Une grande passion pour les mathématiques m'en- 
traîna ; pendant deux ans, je ne pensai qu'à elles. Je 
partis pour Paris, où j'arrivai le lendemain du 
18 Brumaire (10 novembre 99). 

Depuis, quand j'ai voulu étudier la musique, j'ai- 
reconnu qu'il était trop tard à ce signe : ma passion 
diminuait à mesure qu'il me venait un peu de con- 
naissance. Les sons que je produisais me faisaient ^ 
horreur à la différence de tant d'exécutants du qua- 
trième ordre qui ne doivent leur peu de talent — qui 
toutefois le soir, à la campagne, fait plaisir — qu'à 
rintrépidité avec laquelle le matin ils s'écorchent les 
oreilles à eux-mêmes — mais ils ne se les écorchent 
pas, car.... cette métaphysique ne finirait jamais. 



v 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 9 1 

Enfin, j'ai adoré la musique et avec le plus grand ■ 
bonheur pour moi, d*e 1806 à 1810, en Allemagne. 

De 1814 à 1821, en Italie. En Italie je pouvais dis- 
cuter musique avec le vieux Mayer, avec le jeune 
Paccini, avec les compositeurs. Les exécutants, le 
marquis Garaffa, les Vicontini de Milan, trouvaient 
au contraire que je n'avais pas le sens commun. C'est 
comme aujourd'hui si je parlais politique à un sous- 
préfet. 

Un des étonnements du comte Daru, véritable 
homme de lettres de la tête aux pieds, digne de l'hé- 
bétement de l'Académie- des Inscriptions de 1828, 
était que je pusse écrire une page qui fît plaisir à 
quelqu'un. Un jour, il acheta de Delaunay, qui me 
Ta dit, un petit ouvrage de moi qui, à cause de l'épui- 
sement, se vendait quarante francs. Son étonnement 
fut à mourir de rire, dit le libraire. 

— Gomment, quarante francs ! 

— Oui, monsieur le comte, et par grâce, et vous 
ferez plaisir au marchand en ne le. prenant pas à ce 
prix. 

— Est-il possible ! disait l'Académicien en levant ., î 
les yeux au ciel ; cet enfant ! ignorant comme une 
carpe ! . 

Il était parfaitement de bonne foi. Les gens des an- 
tipodes, regardant la lune lorsqu'elle n'a qu'un petit 
croissant pour nous, se disent : Quelle admirable 
clarté ! la lune est presque pleine ! M. le conate Daru, 
membre de l'Académie française, associé de l'Aca- 
démie des sciences, etc., etc., et nloi, nous regar- 
dions le cœur de l'homme, la nature, etc., décotes 
opposés. 

Une des admirations de Miniorini, dont la jolie 



t 



i 



92 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

chambre était voisine de. la mienne au second étage 
de l'hôtel des Lillois, c'est qu'il y eût des êtres qui 
pussent m'écouter quand je parlais musique. Il ne re- 
vint pas de sa surprise quand il sut que c'était moi qui 
avait fait une brochure sur Haydn. Il approuvait assez 
le livre — trop métaphysique, disait-il ; mais que 
j'eusse pu l'écrire, mais que j'en fusse Tauteur, moi, 
incapable de frapper un accord de septième diminuée 
sur un piano, voilà ce qui lui faisait ouvrir de grands 
yeux. Et il les avait fort beaux, quand il y avait, pai* 
hasard, un peu d'expression. 

Cet étonnement, que je viens de décrire un peu au 
long, je l'ai trouvé petit ou grand chez tous mes in- 
terlocuteurs jusqu'à l'époque (1827) où je me suis mis 
à avoir de l'esprit. 

Je suis comme une femme honnête qui se ferait 
fille ; j'ai besoin de vaincre à chaque instant cette 
pudeur d'honnête homme qui a horreur de parler de 
soi. Ce livre n'est pas fait d'autre chose cependant. 
Je ne prévoyais d'autre difficulté que d*avoir le cou- 
rage de dire la vérité, surtout ; c'est la moindre chose. 

Les détails me manquent un peu sur ces époques 
reculées, je deviendrai moins sec et moins verbeux à 
mesure que je m'approcherai de l'intervalle de 1826 
à 1830. Alors, mon malheur me força à avoir de l'es- 
prit ; je me souviens de tout comme d'hier. 

Par une malheureuse .disposition physique qui m'a 
fait passer pour mauvais Français, je ne [puis] que 
très difficilement avoir du plaisir pour de la musique 
chantée dans une salle française. 

Ma grande affaire, comme celle de tous mes amis 
en 1821, n'en était pas moins l opéra buffa, 

Mme Pasta y jouait Tancrèdé, Othello , Roméo et 



^^. 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 93 

Juliette,., d'une façon qui, non seulement n'a jamais 
été égalée, mais qui n'avait certainement jamais été 
prévue par les compositeurs de ces opéras. 

Talma, que la postérité élèvera peut-être si haut, 
avait Tâme tragique, mais il était si bête qu'il tom- 
bait dans les affectations les plus ridicules. Je soup- 
çonne que, outre Téclipse totale d'esprit, il avait en- 
core cette sensibilité indispensable pour ensemencer 
les succès, et que j'ai retrouvée avec tant de peine 
jusque chez l'admirable et aimable Déranger. 
. Talma, donc, fut probablement servile, bas^ ram- 
pant, flatteur et, peut-être, quelque chose de plus en- 
vers Mme de Staël qui, continuellement et bêtement 
occupée de sa laideur (si un tel mot que bête peut 
s'écrire à propos de cette femme admirable) avait be- 
soin, pour être rassurée, de raisons palpables et sans 
cesse renaissantes. 

Mme de Staël, qui avait admirablement, comme un 
de ses amants, M. le prince de Talleyrahd, /'ar^ du 
succès à Paris, comprit qu'elle aurait à gagner à 
donner son cachet au succès de Talma, qui commen- 
çait à devenir général et à perdre par sa durée le peu 
respectable caractère de mode. 

Le succès de Talma commença par de la hardiesse ; 
il eut le courage d'innover, le seul des courages qui 
soit étonnant en France. Il fut neuf dans le Brutus de 
Voltaire et bientôt après dans cette pauvre amplia- 
tion : Charles IX de M. de Chénier. Un vieux et très 
mauvais acteur que j'ai connu, Tennuyeux et royaliste 
Naudet, fut si choqué du génie innovateur du jeune 
Talma, qu'il le provoqua plusieurs fois en duel. Je ne 
sais si, en vérité, Talma avait pris l'idée etle courage 
d'innover, je l'ai connu bien au-dessous de cela. | 



94 SOUVENIRS D E60TISME 

t 

Malgré sa grosse voix factice et l'affectation pres- 
que aussi ennuyeuse de ses poignets disloqués, l'être 
en France qui avait de la disposition à être» ému par 
les beaux sentiments tragiques du troisième acte de 
VHamlet de Ducis ou les belles scènes des derniers 
actes d* Andromaque n'avait d'autre ressource que de 
voir Talma. 

Il avait Tâme tragique et à un point étonnant. S'il 
y eût joint un caractère simple et le courage de de- 
mander conseil, il eût pu aller plus loin, par exemple, 
être aussi sublime que Monvel dans Auguste (Cinna). 
Je p^rle ici de toutes choses que j'ai vues et bien vues 
ou du moins fort en détail, ayant été amateur pas- 
sionné du Théâtre-Français. 

Heureusement pour Talma, avant qu'un écrivain, 
homme d'esprit et parlant souvent au public (M. 
l'abbé Geoffroy), s'amusât à vouloir détruire sa ré- 
putation, il avait été dans les convenances de Mme 
de Staël de le porter aux nues. Cette femme élo- 
quente' se chargea d'apprendre aux sots en quels 
termes ils devaient parler de Talma. 

On peut penser que l'emphase ne fût pas épargnée; 
le nom de Talma devint européen. 

Son abominable affectation devint de plus en plus 
nuisible aux Français, gent moutonnière. # 

Je ne suis pas mouton, ce qui fait que je ne suis 
rien. 

La mélancolie vague et donnée par la fatalité, 
comme dims Œdipe, n'aura jamais d'acteur compa- 
rable à Talma. Dans Manlius, il était bien Romain : 
PrendSy^is, et: Connais-tu la main de Rutile (l)^ 

(1) Le texte est : 



l 

SOUVENIRS d'ÉGOTISME 95 

.^ .1 

étaient divins. C'est qu'il n'y avait pas moyen de re- 
mettre là l'abominable chant du vers alexandrin. 
Quelle hardiesse il me fallait pour penser cela en 
1805 ? Je frémis presque d'écrire de tels blasphè- * 
mes aujourd'hui (1832) que les deux idoles sont tom- 
bées. Cependant, en 1805, je prédisais 1832, et le 
succès m'étonne et me rend stupide. 

M'en arrivera-l-il autant avec le ti..^ (sic). Le chant 
continu, la grosse voix, le tremblemeàt des poignets, 
la démarche affectée m'empêchaient d'avoir un plai- 
sir pour cinq minutes de suite en voyant Talma, et, 
à chaque instant, il fallait choisir, vilaine occupa- 
tion pour l'imagination — ou plutôt alors la tête tue 
l'imagination. 

Il n'y avait de parfait dans Talma que sa tête et son 
regard vague. Je reviendrai sur ce grand mot à 
propos des Madones ^e Raphaël et de mademoiselle 
Virginie de Lafayette, Mme Adolphe, A. Périer, qui 
avait cette beauté en un degré suprême et dont sa 
bonne grand'mère, Mme la comtesse de Tracy, était 
très fière. 

Je trouvai le tragique qui me convenait dans Kean 
et je l'adorai. Il remplit mes yeux et mon cœur. Je 
vois encore là, devant moi, Richard et Othello. 

Mais le tragique dans une femme, où pour moi il 
est le plus touchant, je ne l'ai trouvé que chez Mme 
Pasta et là, il était pur, parfait, sans mélange. Chez 
elle, elle était silencieuse et impassible. En rentrant. 



Manlius. Connaîs-tu bien la main de Rutile ? 
Sermliu8. Oui. 

Manlitis. Tiens, lis. 

(La Fosse, Manlitis Capitplinus^ IV, 4.) t 

* 
1 



96 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

elle passait des heures entières sur un canapé à 
pleurer et à avoir des accès de nerfs. 

Toutefois, ce talent tragique étant mêlé avec le 
talent de chanter, l'oreille achevait l'émotion com- 
mencée par les yeux, et Mme Pasta restait longtemps, 
par exemple deux secondes ou trois, dans la même 
position. Cela a^t-il été une facilitation ou un obs- 
tacle de plus à. vaincre? J'y ai souveik rêvé. Je penche 
à croire que cette circonstance de rester forcément 
longtemps dans la même position ne donne ni faci- 
lités, ni difficultés nouvelles. Reste pour l'àme, de 
Mme Pasta, la difficulté de donner son attention à 
bien chanter. 

Le chevalier Miniorini,Lussinge, diFiori, Sutton- 
Sharp et quelques autres, réunis par notre admira- 
tion pour la grandonnay nous avions un éternel su- 
jet de discussion dans la manière dont elle avait joué 
Homéo dans la dernière représentation, dans les 
sottises que disaient à cette occasion ces pauvres 
gens de lettres français, obligés d'avoir un avis sur 
une chose si antipathique au caractère français : la 
musique. 

L'abbé Geoffroy, de bien loin le plus spirituel et 
le plus savant des journalistes, appelait sans façon 
Mozdxi im faiseur de charivari \ 'û était de bonne 
foi et ne sentait que Grétry et Monsigny, qu'il avait 
appris. 

De grâce,, lecteur bénévole, comprenez bien ce 
mot, c'est l'histoire de la musique on France. 

Qu'on juge des âneries que disaient, en 1822, toute 
la tourbe des gens de lettres, journalistes tellement 
inférieurs à M. Geoffroy. On a réuni les feuilletons 
de ce spirituel maître d'école, et, dit-on, c'est une 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 97 

plate réunîon. Ils étaient divins, servis en impromp- 
tu, deux fois la semaine, et mille fois supérieurs aux 
lourds articles d'un M. Hoffmann ou d'un M. Féletz 
qui, réunis, font peut-être meilleure figure que les 
délicieux feuilletons de Geoffroy. Dans leur temps, 
je déjeunais au café Hardy, alors à la mode, avec de 
délicieux rognons à la brochette. Eh bien ! les jours 
où il n'y avait pas feuilleton de Geoffroy, je déjeunais 
mal. 

Il les faisait en entendant la lecture des thèmes 
latins de ses écoliers à la pension... (sic) où il était 
maître. Un jour, faisant entrer des écoliers dans un 
café près de la Bastille pour prendre de la bière, 
ceux-ci eurent le bonheur de trouver un journal qui 
leur apprit ce que faisait leur maître, qu'ils voyaient 
souvent écrire en portant le papier au bout de son 
nez, tant il avait la vue basse. 

C'était aussi à sa vue basse que Talma devait ce 
beau regard vague et qui montre tant d'âme (comme 
une demi-concentration intérieure, dès que quel- 
que chose d'intéressant ne tire pas forcément l'atten- 
tion dehors.) 

Je trouve une diminution de talent chez madame 
Pasta. Elle n'avait pas grand'peine à jouer naturel- 
lement la grande âme : elle l'avait ainsi. 

Par exemple, elle était avare, ou si l'on veut, éco- 
nome par raison, ayant unmari prodigue. Hé bien, 
en un seul mois, il lui est arrivé de faire distribuer 
deux cents francs à de pauvres réfugiés italiens. Et il 
y en avait de bien peu gracieux, de bien faits pour 
dégoûter de la bienfaisance, par exemple, M. Gia- 
nonne, le prêtre de Modène, que le ciel absolve; quel 
regard il avait I 

9 






f 



l . 



» « 






98 SOUVENIRS. d'ÉGOTISME 

M. di Fiori, qui ressemble comme deux gouti 
d'eau au Jupiter Mansuétus, condamné à mort, 
vingt-huit ans, à Naples en 1799, se chargeait de d 
tribuer judicieusement les secours de madame PasI 
Lui seul le savait et me Ta dit longtemps après, 
confidence. La reine de France, dans le journal 
ce jour, a fait enregistrer un secours de soixante^c 
francs envoyé à une vieille femme (juin 1832). 






f. 



CHAPITRE IX 



Outre rimpudence de parler de soi continuelle- 
ment, ce travail offre tin autre découragement : que 
de choses hardies et que je n'avance qu'en tremblant 
seront de plats lieux. communs^ dix ans après ma 
mort, pour peu que le ciel m'accorde une vie un peu 
honnête de quatre-vingts à quatre-vingt-dix ! 

D'un autre côté, il y a du plaî§ir à parler du géné- 
ral Foy, de Mme Pasta, de lord Byron, de Napoléon 
et de tous les grands hommes ou du moins ees êtres 
distingués que mon bonheur a été de connaître et 

, qui ont daigné parler avec moi ! 

Du reste, si le lecteur est envieux comme mes con*- 
temporains, qu'il se console, peu de ces grands hom-r 

; mes que j'ai tant aimés m'ont* deviné. Je crois même 

'\ qu'ils me trouvaient plus ennuyeux qu'un autre ; 
peut-être ne voyaient-ils en moi qu'un exagéré sen- 

' timental. 

C'est la pire espèice, en effet. Ce* n'ept que depuis 
que j'ai eu de l'esprit que j'ai été apprécié et bien au 
delà de mon mérite. Le général Foy, Mme Pastai 

> M. deTracy, Cano.va, n'ont pas deviné en moi (j'ai 
sur le cœur ce mot sot: deviné) une âme remplie 



100 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

d'une rare bonté, j'en ai la bosse (système de Gall) et 
un esprit enflammé et capable de les comprendre. 

Un des hommes qui ne m*a pas compris et, peut- 
être, à tout prendre, celui de tous que j'ai le plus 
aimé (il réalisait mon idéal, comme a dit je ne sais 
quelle bête emphatique), c'est Andréa Corner, de 
Venise, ami et aide de camp du prince Eugène à 
Milan. 

J'étais en 18H, ami intime du comte Wid7nannf 
capitaine de la compagnie des gardes de Venise (j'é- 
tais l'amant de sa maîtresse). Je revis Taimable Wid- 
mann à Moscou, où il me demanda tout uniment de 
le faire sénateur du royaume d'Italie. On me croyait 
alors favori de M. le comte Daru, mon cousin, qui ne 
m'a jamais aimé, au contraire ; en 18H, Widman me 
fît connaître Corner, qui me frappa comme une belle 
figure de Paul Véronèse. 

Le comte Corner a mangé cinq millions, dit-on. Il 
a fait des actions de la générosité la plus rare et les 
plus opposées au caractère de l'homme du monde 
français. Quant à la bravoure, il a eu les deux croix 
de la main de Napoléon (croix de fer et légion d'hon- 
neur). 

C'est lui qui disait si naïvement à quatre heures du 
soir le jour de la bataille de la Moskowa (19 septem- 
bre 1812) : « Mais cette diable de bataille ne finir 
donc jamais! » Widman ou Miniorinime le dit le len 
demain. 

Aucun des Français si braves, mais si affectés q- 
j'ai connus à l'armée alors, par exemple le gêné 
Caulaincourt, le général Monbrun, etc., n'aurait ( 
dire un tel mot, pas môme M. le duc de Frioul (Miel 
Duroc). Il avait cependant un naturel bien rare da 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 101 

le caractère, mais pour cette qualité commune, pour 
l'esprit amusant, il était bien loin d'Andréa Corner. . 

Cet homme aimable était alors à Paris sans argent, 
commençant à devenir chauve. Tout lui manquait à 
trente-huit ans, à l'âge où, quand on est désabusé, 
l'ennemi commence à poindre. Aussi, — et c'est le 
seul défaut que je lui ai jamais vu, — quelquefois le 
soir il se promenait seul, un peu ivre, au milieu du 
jardin, alors sombre, du Palais-Royal. 

C'est la fin de tous les illustres malheureux : les 
princes détrônés, M. Pitt voyant les succès de Napo- 
léon et apprenant la bataille d'Austerlitz. 



2 juillet 1832. 

Lussinge, l'homme le plus prudent que j'aie connu, 
voulant s'assurer un co-promeneur pour tous les 
matins, avait la plus grande répugnance à me donner 
des connaissances. 

Il me mena cependant chez M. de Maisonnette (1), 
Tun des êtres les plus singuliers que j'aie vus à Paris. 
Il est maigre, fort petit comme un Espagnol, il en a 
l'œil vif et la bravoure irritable. 

Qu'il puisse écrire en une soirée trente pages élé- 
gantes et verbeuses pour prouver une thèse politique 
sur lin mot d'indication que le Ministre lui expédie à 
six heures du soir, avant d'aller dtner, c'est ce que 
Maisonnette a de commun avec les Vitet, les Pillet, 
les Saint-Marc-Girardin et autres écrivains de la Tré- 
sorerie. Le curieux, l'incroyable, c'est que Maison- 
nette croit ce qu'il écrit. Il a été successivement 

(1) M. Lingay. 

9. 



•t 



■ i 



I 



^ 



40i SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

amoureux, mais amoureux à sacrifier sa vie, de 
M. Decazes, ensuite de M. de Villèle, ensuite, je 
crois, de M. de Martignac ; au moins celui-ci était 
aimable. 

Bien des fois j'ai essayé de deviner Maisonnette. 
J'ai cru voir une totale absence de logique et quel- 
quefois une capitulation de conscience, un petit 
remords qui demandait à naître. Tout cela fondé sur 
le grand axiome : II faut que je vive. 

Maisonnette n'a aucune idée des devoirs du citoyen ; 
il regarde cela comme je regarde, moi, les rapports 
de l'homme avec les anges que croit si fermement 
M.F. Ancillon,actuel ministre des affaires étrangères 
à Berlin (de moi bien connu en 1806 et 7). Maisonnette 
a peur des devoirs du citoyen comme Dominique (1) 
de ceux de la religion. Si quelquefois, en écrivant si 
souvent le mot honneur et loyauté, il lui vient un 
petit remords, il s'en acquitte dans le for intérieur 
par son dévouement chevaleresque pour ses amis. 

Si j'avais voulu, après l'avoir néglige pendant six 
mois de suite, je l'aurais fait lever à cinq heures du 
matin pour aller solliciter pour moi. Il serait allé 
chercher sous le pôle, pour se battre avec lui, un 
homme qui aurait douté de mon honneur comme 
homme de société. 

Ne perdant jamais son esprit dans les utopies de 
bonheur public, de constitution sage, il était admi- 
rable, pour savoir les faits particuliers. Un soir, 
Lussinge, Gazul (2) et moi parlions de M. de Jouy, 
alors l'auteur à la mode, le successeur de Voltaire ; 
il se lève et va chercher dans un de ses volumineux 

(i) Beyle. — (2) Mérimée. 



4 



i ■■ «■ ,1^.. n^j.- ..- j,:-- 



SOUVENIRS d'£gOTISME . 103 

recueils la lettre autographe par laquelle M. de Jouy 
demandait aux Bourbons la croix de Saint-Louis. 

11 ne fut pas deux miniites à trouver cette pièce, 
qui jurait d'une manière plaisante avec la vertu fa- 
rouche du libéral M. de Joujf. 

Maisonnette n'avait pas la coquinerie lâche et pro- 
fonde, le jésuitisme des rédacteurs du Journal des 
Débats. Aussi, aux Débats^ on était scandalisé des 
quinze ou vingt oiille francs que M. de Villèle, cet 
homme si positif, donnait à Maisonnette. 

Les gens de la rue des Prêtres le regardaient comme 
un niais, cependant ses appointements les empê- 
chaient de dormir comme les lauriers de Miltiade. 

Quand nous eûmes admiré la lettre de l'adjudant 
général de Jouy, Maisonnette dit : c II est singulier 
que les deux coryphées de la littérature et du libéra- 
lisme actuels s'appellent tous les deux Etienne. » 

M. de Jouy naquit à Jouy, d'un bourgeois nommé 
Etienne. Doué de cette effronterie française que les 
pauvres Allemands ne peuvent concevoir, à quatorze 
ans le petit Etienne quitta Jouy, près Versailles, pour 
aller aux Indes. Là, il se fît appeler Etienne de Jouy, 
E. de Jouy, et enfin Jouy tout court. Il devint réelle- 
ment capitaine plus tard ; un représentant, je crois, 
le fit colonel. Quoique brave, il a peu ou point servi*. 
Il était fort joli homme. 

Un jour, dans l'Inde, lui et deux ou trois amis en- 
trèrent dans un temple pour éviter une chaleur épou- 
vantable. Ils y trouvèrent la prêtresse, espèce de 
vestale ; M. de Jouy trouva plaisant de la rendre in-: 
fidèle à Brahma sur Taulel même de son dieu (1). 

(1) M. de Jouy publia en 1807 une tragédie lyrique intitulée : 
La Vesiale. 



4 . 
\ 



V 



104 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

Les Indiens s'en aperçurent, accoururent en armes, 
coupèrent les poignets et ensuite la tête à la vestale, 
scièrent en deux Tofficier, camarade de l'auteur de 
Sylla qui, après la mort de son ami, put monter à 
cheval et galope encore. 

Avant que M. Jouy appliquât son talent pour l'in- 
trigue et la littérature, il était secrétaire général de la 
Préfecture de Bruxelles vers 1810. Là, je pense, il 
était l'amant de la préfète et le factotum de M. de 
Pontécoulan, préfet, homme d'un véritable esprit. 
Entre M. de Jouy et lui, ils supprimèrent la mendicité, 
ce qui est immense et plus qu'ailleurs, en Belgique, 
pays éminemment catholique. 

A la chute du grand homme, M. de Jouy demanda 
la croix de Saint-Louis ; les imbéciles qui régnaient 
la lui ayant refusée, il se mit à se moquer d'eux par 
la littérature et leur a fait plus de mal que tous les 
gens de lettres des jDe'ôa^s, si grassement payés, ne 
leur ont fait de bien. Voir, en 1820, la fureur des 
Débats contre la Minerve, 

M. de Jouy, par son Ermite de la Chaussée d'Antin , 
livre si bien adapté à l'esprit des bourgeois de France 
et à la curiosité bête de l'Allemand, s'est vu et s'est 
cru, pendant cinq ou six ans, le successeur de Vol- 
taire dont, à cause de cela, il avait le buste dans son 
jardin de la maison des Trois frères. 

Depuis 1829, les littérateurs romantiques, quin'ont 
même pas autant d'esprit que M. de Jouy, le font 
passer pour le Cotlin de l'époque, et sa vieillesse est 
rendue malheureuse (amareg^m^a) par la gloire extra- 
vagante de son âge mûr. 

Il partageait la dictature littéraire, quand j'arrivai 
en 1821, avec un autre sot bien autrement grossier, 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 105 y 

M. A.-V. Arnault, de l'Institut, amant de Mme B...; 
j'ai beaucoup vu celui-ci chez Mme C....r, sœur de sa 
maîtresse. II avait l'esprit d'un portier ivre. Il a ce- 
pendant fait ces jolis vers : 

De la tige détachée, 
Pauvre feuille desséchée. 

Où vas-tu? 

Je vais où va toute chose. 
Où va la feuille de rose 
Et la feuille de laurier. 

Il les fît la veille de son départ pour l'exil. Le 
malheur personnel avait donné quelque vie à cette 
âme de liège. Je l'avais connu bien bas, bien ram- 
pant, vers 1811, chez M. le comte Daru qu'il reçut à 
l'Académie française. M. de Jouy, beaucoup plus gen- 
til, vendaitles restes de samâlebeautéàMmeD rs, 

la plus vieille et la plus ennuyeuse des coquettes de 
l'époque. Elle était ou elle est encore bien plus ridi- 
cule que Mme la comtesse B y d'H s qui, dans 

l'âge tendre de cinquante-sept ans, récoltait encore 
des amants parmi les gens d'esprit. Je ne sais si c'est 
à ce titre que je fus obligé de la fuir chez Mme Dubi- 
gnon. Elle prit ce lourdaud de Manon (maître des re- 
quêtes) et comme une femme de mes amies lui disait: 
« Quoi ! un être si laid ! » 

— Je l'ai pris pour son esprit, dit-elle. 

Le bon, c'est que le triste secrétaire de M. Beugnot 
avait autant d'esprit que de beauté. On ne peut lui 
refuser l'esprit de conduite, l'art d'avancer par la pa- 
tience et en avalant des couleuvres, et, d'ailleurs, 
des connaissances, non pas en finances, mais dans 
l'art de noter les opérations de finances de l'Etat. Les 
brigands confondent ces deux choses. Mme d'H s, 



106 SOUVENIRS d'ÉGOTISHE 

dont je regardais les bras qu'elle avait encore super*- 
bes, médit: 

' — Je vous apprendrai àfaire fortune par vos talents. 

Tout seul, vous vous casserez le nez. 

Je n'avais pas assez d'esprit pour la comprendre. 

, Je regardais souvent cette vieille comtesse à cause 

"[ ' ' des charmantes robes de V ictorine qu'elle portait. 

;. J'aime à la folie une robe bien faite, c'est pour moi la 

}\ volupté. Jadis, Mme N.-C.-D. me donna ce goût, lié 

aux souvenirs délicieux de Gideville. 

j^ Ce fut, je crois, MmeB yd'H s qui m'apprit 

^v que l'auteur d'une chanson délicieuse que j'adorais 

et avais dans ma poche, faisait des*petites pièces de 

J vers pour les jours de naissance de ces deux vieux 

singes; MM. de Jouy et Arnault et de l'effroyable 

Mme D s. Voilà ce que je n'ai jamais fait, mais 

aussi je n'ai pas fait Le roi d'Yvetoty Le Sénateur y 
La GraïKVmère. 

M. de Déranger, content d'avoir acquis, en flattant 
ces magots, le titre de grand poète (d'ailleurs si mé- 
rité) a dédaigné de flatter le gouvernement de Louis- 
Philippe, auxquel tant de libéraux se sont vendus. 



,1 






CHAPITRE X 



Mais il faut revenir au petit jardin de la rue Cau- 
martin. Là, chaque soir, en été, nous attendaient de 
bonnes bouteilles de bière bien fraîche, à nous versée 
par une grande et belle femme, Mme Romanée, 
femme séparée d'un imprimeur fripon et maîtresse 
de Maisonnette, quiTavait achetée, dudit mari, deux 
ou trois mille francs. 

Là nous allions souvent, Lussinge et moi. Le soir, 
nous rencontrions, sur le boulevard, M. Darbelles, 
homme de six pieds, notre ami d'enfi^ince, mais bien 
ennuyeux. Il nous parlaitdu cours de Gebelin et vou- 
1 ait avancer par la ecience. Il a été plus heureux d'une 
autre façon, puisqu'il est ministre aujourd'hui. Il al- 
lait voir sa mère rue Caumartin; pour nous débar- 
rasser de lui, nous entrions chez Maisonnette. 

Je commençais, cet été-là, à renaître un peu aux 
idées de ce monde. Je parvenais à ne plus penser à 
Milan;. pendant èinq ou six heures de suite, le Réveil, 
seul, était encore amer pour moi. Quelquefois je res- 
tais dans mon lit, occupé à broyer dn noir. 

J'écoutais donc dans la bouche de Maisonnette la 
description delà manièredont l^ pouvoir ^ seule chose 



/ 



.•i. 



i08 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

réelle, était distribué à Paris, alors, en 1821. En ar- 
rivant dans une ville, je demande toujours quelles 
sont les douze plus jolies femmes, quels sont les deux 
hommes les plus riches, quel est l'homme qui peut 
me faire pendre. 

Maisonnette répondait assez bien à mes questions. 
L'étonnement pour moi, c'est qu'il fût de bonne 
foi dans son amour pour le mot de Roi. Quel mot 
pour un Français ! me disait-il avec enthou- 
siasme et ses petits yeux noirs et égarés se levant au 
ciel. 

Maisonnette était professeur de rhétorique en 1811, 
il donna spontanément congé à ses élèves le jour de 
la naissance du roi de Rome. En 1815, il fît un pam- 
phlet en faveur des Bourbons. M. Decazes le lut, 
l'appela et le fit écrivain politique avec six mille 
francs. Aujourd'hui, Maisonnette est bien commode 
pour un ministre, il sait parfaitement et sûrement, 
comme un dictionnaire, tous les petits faits, tous les 
dessous de cartes des intrigues politiques de Paris de 
1815 à 1832. 

Je ne voyais pas ce mérite qu'il faut interroger 
pour le voir. Je n'apercevais quecette incroyable ma- 
nière de raisonner. Je me disais : De qui se moque- 
t-on ici? Est-ce de moi ? Mais à quoi bon? Est-ce de 
Lussinge? Est-ce de ce pauvre jeune homme en re- 
dingote grise et si laid avec son nez retroussé? Ce 
jeune homme avait quelque chose d*effronté et d'ex- 
trêmement déplaisant. Ses yeux, petits et sans ex- 
pression, avaient un air toujours le même et cet air 
était méchant. 

Telle fut la première vue du meilleur de mes amis 
actuels. Je ne suis pas trop sûr de son cœur, mais 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 109 

je suis sûr deses talents — c'est M. le comte Gazul (1), 
aujourd'hui si connu, et dont une lettre reçue la se- 
maine passée m'arendu heureux pendantdeux jours. 
11 devait avoir dix-huit ans, étant né, ce me semble, 
en 1804 (2). 

Je croirais assez, avec BufTon, que nous tenons 
beaucoup de nos mères, toute plaisanterie à part sur 
rincertitude paternelle, incertitude qui est bien rare 
pour le premier enfant. Cette théorie me semble 
confirmée par le comte Gazul. Sa mère a beaucoup 
d'esprit français et une raison supérieure. Comme 
son fils, elle me semble susceptible d'attendrisse- 
ment une fois par an. Je trouve la sensation de sec 
dans la plupart des ouvrages de M. Gazul, mais j'es- 
compte sur l'avenir. 

Dans le temps du joli petit jardin de la rue Cau- 
martin, Gazul était l'élève de rhétorique du plus abo- 
minable maître. Le mot abominable Qsi bien étonné 
de se voir accolé au nom deMaisonnette^ le meilleur 
des êtres. Mais tel était son goût dans les arts — le 
faux, le brillant, le vaudevillique avant tout. 

Il était élève de M. Luce de Lancival que j'ai 
connu dans ma jeunesse chez M. de Maisonneuve, 
qui n'imprimait pas ses tragédies, quoiqu'elles eus- 
sent rencontrées le succès. Ce brave homme me ren- 
dit le service de dire que j'aurais un esprit supé- 
rieur (3). 

— Vous voulez dire un orgueil supérieur , dit en 
riant Martial Daru, qui me voyait presque stupide. 



(i) Mérimée. 

(2) Mérimée est né en 1803. 

(3) C'est le mot de laine sur Stendhal. 

10 



? 110 SOUVENIRS d'eGOTISME. < 

Mais je lui pardonnais tout, il me menait fchez Clo- 
î iilde, alors première danseuse à l'Opéra. Quelquefois 

* — quels beaux jours pour moi! — je me trouvais 
I dans sa loge à TOpéra et devant moi, quatrième, elle 
i \ s'habillait et se déshabillait. Quel moment pour un 
î ' provincial ! 

I Lucé de Lancival avait une jambe de bois et de la 

I gentillesse; du reste, il eût mis un calembour* dans 

! une tragédie. Je me figure que c'est ainsi que Dora^ 

î devait penser dans les arts. Je trouve le mot juste, 

l c'est un régent de Boucher. Peut-être, en 1860, y 

. ; aura-t-il encore des tableaux de Boucher au Musée. 
Maisonnette avait été l'élève de Luce, et Gazul est 

f l'élève de Maisonnette. C'est ainsi qu'Anilibal CaF- 

• rache est l'élève du flamand Calcar. 

Outre sa passion prodigieu3e autant que sincère 
pour le ministre régnant et sa bravoure, Maisonnette 
avait une autre qualité qui me plaît : il recevait 
vingt-deux millefrancs du ministre pourprouveraux 
Français que les Bourbons étaient adorables, et il en 
mangeait trente. 

Après avoir écrit quelquefois deux heures de suite, 

pour persuader les Français, Maisonnette allait voir 

''.. une femme honnête du peuple à laquelle il oflfrait 

■ cinq cents francs. Il était laid, petit, mais il avait un 

feu tellement espagnol, qu'après trois visites, ces 

' dames oubliaient sa singulière figure pour ne plus 

voir que la sublimité du billet de cinq cents francs. 

* Il faut que j'ajoute quelque chose pour l'œil d'une 

* ' . femme honpête et sage, si jamais un tel œil s'arrête 

sur ces pages : D'abord cinq cents francs en^ 1832, 

s ? c'est comme mille en 1872. Ensuite, une charmante 

marchande de cachets m'avoua qu'avant le billet de 



i 

SOUVENIRS d'ÉGOTISME Hl 



T 



cinq cents francs de Maisonnette, elle n'avait jamais 
eu à elle un double napoléon. 

Les gens riches sont bien injustes et bien comi- 
q\ies lorsqu'ils se font juges dédaigneux de tous les 
péchés et crimes commis pour de Targent. Voyez la 
vie de M. le duc Decazes depuis sa chute en 1820, 
après Tactio.n de Louvel, jusqu'à ce jour. 

Me voici donc en 1822, passant trois soirées par 
semaine à rOpéra-Bouflfe et une ou deux chez Mai- 
sonnette, rue Caumartin. Quand j'ai eu du chagrin, 
la soirée a toujours été le moment (jKfficile de ma vie. 
Les jours d^Opéra, de minuit à deux heures, j'étais 
chez Mme Pasta avec Lussinge, Miniorini, Fiori, etc. 

Je faillis avoir un duel avec un homme fort gai et 
fort brave qui voulait que je le présentasse chez Mme 
Pasta. C'est l'aimable Edouard Edwards, cet Anglais, 
le seul de sa race qui eut l'habitude de faire de la 
gaieté, mon compagnon de voyage. en Angleterre, 
celui qui, à Londres, voulait se: battre pour moi. 

Vous n'avez pas oublié qu'il rn'avait averti d'une 
vilaine faute : de n'avoir pas pris assez garde aune 
insinuation offensante d'une esjfèce de paysan, capi- •• 
taine d'un bateau à Calais. < 

Je déclinai de le présenter; c'était le soir et déjà 
alors, c« pauvre Edouard, à neuf heures du soir, 
n'était plus l'hoinme du matin. * ^ 

— Savez-vous, mon cher B... me dit-il, qu'il ne 
tiendrait qu'à moi d'être offensé. 

— .Savez-vous, mon cher Edwards, que j'ai autant 
d'orgueil que vous et que votre franchise m'est fort 
indifférente, etc. 

Cela alla fort bien;. je tire fori|;)ien, je casse iieuf 
poupées sur douzfe — M. Proôpër Mérimée l'a vu au 



\ ' 



4 



1^ 

il2 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

tir du Luxembourg — Edwards tirait bien aussi, 

peut-être un peu moins bien. 
Enfin cettequerelle augmenta notre amitié. Je m'en 

souviens parce que, après une étourderie bien digne 
de moi, je lui demandais le lendemain ou le surlen- 
demain au plus tard, de me présenter au fameux doc- 
teur Edwards, son frère, dont on parlait beaucoup 
en 1822. Il tuait mille grenouilles par mois et allait, 
dit-on, découvrir comment nous respirons et un 
remède pour les maladies de poitrine des jolies 
femmes. 

Vous savez que le froid, au sortir du bal, tue cha- 
que année, à Paris, onze cents jeunes femmes (1). 
J'ai vu le chiffre officiel. 

Or le savant, sage, tranquille, appliqué docteur 
Edwards avait en fort petite recommandation les amis 
de son frère Edouard. D'abord, le docteur avait seize 
frères et mon ami était le plus mauvais sujet de tous. 
C'est à cause de son ton trop gai et de son amour pas- 
sionné pour la plus mauvaise plaisanterie, qu'il ne 
voulait pas laisser perdre si elle lui venait, que je 
n'avais pas voulu le ipener chez Mme Pasta. Il avait 
une grosse tête, de beaux yeux et les plus jolis che- 
veux blonds que j'ai vus. Sans cette diable de manie 
de vouloir avoir autant d'esprit qu'un Français, il 
eût été fort aimable, et il n'eût tenu qu'à lui d'avoir 
les plus grands succès auprès des femmes comme je 
le dirai en parlant d'Eugeny (2), mais elle est encore 
si jeune, que peut-être il est mal d'en parler dans ce 



(i) Hélas! que j'en ai vu mourir de jeunes filles (V. Hugo).' 
(2) Eugénie de Montijo? — Voir préface du Journal de 
Stendhal. 



SOUVENIRS. d'ÉGOTISME 113 

bavardage qui peut être imprimé dix ans après ma 
mort. Si je mets vingt, toutes les nuances de la vie 
seront changées, le lecteur ne verra plus que les 
masses. Et où diable sont les masses dans ces jeux 
de ma plume? C'est une chose à examiner. 

Je crois, que, pour se venger noblement, car il 
avait Tàme noble quand elle n'était pas ofîusquée par 
cinquante verres d'eau-de-vie, Edwards travailla 
beaucofTppour obtenir la permission de me présenter 
au docteur. 

Je trouvai un petit salon archi-bourgeois ; une 
femme du plus grand mérite qui parlait morale et que 
je pris pour une quakeress et enfin dans le docteur 
un homme du plus rare mérite caché dans un petit 
corps malingre duquel la vie avait Tair de s'échap- 
per. On n'y voyait pas dans ce salon (rue du Helder 
n^l2). On m'y reçut fraîchement. 

Quelle diable d'idée de m'y faire présenter! Ce fut 
un caprice imprévu, une folie. Au fond, si je dé- 
sirais quelque chose, c'était de connaître les hommes. 
Tous les mois, peut-être je retrouvais cette idée, 
mais il fallait que les goûts, les passions, les autres 
folies qui remplissaient ma vie, laissassent tranquille 
la surface de Teau pour que cette image pût y appa- 
raître. Je me disais alors, je ne suis pas comme... (sic) 
comme... (sic), des fats de ma connaissance; je ne 
choisis pas mes amis. 

Je prends au hasard ce qui se trouve sur ma 
route. 

Cette phrase a fait mon orgueil pendant dix ans. ♦ 

Il m'a fallu trois années pour vaincre la répugnance 
et la frayeur que j'inspirais dans le salon de Mme 
Edwards. On me prenait pour un Don Juan, pour uij 



. 1 



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- I 

# 



114 SOUVENIR^ d'ÉGOTISME 

monstre de séduction et d'esprit infernal,. Certaine- 
ment, il ne m'en eût pas- coûté davantage pour me 
faire supporter dans le salon de Mme de Talaru, ou 
de Mme Duras, ou de Mme de Broglie, qui admettait 
tout couramment des bourgeois, ou de MmeG....t que 
j'aimais (je parle de Mlle P. de M.), ou même dans le 
'salon de Mme Récamier. 

Mais, en 1822, je n'avais pas compris toute l'im- 
portance de la réponse à cette question sur un 
homme qui imprime un livre qu'on lit : Quel 
homme est-ce ? 

J'ai été sauvé du mépris par cette réponse : Il va 
beaucoup chez Mme de Tracy. La société de 1829 a 
besoin de mépriser l'homme à qui, à tort ou à raison, 
elle accorde quelque esprit dans ses livres. Elle a 
peur, elle n'est plus juge impartial. Qu'eût-ce été si 
Ton avait répondu : Il va beaucoup chez Mme de 
Duras (Mlle de Kersaint). 

Hé bien ! même aujourd'hui, où je sais Timpor^ 
tance de ces réponses, à cause de cette importance 
même, je laisserais le salon à la mode. (Je viens de 
déserter le salon de lady Holye... en 1832). 

Je fus fidèle au salon du docteur Edwards, qui 
n'était point aimable, comme on l'est à une maîtresse 
laide, parce que je pouvais le laisser chaque mercredi 
(c'était le jour de Mme Edwards). 

Je me soumettrais à tout par le caprice du mo- 
ment; si l'on me dit la veille : Demain il faudra 
vous soumettre à tel moment d'ennui, mon imagi- 
nation en fait un monstre, et je me jetterais par la 
fenêtre plutôt que de me laisser mener dans un salon 
ennuyeux. 
t Chez Mme Edwards, je connus M. Stritch, anglais 



A. 



SOltyENIRS D'ÉdoTISME 115 ; 

=■..*■ 

. impassible et triste, parfaitement Jionnê te ^.victime < 
de l'Amirauté, car il était Irlandais et avocat, et ce- 
pendant défendant, comme faisant partie de son hon- 
neur, les |)réjugés semés et cultivés dans les têtes 
anglaises par l'aristocratie. 

J'ai retrouvé celte singulière absurdité mêlée avec 
la plus haute honnêteté, la plus parfaite délicatesse, * 
• chez M. Rogers, près Birmingham (chez qui je passai 
quelque temps en août» 1826). Ce caractère est fort 
commun en Angleterre. Pour les idées^semées et cul- 
tivées par l'intérêt de Taristocratie, on peut dire, 
ce qui n'est pas peu, tjue l'Anglais manque de logi- 
que presque autant qu'un Allemand. 

La logique de l'Anglais, si admirable en finance et 
dans tout ce qui tifent à un art qui produit de l'argent 
à la fin de chaque seipaine, devient confuse dès qu'on 
s'élève à des sujets*un peu abstraits et qui, directe- 
ment^ ne produisent 'pà^ de V argent. Ils sont deve- 
nus imbéciles dans les raisonnements relatifs à la 
haute littérature par le même mécanisme qui donne 
des imbéciles à la diplomatie ofthe King of Frenchy 
on ne choisit que dans un petit nombre d'hommes. Tel 
homme fait pour raisonner sur le génie de Shakes- 
peare et de Cervantes(grands hommes morts le mênie 
jour, 16 avril 1616, je crois), est marchand de fil de 
coton à Manchester. 11 se reprocherait comme perte 
de temps d'ouvrir un livre directement relatif au co- ' 
ton,. et à son exportation en Allemagne, quand il est 
filé, etc., etc. 

De même le King of French ne choisit ses diplo^ 
mates que parmi les jeunes gens de grapde nais- 
sance et de haute fortune. Il faut chercher la va- 
leur là où s'est formié M. Thiers (vendu en 1830). 



116 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

Il est fils d'un petit bourgeois d'Aix en Provence. 

Arrivé à Tété de 1822, ou à peu près après mon 
départ de Milan, je ne songeais que rarement à m'es- 
quiver volontairement de ce monde. Ma vie se rem- 
plissait, non pas de choses agréables, mais enfin de 
choses quelconques qui s'interposaient entre moi 
et le dernier bonheur qui avait fait T objet de mon 
culte. 

J'avais deux plaisirs fort innocents : 1° Bavarder 
après déjeuner en me promenant avec Lussinge ou 
quelque homme de ma connaissance; j'en avais huit 
ou dix, tous, comme à l'ordinaire, donnés par le ha- 
sard; 2** quand il faisait chaud, aller lire les journaux 
anglais dans la jardin de Galigliani. Là je relus avec 
délices quatre ou cinq romans de Walter Scott. Le 
premier, celui où se trouvent Henry Morton et le ser- 
gent Boswell (0/â(i/orto/?Yj/, je crois) me rappelait 
les souvenirs si vifs pour moi de Volterre. Je Tavais 
souvent ouvert par hasard, attendant Métilde à Flo- 
rence, dans le cabinet littéraire de Molini sur l'Arno. 
Je les lus comme souvenir de 1S18. 

J'eus de longues disputes avec Lussinge. Je sou- 
tenais qu'un grand tiers du mérite de sir Walter 
Scott était dû à un secrétaire qui lui ébauchait les 
descriptions de paysage en présence de la nature. Je le 
trouvais comme je le trouve, faible en peinture de 
passion, en connaissance du cœur humain. La pos- 
térité confirmera-t-elle le jugement des contempo- 
rains qui place le Baronnet Ultra immédiatement 
après Shakespeare. 

Moi j'afen horreur sa personne et j'ai plusieurs 
fois refusé de le voir (à Paris, par M. de Mirbel, à 
Naples en 1832, à Rome {idem). 



V 

I 

SOUVENIRS d'ÉGOTISME IH 

Fox lui donna une place de cinquante ou cent 
mille francs et il est parti de là pour calomnier lord 
Byron, qui profita de cette haute leçon d'hypocrisie : , 
voir la lettre que lord Byron m'écrivit en 1823 (1). 

La santé morale me revenant, dans Tété de 1822, 
je songeais à faire imprimer un livre intitulé V Amour, 
écrit au crayon à Milan en me promenant et en son- 
geant à Mélilde. 

Je comptais le refaire à Paris et il en a grand be- 
soin. Songer un peu profondément à ces sortes de 
choses me rendait trop triste, c'était passer la main 
violemment sur une blessure à peine cicatrisée. Je 
transcrivis à l'encre ce qui était encore au crayon. 

Mon ami Edw^ards me trouva un libraire (M. Mon- 
gie) qui ne me donna rien d3 mon manuscrit et me 
promit la moitié du bénéfice, si jamais il y en avait. 

Aujourd'hui que le hasard m'a donné des salons, 
je reçois des lettres de libraires à moi inconnus (juin 
1832, de M. Thievoz, je crois) qui m'offrent de payer 
comptant des manuscrits. Je ne me doutais pfis de 
tout le mécanisme de la basse littérature. Cela m'a 
fait horreur et m'eût dégoûté d'écrire. Les intrigues 
de M. Hugo (voir dans la Gazette des Tribunaux de 
1831, son procès avec la librairie Bossan ou Plozan), 
les manœuvres de M. de Chateaubriand, les courses 
de Béranger, mais elles sont si justifiables, ce grand 
poète avait été destitué par les Bourbons de sa place 
de 1,800 fr. au ministère de l'Intérieur. 

La bêtise des Bourbons paraît dans tout son jour. 
S'ils n'eussent pas bassement destitué un pauvre 



(1) Le 23 juin 1823. Voir Correspondance inédite^ vol. I, 
p. 241. 



118 SOUVENIRS D^ÉGOTrSME 



cj)mmis pour une chanson gaie bien plus que mé- 
chante, ce grand poète n'eût pas cultivé son talent et 
ne fût pas devenu un des plus puissants leviers qui a 
chassé les Bourbons. Il a formé gaiement le mépris 
des Français pour cp trône pourri. C'est ainsi que 
l'appelait Ija reine d'Espagne, morte à Rome, l'amie 
du prince de La Paix. 

Le hasard me fît connaître cette Cour, mais écrire 
autre chose que l'analyse du cœur humain m'ennuie; 
si le hasard m'av4it dbnné un secrétaire, j'aurais été 
une autre (mot illisible). 

— Nous avons bien assez de celle-ci, dit l'avocat 
du diable. 

Cette vieille reine avait amené d'Espagne à Rome 
un vieux confesseur. Ce confesseur entretenait la 
belle*fillè du cuisinier de l'Académie de France. Cet 
Espagnol fort vieux et encore vert galant, eut l'im- 
prudence de dire (ici je ne puis donner les détails 
plaisants, les masques vivent) de dire enfin que Fer- 
dinand VII était le fils d'un tel et non de Charles IV; 
c'était là un d,es grands péchés de la vieille reine. 
Elle était morte, un espion sut le propos du prêtre. 
Ferdinand l'a fait enlever à Rome et cependant, au 
lieu de lui faire donner du poison, une contre-intrigue 
que j'ignore a fait jeteç ce vieillard aux Présides. 
Oserai-je dire quelle était la maladie de c^te vieille' 
, reine remplie de bon sens? (je le sus à Rome en 1817 

ou 1824) : c'était une suite de galanteries si mal gué-; 

. ries qu'elle ne pouvait tomber sans se cassser un os. 

:' ,. La pauvre fpmme, étant reine, avait honte de ces 

^- accidents fréquents et n'osait se faire bien guérir. Je 

• trouvai le même genre de malheifrtila Cour de Napo- 

? !éon en 1811. Je connaissais hélas! beaucoup l'excel- 



w 



V 



• \ 

SOUVENIRS d'ÉGOTISME . 119 



lent Cuillerier. Je lui menai trois clames, à deilx 
desquelles je bandai les yeux (^ue de TOdéon n"" 26). * 

Il me dit deux jours après qu'elles avaient la fièvre 
(effet de la vergogne et non de la maladie). Ce parfaite- 
ment galant homme ne leva jamais les yeux pour les 
regarder. 

Il est toujours heureux pour la race des Bourbons 
d'être débarrassée d'un stremon (1) comme Ferdi- 
nand VII. M. le duc de Lava^, parfaitement honnête 
homijoe, mais noble et duc (ce qui fait deux maladies 
• •mentales) s'honorait «n me parlant de l'amitié de 
Ferdinand VIL Et cependant il avait été trois ans 
ambassadeur à sa cour. 

Cela rappelle la haine profonde de Louis XVI pour 
Franklin. Ce prince trouva une manière vraiment 
bourbonnique de se venger : il fît peindre la figure , 
de ce vénérable vieillar(^au fond d'un pot de chambre 
de porcelaine. ^ 

Mme Campan nous racontait cela chez JV(me Cardon 
(rue de Lille, au coin de la rue de Bellechasse), après * 
le 18 Brumaire. Les mémoires d'alors, qu'on lisait 
chez Mme Cardon^ étaient bien opposés à la rapsodie 
larmoyante qui attendrit les j[eunes femmes les plus 
distinguées du faubourg Saint-Honoré (ce qui a d;é- 
senchanté Tune d'elles à mes faibles yeux, vers 
1827). i 

I. 

(1) Monstre. *^' 









CHAPITRE XI 



Me voilà donc avec une occupation pendant Tété 
de 1822. Corriger le>s épreuves de V Amour imprimé 
in-12 — sur du mauvais papier. M. Mongie me jura 
avec indignation qu'on l'avait trompé sur la qualité 
du papier. Je ne connaissais pas les libraires en 1822. 
Je n'avais jamais eu affaire qu'à M. Firmin Didot, au- 
quel je payais tout papier d'après son tarif. M. Mongie 
faisait des gorges chaudes de mon imbécillité. 

— Ah ! celui-là n'est pas ficelle! disait-il en pâ- 
mant de rire et en me comparant a^ix Ancelot, aux 
Vitet, aux... [sic) et autres auteurs de métier. 

Hé bien! j'ai découvert par la suite que M. Mongie 
était de bien loin le plus honnête homme. Que dirai-je 
de mon ami, M. Sautelet, jeune avocat, mon ami 
avant qu'il ne fut libraire ? 

Mais le pauvre diable s'est tué de chagrin en se 
voyant délaissé par une veuve riche, nommée Mme 
Bonnet ou Bourdel, quelque nom noble de ce genre 
et qui lui préférait un jeune pair de France (cela 
commençait à être un son bien séduisant en 1828). 
Cet heureux pair était, je crois, M. Pérignon, qui 
avait eu mon amie, Mlle Vigano, la fille du grand 
homme, en 1820. 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 121 

• . C'était une chose bien dangereuse pour moi, que 
de corriger les épreuves d'un livre qui me rappelait 
tant de nuances de sentiments que j'avais éprouvés 
*en Italie. J'eus la faiblesse de prendre une chambre à 
Montmorency. J'y allais le soir en deux heures par 
la diligence de la rue Saint-Denis. Au milieu des 
bois, surtout à gauche de la Sablonnière en montant, 
je corrigeais mes épreuves. Je faillis devenir fou. 

Les folles idées de retourner à Milan, que j'avais si 
souvent repoussées, me revenaient avec une force 
étonnante. Je ne sais pas comment je fis pour résister. 

La force de la passion qui fait qu'on ne regarde 
qu'une seule chose, ôte tout souvenir de la distance 
où je me trouve de ces temps-là. Je ne me rappelle 
que la forme des arbres de cette partie du bois de 
Montmorency. 

Ce qu'on appelle la vallée de Montmorency n'est 
qu'un coin de promontoire qui s'avance vers la vallée 
de la Seine et directement sur le dôme des Inva- 
lides (1). 

Quand Lanfranc peignait une coupole à cent cin- 
quante pieds de hauteur, il outrait certains traits. — 
L'aria depinge (l'air se charge de peindre), disait-il. 

De même comme on sera bien plus détrompé des 
Kings, des blesno (nobles) et des tresprê (prêtres) 
ver^ 1870 qu'aujourd'hui, il mevientla tentation d'ou- 
trer certains traits contre cette minever (2) de l'es- 
pèce humaine, mais j'y résiste, ce serait être infidèle 
à la vérité y 

Infidèle à sa couche. (Cymbeline) 

(1) Ici : plan des environs de Montmorency. 

(2) Vermine. 

il 



122 SOUVENIRS d'ÉGOTISME 

Seulement, que n'ai-je un secrétaire pour pouvoir 
dicter des faits, dés anecdotes et non pas des raison- 
nements sur ces trois choses. Mais ayant écrit vingt- 
sept pages aujoiyrd'hui, je suis trop fatigué pour 
détailler les .anecdotes qui assiègent ma mémoire. 

3 juillet. — J'allais assez souvent corriger les 
épreuves de VAmbur dans le parc de Mme Doligny, 
à Corbeil. Là, je pouvais éviter les rêveries tristes; à 
peine mon travail terminé je rentrais au salon. 

Je fus bien près* de rencontrer le bonheur en 1824. 
Pn pensant à la France durant ies«ix ou sept ans que 
j'ai passés à Milan, espérant bien ne jamais revoir 
Paris, sali par les Bourbons, ni la France, je me 
dirais : une seule femme m'eût fait pardonner à ce 
pays-là, la comtesse Bertois. Je l'aimai en 1824. Nous 
pensions l'un à Tafatre depuis que je l'avais yue les 
pieds nus en 1814, le lendemain de la bataille de 
Montjjiiirail ou de Champaubert, entrant à six heures 
du matin chez sa mère, la M... de M., pour deman- 
'der dés nouvelles de l'affaire. 

Eh bien! Mme Bertois était à la campagne chez 
Mme Doligny, son amie. Quand enfin je me détermi- 
nais à produire ma maussaderie chez Mme Doligny, 
elle me dit : 

— Mme Bertois vous a attendu ; elle ne m'a quittée 
qu' avant-hier à cause d'un événement affreux : file 
vient de perdre une de ses charmantes filles. • * 

Daris la bouche d'une 'femme aussi sensée (jue 
Mme Doligny, ces paroles avaient une grande portée. 
En 1814; elle^m'avait dit : Mme Bertois sent tout ce 
que vous valez. 

En 1823 ou 22,, Mme Bertoîs avait la bonté de 
m'aimer unpeu. Mme Doligny lui dit un jour ; «' Vog 

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SOUVENIRS d'ÉGOTISME 123 

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i . * 

yeux s'arrêtent sur Belle; s'il avait m taille plus 
élancée, il y a longtemps qu'il vous aiji^ait dit qu'il 
vous aime. » 

Cela n'était pas exact. Ma mélanfcolîe regardait avec 
plaisir les yeux si beaux de Mme.Bertois. Dans ma 
stupidité, je n'allais pas plus loin. Je ne disais pas: , 
pourquoi cette jeune femme mê regarde-t-elle? — 
J'oubliais tout à fait leS| excellentes leçons d'amour 
que m'avait ja^is données mon oncje Gagnon (1) et ' 
mon ami et protecteur Martial Daru. 

Heureux si je me fusse souveim de èe grand tacti- 
cien! Que de succès manques! Que d'humilia^^ons 
reçues ! Mais si j'eusse été habile*, je serais dégoûté 
4es femmes jusqu'à la nausée, dé la xpusique et de la 
peinture comme mes deux contempora^ins, MM. de la 
R. et P. H., sont secs, dégoûtés du monde, philoso- 
«phes. Au lieu de cela, dans tout ce 'qui touche aux 
femmes, j'ai eu le bonheur d'être duj)e comme à 
vingt-cinq ans. 

C'est ce qui fait que je ne mebrûleraîfamais la cer- 
velle par dégoût de tout, par ennui âe:*la vie. Dans 
la carrière littéraire je vois encore uhe foule de cho- 
ses à faire. J'ai des travaux possibleâ/de quoi occu- 
per dix vies. La difficulté dans ce moment-ci, 1832, 
est de m'habituer à n'être pas distrait .par l'action de 
tirer une traite de 20,000 francs sur M. le caissier des 
dépenses centrales du Trésor à Paris* * 

* 

(4) Voir : Vie de Henri Brulard. 



1 

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CHAPITRE XII 



4 juillet 4832. 

Je ne sais qui me mena chez M. de TEtang (2). Il 
s'était fait donner, ce me semble, un exemplaire de 
V Histoire de la peinture en Italie^ sous prétexte 
d'un rendu compte dans le Lycée y\xn de ces journaux 
éphémères qu'avait créés à Paris le succès de VEdin- 
burgh Review, Il désira me connaître. 

En Angleterre, l'aristocratie méprise les lettres. A 
Paris, c'est une chose trop importante. Il est impos- 
sible pour dés Français habitant Paris de dire la vé- 
rité sur les ouvrages d'autres Français habitant 
Paris. 

Je me suis fait huit ou dix ennemis mortels pour 
avoir dit aux rédacteurs du Globe, en forme de con- 
seil, et parlant à eux-mêmes, que le Globe avait le^ 
ton un peu trop puritain et manquait peut-être un 
peu d'esprit. 

Un journal littéraire et consciencieux comme le 
fut VEdinburg h Review n'est possiblequ'autant qu'il 

(2) Nom sous lequel Beyle désigne Etienne-Jean Delécluze 
(1781-1863), auteur de David et son Ecole, de Dante et la 
Poésie amoureusCf etc. • 






SOUVENIRS d'ÉGOTISME 195 

sera imprimé è Genève, et dirigé là-bas, par une tête 
de négociant capable de secret. Le directeur ferait 
tous les ans un voyage à Paris ; et recevrait à Genève 
les articles pour le journal du mois. Il choisirait, 
payerait bien (200 fr. par feuille d'impression) et ne 
nommerait jamais 3es rédacteurs. 

On me mena donc chez M. de TEtang, un diman- 
che à deux heures. C'est à cette heure incommode 
qu'il recevait. Il fallait monter quatre-vingt-quinze 
marches, car il tenait son académie au sixième étage 
d'une maison quilui appartenait à lui et à ses sœurs, 
rue Gaillon. De ses petites fenêtres, on ne voyait 
qu'une forêt de cheminées en plâtre noirâtre. C'est 
pour moi une des vues les plus laides, mais les quatre 
petites chambres qu'habitait M. de TEtang étaient 
ornées de gravures et d'objets d'art curieux et agréa- 
bles. 

Il y avait un superbe portraitdu cardinal de Riche- 
lieu que je regardais souvent. A côté, était la grosse 
figure lourde, pesante, niaise de Racine. C'était avant 
d'être aussi gras que ce grand poète avait éprouvé 
les sentiments dont le souvenir est indispensable 
pour îdiire Andromaque ou Phèdre. 

Je trouvai chez M. de l'Etang, devant un petit mau- 
vais feu — car ce fut, ce me semble, en février 1822 
qu'on m'y mena — huit ou dix personnes qui par- 
laient de tout. Je fus frappé de leur bon sens, de leur 
esprit, et surtout du tact fin du maître de la maison 
qui, sans qu'il y parût, dirigeait la discussion de fa- 
çon à ce qu'on ne parlât jamais trois à la fois ou que 
Ton n'arrivât pas à de tristes moments de silence. 

Je ne saurais exprimer trop d'estime pour cette 
société. Je n'ai jamais rien rencontré, je ne dirai pas 

41. 



1«6 SOirV^ENIRS d'égotisme 

de supérieur, mais même de comparabfe. Je fusfrappé 
le premier jour, et vingt fois peut-être pendant les 
trois ou quatre ans qu'elffe a duré, je me suis surpris 
à faire le même acte d'admiration. 

Une telle société n'esf possible que dans la patrie 
de Voltaire, de Molière, de Courier. 

Elle est impossible en Angleterre, car, chez M. de 
l'Etang, on se serait moqué d!un duc comme d'un 
autre, et plus que d'un autre, s'il eût été ridicule. 

L'Allemagne ne pourrait la fournir, pn y est trop 
accoutumé à croire avec enthousiasme la niaiserie 
philosophique à la mode»(les Anges de M. Ancillon). 
D'ailleurs, hors de leucenthonsiasme, les Allemands 
sont trop bêtes. 

Les Italiens auraient disserté,'chacunj eût gardé 
la parole pendant vingt minutes et fût resté l'enneini 
mortel de son antagoniste dans la discussion. A la 
troisième séarice, on eûtfaitdes sonnets satiriques les 
uns contre les autres. 

Car la discussion y était franche sur tout et avec 

tous. On était poli chez M. de l'Etang, mais à cause 

de lui. Il était souvent nécessaire ;qu'il protégeât la 

retraite des imprudents qui, cherchant une idée nou- 

, i velle, avaient avancé une absurdité trop marquante. 

Je trouvai là chezM. de l'Etang, MM. Albert Sapfer 
J.-J. Ampère, Sautelet (l),de Lussinge. 

M. de l'Etang est un caractère dans le genre du boE 
vicaire de Wakefield. Il faudrait, pour en donner une 
dée, toutes les demi-teintes de Goldsmith ou d'Ad- 
dison. ' " ' 

D'abord il est fort laid ; il a surtout, chose rare à 

(i) L'éditeur. 



SOUVENIRS d'ÉGOTISME 



127 



Paris, le front ignoble etbas, il est bien fait et ^as^scz 
gratid. 

Il a toutes les petitesses . d'un bourgeois. S'il 
achète pour trente-six francs une douzaine de mou- 
choirs chez le marchand du coin, deux heures- après 
il croit que ses mouchoirs sont une rareté, et que 
pour aucun prix on ne pourrait en trouver de sem- 
blables à Paris. 

{Le manuscrit s'arrête là.) 



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LETTRES INEDITES 



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LETTRES INÉDITES 



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% A SA SŒUR Pauline. '. \ 

Bergame, le 19 floréal an IX (9 mai 1801.) 

Tu es allée quelquefois à Montfleury (1), ma chère 
Pauline ; de là, tu as admiré le spectacle enchanteur 
que présente la vallée arrosée'par la tortueuse Isère. 
Si tu Ty es trouvée dans un moment d'orage, lorsque 
les nuées obscures luttent et se déchirent, que le 
tonnerre fait retentir la terre et les cieux, qu'une 
pluie mêlée de grêle fait tout plier, ton âme s'est sans 
doute élevée vers le père des nuages et de la terre. 
Tu as senti la puissance du créateur; mais, peu à peu 
cette idée sublime a fait place à une douce mélanco- 
lie, tu es revenue vers toi-même et tu as pensé (rêvé) 
à tes plans de bonheur, tu t'y es enfoncée et tu 
n'as vu qu'avec regret la fin de l'orage et le moment 
de rentrer. Eh bien, flgure-toi une plaine de qua- 
rante lieues de largeur, arrosée par le Tessin, 
l'Adda, le Mincio et le majestueux Pô; figure-tyi 

1 ' 

(4) Coteau dans la vallée de Tlsère, près cR Grenoble. C'est 
au couvent de Montfleury que Mme de Tencin débuta dans la 
vie religieuse.. 



LETTRES INÉDITES 

une nuit sombre en plein midi, deux cents coups de 
tonnerre en demi-heure (1), des nuages enflammés, 
se détachant sur un ciel obscur et traversant l'atmos- 
phère en deux secondes et tu n'auras qu'une bien 
faible idée de la magnifique tempête que j'ai vue ce 
matin. 

Jamais spectacle plus beau n'a frappé mes yeux, et 
les douze ou quinze camarades qui étaient avec moi 
ont avoué n'avoir jamais rien vu de si imposant. Nous 
avons vu tomber la foudre sur un (âocher qui est à 
nos pieds; car toute la ville de Bergame est dans le 
genre de la montée de Chalemont (2). Nous sommes 
au plain-pied, en entrant par derrière et au dixième, 
au moins, par devant. Tu remarqueras que nous 
sommes au pied des Alpes et que nous apercevons 
les Apennins. 

Tu ne m'écris jamais, je ne sais pourquoi; car tu 
dois mourir de loisir et tu sais combien tes lettres me 
font plaisir. Que font Caroline (3), Félicie et le cha- 
noine Gaétan ? Donne moi aussi des nouvelles du 
charmant Oronce (4) ; je brûle de le voira douze ans. 
— Adieu, embrasse tout le monde pour moi. 

H. B. (^). 

(1) Expression dauphinoise. 

(2) C'est une rue montante de Grenoble, sur la rive droite 
de risère. 

(3) Sa sœur Marie-Zénaïde-Caroline, dont il est souvent ques- 
tion dans la Vie de Henri Brulard. 

(4) Félicie, Gaëtan et Oronce Gagnon, ses cousins, enfants 
de Romain Gagnon ; Gaëtan mort dans la retraite de Russie, 
Oronce, mort général de division (1885). 'f 

(5) Mlle Paulin^ Beyle, chez le citoyen Gagnon, médecin à 
Grenoble (Isère). — Lettre inédite. — (Collection de M, ^Au- 
guste Cor dier). — Copie de la main de R. Colomb. — Aucune 
des lettres à Pauline que nous donnons ne figure dans les 
Lettres Intimes^ publiées récemment (1 vol., Calmann-Lévy). 

« 



LETTRES INEDÏTES 133 

f 

II 

A LA Même. 

Saluées, le 13 frimaire an X (6 décembre 1801). 

Je ne peux te dire, ma chère Pauline, combien ta 
lettre m'a fait plaisir. Je compte en recevoir souvent, 
car rien ne t'empêche (l*écrire tes lettres chez Made- 
moiselle Lassaigne (1) et de les donner à Marion (2) 
lorsque tu viens à la maison. De cette manière l'in- 
quisition sera en défaut. Tu as très bien fait de ne 
pas abandonner le piano. Dans le siècle où nous som- 
mes, il faut qu'une demoiselle sache absolument la 
musique, autrement on ne lui croit aucune espèce 
d'éducation. Ainsi, il faut de toute nécessité que tu 
deviennes forte sur le piano; roidis-toi contre Tennui 
et songe au plaisir que la musique te donnera un 
jour. 

J'aurais bien désiré que tu apprisses à dessiner. Tu 
me dis que le maître qui vient chez Mlle Lassaigne 
est mauvais ; mais il vaut encore mieux apprendre 
d'un mauvais maître que de ne pas apprendre du 
tout. D'ailleurs, tu rougiras (3) du papier pendant un 
an, avant que d'être en état de sentir les règles, et 
peut-être, à cette époque, remontreras-tu un bon 



(1) Directrice d'une pension de jeunes pensonnes à Gre- 
l noble. ^ 

(2) Cuisinière du grand-père Gagnon.Voir Journal et Vie de 
Henri Brulard. 

{3) Les élèves se servaient alors de crayons de sanguine. 



1^ 



f 

134 LETTRES INÉDITES 

^naître. Ce que je te recommande, c'est de dessiner la 
tête et jamais le paysage ; rien ne gâte les commen- 
çants comme cela. 

Je pense, comme toi, que Monsieur Velly (1) n'est 
pas très amusant ; cependant il faut le lire ; mais tu 
pourras renvoyer cela à un an ou deux. En attendant, 
il conviendra de lire des histoires pgtrticulières qui 
sont aussi amusantes que les histoires génér,ales lé 
sont peu. Prie le grand papa Gagnon de te donner 
Y Histoire du siècle de Louis XIV par Voltaire ; 
V Histoire de Charles XII, roi de Suède du même ; 
VHistoife de Louis XI par Mlle deLussan(2) ; la Con-r 
juration de Venise par Tabbé de St-Réal. Peu à peu 
tu y prendras goût et tu finiras par dévorer l'histoire 
de France, qui est très intéressante par elle-même, et 
quf ne dégoûte que par la platitude et les préjugés 
de Tabbé Velly, 8e son sot continuateur Villaret et de 
Garnier (3), encore plus plat, s'il est possible, qu'eux 
tous. 

Il faut accoutumer peu à peu ton esprit à sentir et 
à juger le beau, dans tous les genres. Tu y parvien- 
dras en lisant, d'abord, les ouvrages légers, agréables 
et courts. Tu liras ensuite ceux qui exigent plus 
d'instruction et qui supposent plus de capacité. Tu 
connais, sans doute, Télémaque, la Jérusalem déli- 
vrée) tu pourras lire Séthos (4) qui, quoique ouvrage 

■ (1) L'abbé Velly (1709-1759), auteur d'une Histoire de 
Frafice* 

(2) Marguerite de Lussan (1682-1758). I 

(3) Villaret él Garnier achevèrent V Histoire de France de 
Velly. 

(4) Roman de Tabbé Terrasson, intitMlé : Séthos, histoire 
tirée des monuments de Vancienne Egypte (1731). 



t 



LETTRES INÉDITES 135 

médiocre, te donnera une idée des mystères d'Isis, si 
célèbres dans toute l'antiquité, et de ce qu'était la 
•navigation dans son enfance. 

Je vois avec bien du plaisir que tu lis les tragédies 
de Voltaire. Tu dois te familiariser avec les chefs- 
d'œuvre de nos grands écrivains; ils te formeront 
également l'esprit et le cœur. Je te conseille de lire 
Racine, le terrible Crébillon, et le charmant Lafon- 
taine. Tu verras la distance immense qui sépare Ra- 
cine de Crébillon et de la foule des imitateurs de ce 
dernier. Tu me diras ensuite qui tu aimes le mieux 
de Corneille ou de Racine. Peut-être Voltaire te. 
plaira-t-il d'abord autant qu'eux; mais tu sentiras 
bientôt combien, son vers coulant, mais vide, est 4 
inférieur au vers plein de choses du tendre Racine et , 
du majestueux Corneille. 

Tu peux demander au grand papa les Lettres Per- 
sanes de Montesquieu et VHlstoire naturelle de 
Buffon, à partir du sixième volume; les premiers ne 
t'amuseraient pas. Je crois, ma chère Pauline, quei, 
ces divers ouvrages te plairont beaucoup; en même 
temps, tu feras connaissance avec leurs immortels 
auteurs. 

Mais c'est assez bavarder sur un même sujet. 
Donne-moi de grands détails sur tes occupations chez 
Mlle Lassaigne (1) et sur la manière dont tu passes 
ton temps. Peut-être t'ennuies-tu un peu ; mais songe 
que dans ce monde nous n'avons jamais de bonheur 
parfait et mets à profit ta jeunesse, pour apprendre; 
les connaisances nous suivent tout le reste de notre 
vie, nous sont toujours utiles et, quelquefois, nous 

* 

(1) Voir p. ir^S. î 



» 
X 



136 LETTRES INÉDITES 

consolent de bien des peines. Pour moi, quand je lis 
Racine, Voltaire, Molière, Virgile, \ Orlando Fu- 
riosOj j'oublie le reste du monde. J'entends par 
monde cetle foule d'indifférents qui nous vexent sou- 
vent, et non pas mes amis que j'ai toujours présents 
au fond du cœur. C'est là, ma chère Pauline, que tu 
es gravée en caractères ineffaçables. Je pense à toi 
mille fois le jour; je me fais un plaisir de te revoir 
grande, belle, instruite, aimable et aimée de tout le 
monde. C'est cette douce pensée qui me rappelle sans 
cesse Grenoble; je compte y être dans neuf mois. Je 
pourrais bien y aller tout de suite, mon colonel m'a 
offert un congé ; mais mon devoir me retient au régi- 
ment. 

Tu vois, ma chère, que nous sommes toujours 
contrariés par quelque chose ; aussi, le meilleur 
parti que nous ayons à prendre est-il de tâcher de 
nous accommoder de notre situation et d'en tirer la 
plus grande masse de bonheur possible. C'est là 
[ Ja seule vraie philosophie. 

Adieu, écris-moi vite, H. B. ^^^ 

* • 

III 

A Edouard Mounier (2). 

Paris, M prairial an X (6 juin 1804). 

Et voilà les promesses des amis! En me quittant 
vous me juriez de m'écrire, vous me donneriez de 

(1) Lettre iDédite. — [Collection de M. Auguste Cordier). 
Copie de la main de R. Colomb. 

(2) Fils de Mounier, député à l'Assemblée Constituante. Il est 



LETTRES INÉDITES 137 

VOS nouvelles le lendemain de votre arrivée à Ren- 
nes, et les jours se passent, un mois s'est presque 
écoulé et les journaux seuls m'ont appris que vous 
existiez. 

J^ sais que ce temps a été très bien rempli pour 
vous ; vous avez vu des contrées qui vous étaient in- 
connues, vous avez fait de nouvelles connaissances, 
vous avez acquis de nouveaux amis; était-ce une rai- 
son pour oublier les anciens? Pour moi, tous les 
jours je vois Tinconstance, mais je ne la conçois pas 
encore ; en amitié comme en amour, lorsque une fois 
on s'est vu, loiî'sque les âmes se sont senties, est-il 
possible de changer? Mais je veux bien vous par- 
donner, à condition que vous m'écrirez bien vite et 
souvent. 

Depuis votre départ, tout Paris a couru à une re- 
présentation du Mariage de Figaro, donnée dans 
la salle de l'Opéra au profit de Mlle Contât ; l'assem- 
blée était nombreuse, toutes les élégantes célèbres 
par leur beauté bu leurs aventures étaient venues y 
étaler leurs grâces, et je vous avouerai que j'ai trouvé 
le spectacle des loges beaucoup plus intéressant que 
celui qui nous avait rassemblés. J'ai été très mécon- 
tent de Dugazon, qui a fait un plat bouffon du spirituel 
Figaro. Fleury, Almaviva, et Mlle Contât, la Com- 
tesse, ont joué assez médiocrement; mais en revan- 
che, Mlle Mars a rendu divinement le rôle du page 
Chérubin. Je n'ai jamais rien vu de si touchant que 
ce jeune homme aux pieds de la comtesse qu'il adore, 

né en 1784 et mourut en 1843. Il accepte tour à tour la pro- 
tection de Napoléon, de Charles X et de Louis Philippe. Il fut 
nommé baron, obtint la place d'intendant des bâtiments de la 
couronne, et se distingua à la Chambre des Pairs. 

12.. 



138 LETTRES INÉDITES 

recevant ses adieux au moment de partir pour l'ar- 
mée; des deux côtés, ces sentiments contraints qu'ils 
n*osent s'avouer, ces yeux qui s'entendent si bien 
quoique leurs bouches n'aient pas osé parler, (^el 
tableau plus naturel et en même temps plus intéres- 
sant ? Beaumarchais avait très bien amené la situa- 
tion, mais il s'était contenté de Tesquisser. Mlles 
Mars et Contât ont achevé le tableau par leur jeu 
charmant à la fois et profond. Tout le reste delà 
pièce a été très faiblement goûté. Les pirouettes de 
Vestris, les grâces de Mme Coulomb et les cris de 
Mmes Maillard et Branchu n'ont pu étouffer l'ennui' 
qui devait naturellement résulter dé quatre heures 
de spectacle sans intérêt. Le souvenir de l'ancien suc- 
cès de Figaro a seul empêché les spectateurs de té- 
moigner leur mécontentement. Il n'en a pas été de 
même hier à la représentation du Roi et le Labou- 
reur, tragédie nouvelle. 

Arnault (1) avait dit partout qu'elle était de lui. 
Talma etLafont y jouaient, il n en fallait pas tant 
pour attirer tout Paris ; aussi à cinq heures la queue 
s'étendait déjà jusque dans le jardin du Palais-RoyaK 
On a commencé à 7 heures. De mémoire d'homme 
on n'a vu amphigouri pareil ; ni plan, ni action, ni 
style. Un roi de Castille qui tombe de cheval en 
chassant à une lieue de Séville, capitale de ses Etats, 
n'est secouru que par un paysan et sa fille. Il demeure 

(1) Antoine Arnault (1766-1834), académicien, auteur de 
Marins à Minturnes (1791), Lucrèce (1792), Phrosine et 
Mélidor (1798), Oscar, fils d'Ossian a 796), les Vénitiens 
|1797), GeimanicuSt etc. Le titre de la pièce dont parle Beyle 
est Don Pèdre ou le Roi et le Laboureur, drame. 

(Note de F. Corréard.) 



LETTRES INÉDITES 139 

troismois dans leurcabane, apparemment sans qu'au- 
cun de ses ministres ou de ses courtisans viennent 
le voir, car Juan et sa fille ignorent absolument qui 
ils ont reçu. Enfin il faut quitter cette cabane tant 
regrettée par le doucereux roi, car, comme de juste, 
il est tombé amoureux de la belle Félicie. Il vient 
quelques jours après, avec un de ses courtisans, pour 
la revoir, mais au lieu d'elle il trouve le vieux Juan, 
qui lui débile des plaintes à n'en pas finir contre le 
gouvernement actuel. Le roi ne trouve d'autre re-. 
mède à cela que de le faire son premier ministre. Mais 
voïià tout à coup qu'un Léon, soldat jadis fiancé avec 
Félicie, revient d'Afrique, où on le croyait .enterré 
depuis longtemps, tout exprès pour l'épouser. Cela 
ne lui fait pas grand plaisir. Mais enfin, en vertu de 
cinq ou six belles maximes, elle tâchera de s'y résou- 
dre. Cependaiit ce Léon est reconnu par ses anciens 
camarades, qui sont indignés de le voir toujours 
simple soldat et qui viennent demander au roi une 
récompense pour lui. Le roi le fait sur-le-champ son 
connétable. Le bon Léon, tout content, s'en va bien 
vite à la chaumière pour épouser Félicie, et il est 
pressé, car il est six heures du soir, et il veut cueillir 
cette nuit même le prix de son amour. Tout va très 
bien jusque-là ; mais le roi s'avise d'aller aussi à là 
chaumière et de demander à Léon, pour prix du beau 
brevet qu'il vient de lui donner, la main de sa- 
Félicie. Léon lui dit : « Je n'y veux pas consentir. 

Et j'aime, en Castillan, ma maîtresse et moi^ roi. 

C'est le seul vers supportable de la pièce. Là-dessus 
le roi le poignarde. C'est ainsi que finit le quatrième 
acte. 



■;* <■; 



140 LETTRES INÉDITES 

Jusque-là le public avait souffert assez patiemment 
trois expositions différentes et quatre ou cinq beaux 
discours, tous remplis, pour être plus touchants, de 
belles et bonnes maximes extraites de Voltaire, Hel- 
vétius, voire même de Puffendorff ; mais ce coup de 
poignard a tout gâté. L'ennui général s'est manifesté 
par de nombreux coups de sifflet, et on a baissé la 
toile au milieu du cinquième acte (1). Ce qui a le plus 
amusé le public, c'est le style original de la pièce. 
D'ordinaire, la dureté des vers est rachetée par quel- 
que force dans la pensée; mais ici c'est l'énergie de 
la fadeur. 

Voici, mon cher Mounier, quelles sont les belles 
productions de nos contemporains, heureux encore 
s'ils se contentaient de faire des ouvrages ridicules. 
Pour moi, indigné de leur sotte bêtise et de leur basse 
lâcheté, je tâche de m'isoler le plus possible; Retra- 
vaille beaucoup l'anglais et je relis sans cesse Virgile 
et Jean-Jacques. Je compte être bientôt débarrassé 
de mon uniforme et pouvoir me fixer à Paris. Ce n'est 
pas que cette ville me plaise beaucoup plus qu'une 
autre; mais dans Timpossibillité d'être où je voudrais 
passer ma vie, c'est celle qui m'offre le plus de moyens 
pour continuer mon éducation. 

Peut-être un jour viendra que je pourrai habiter le 
seul pays où le bonheur existe pour moi ; en atten- 
dant, cher ami, écrivez-moi souvent ; les bons cœurs 

(1) Cette pièce servit de prétexte à des manifestations poli- 
tiques. Les républicains se portaient en foule à la tragédie 
du Roi et le Laboureur, pour y fêter, dans la personne de 
Don Pèdre, le spectacle d'une couronne avilie. Il fallut que la 
censure intervint. (G.Mërlet, Tableau de la littérature /ran- 
çaise, 1800-1815. La rragfédie sous VEmpire,) (Note de F. C). 



t 

I ' 

LETTRES INÉDITES 141 

sont si rares qu'ils ne sauraient trop se rapprocher. 

Faites, je vous prie, accepter rhommage de mon 
respect à monsieur votre père, ainsi qu'à Mlle Victo- 
rine, et dites-moi si Rennes vous a plu à tous autant 
qu'à Philippine (1). 

Happiness and friendship (2). 

H. B., 

rue Neuve-Augustin, n* 736, chez M. Bonnemain. 



Au Même. 

Paris, 16 messidor an X (5 juillet 1802). 

Je ne reçois voire lettre qu'aujourd'hui, mon cher 
Mounier, à mon retour de Fontainebleau, où j'ai 
passé plusieurs jours à chasser et à disputer avec 
mon général (3). Il voulait absolument me reprendre 
comme aide de camp et me faire nommer lieutenant ; 
moi je voulais donner ma démission, et c'est ce que 
j'ai fait avant-hier ; ainsi, à compter du 12 messidor, 
je suis redevenu libre et citoyen. 



(1) Victorine et Philippine, sœurs d*E. Mounier. 

(2) Cette lettre ainsi que celles qui suivent adressées à 
Edouard Mounier (sauf la lettre du 4 janvier 1806), ont été 
publiées par M.F.Corréard dans la Nouvelle Revue (15 sept, 
et l»*" octob. 1885), sous le titre de : Un paquet de lettres 
inédites de Stendhal M.F. Corréard m'a autorisé à faire figurer 
cette intéressante correspondance dans ce volume — qu'il 
reçoive ici tous nos remerciements. 

(3) Le général Michaud, dont Beyie avait été aide de camp. 



142 LETTRES INÉDITES 

Quelle idéeavez-vous donc sur nos lettres, mon cher 
Mounier? Est-ce que nous nous écrivons pour faire 
de l'esprit ou pour nous communiquer franchement 
ce que nous sentons? Ecrivez-moi avec votre cœur 
et je serai toujours content. J'ai été charmé de la des- 
cription delà ville de Rennes. Je vous vois déjà dans 
une délicieuse petite chambre donnant sur les Ta- 
bors, rêvant à la jolie fille du Maine ou aux char- 
mantes sœurs qui, Parisiennes et militaires, empor- 
teront votre cœur d'assaut. Vous avez beau me 
plaisanter sur mes amours passagers, vous, monsieur 
le philosophe, tout comme un autre vous serez d'a- 
bord entraîné par les femmes vives et légères. Une 
d'elles, avec un peu de coquetterie, vous persuadera 
facilement que vous l'adorez et qu'elle vous aime un 
peu. Vous en serez fou pendant deux mois, vous croi- 
rez avoir trouvé cette femme unique qui seule peut 
faire votre bonheuï* sur la terre. Mais vous vous aper- 
cevrez bientôt que ce qu'on a fait pour vous, on 
l'a fait aussi pour vingt autres. Vous la maudirez, 
vous vous en voudrez bien. Quelque temps après, 
vous trouvez une femme aimable, d'un tout autre ca- 
ractère, une femme unique dans son genre; celle-ci 
est aussi réservée et aussi douce que l'autre était 
vive et brillante. Sûre de sa victoire, elle ne vous 
prévient pas, elle vous laisse faire les avances, vous 
reçoit avec une froideur apparente qu'elle dément 
bien vitepar un tendre regard. Vous êtes transporté, 
vous êtes le plus heureux des. hommes; pour cette 
fois vous n'êtes pas trompé. Hélas ! quinze jours 
après, vous vous apercevez qu'on répète déjà avec 
un autre le rôle qu'on avait joué avec vous. 

Lassé bientôt de ce commerce de tromperie, vous 



LETTRES INÉDITES 143 

VOUS accoutumerez à ne regarder les femmes que com- 
me de charmants enfants, avec lesquels il est permis de 
badiner, mais à qui Ton ne doit jamais s'attacher. Vous 
deviendrez alors ce qu'on appelle un homme aima- 
ble, vous plaisanterez tout, vous serez entreprenant, 
vous ferez la cour à toutes les belles que vous ver- 
vez, elles vous trouveront délicieux. 

Mais tout à coup, vous trouverez une femme au- 
près de qui toute votre assurance s'évanouira ; vous 
voudrez parler et les paroles expieront sur vos lèvres; 
vous voudrez être aimable et vous ne direz que des 
choses communes. Alors, croyez-moi, mon cher 
Mounier, si l'absence ne fait qu'augmenter votre pas- 
sion, si les objets qui vous plaisaient le plus vous de- 
viennent fades et ennuyeux, c'est en vain que vous 
voudriez vous en défendre, vous êtes amoureux et 
pour la vie. 

Rappelez-vous que vous m'avez promis franchise 
entière ; ne craignez pas ma sévérité. 

Non ignara mali, miseris succurrere disco. 

Vous voyez que je suis votre conseil et que je lis 
y Enéide quelquefois; aussi je quitte la tendre Didon 
pour des hommes plus modernes. Dans cemoment, par 
exemple, je viens de lire les Nouveaux tableaux de 
famille d'A.Lafontaine (l).J'ai été vraiment charmé; 
il y a là un Whater à qui vous porterez envie. Ce 
roman m'a un peu réconcilié avec les Allemands. 
Est-ce que vraiment quelques-uns d'entre eux au- 
raient de l'esprit ? 

(1) Auguste Lafontaine, romancier allemand, né à Brunswick, . 
en 1756, d'une famille de réfugiés français, mort à Halle en . 
1831. (Note de F. C.) j 



144 LETTRES INÉDITES 

Je trouve vos assemblées du vendredi superbes ; 
je vois d'ici Mlle Victorine faisant les honneurs de 
do la maison, et vous, signor prefetino, distribuant 
des calembours à droite et à gauche; je ne regrette 
qu'une chose, c'est de ne pas être un des aides de 
camp du général que vous recevez si bien. 

Dites-moi ce qu'ils font, ce qu'ils disent ; en un 
mot, si ce sont de bons diables, et surtout answer 
fast to your everlasting friend, 



A SA SŒUR Pauline (1). 

Paris, 4 fructidor, An X (22 août 1802.) 

Je te réponds tout de suite, ma bonne Pauline, de 
peur de ne pouvoir le faire de longtemps, j'ai sur ma 
table onze ou douze lettres auxquelles il faut que je 
réponde, et qui attendent leur tour depuis un mois ; 
prends de l'ordre de bonne heure, je n'en ai que pour 
mes études, et j'ai bien souvent occasion de m'en re- 
pentir dans mes relations sociales ; prends pour prin- 
cipe de toujours répondre à une lettre dans les qua- 
rante-huit heures qui suivent sa réception. 

Prends tout de suite un maître d'italien, quel qu'il 
soit ; en attendant de l'avoir, copie, et apprends par 
cœur les deux auxiliaires essere et avère, tâche de 
comprendre le beau tableau qui est à la tête de ta 

(1) Ne montre ma lettre à personne. (Note de Beyle.) 



LETTRES INÉDITES 145 

grammaire italienne. Je te conseille de prendre une 
grande feuille de papier et de le copier. Il faudra lire 
chaque soir avant de te coucher le verbe aoere, en- 
suite le verbe essere. C'est le seul moyen d'appren- 
dre, je compte là-dessus. 

Tu pouvais lire beaucoup mieux que Y Homme des 
Champs (1). C'est un pauvre ouvrage. Lis Racine et 
Corneille, Corneille et Racine et sans cesse. Puisque 
tu ne sais pas le latin, tu peux lire les Géorgiques, 
de Delille. Ne pouvant pas lire Homère et Virgile, 
tu peux lire laHenriade. Tu y prendras une très lé- 
gère idée du genre de ces grands hommes. Lis La 
Harpe; son goût n'est pas sûr, mais il te donnera les 
premières notions, et si jamais j'ai le bonheur de 
pouvoir passer deux mois à Glaix (2) avec toi, loin 
des ennuyeux, nous parlerons littérature Je te dirai 
ma manière de voir et j'espère que tu sentiras de la 
même manière, H y a en toi de quoi faire une femme 
charmante, mais il faut t'accoutumer à réfléchir, 
voilà le grand secret. 

Pour bien sentir la mesure des vers, il faut en 
avoir dans l'oreille. Tu me feras bien plaisir de cher- 
cher le quatrième acte d'Iphigénie, scène quatrième 
et d'apprendre la tirade qui commence par ces mots 
mon pér^, jusqu'à que je leur vais conter. Je te con- 
seille de les copier et de les lire le soir. Il est très .es- 
sentiel de bien lire les vers, je voudrais que d'ici au 

(1) De Delille. 

(2) Village des environs de Grenoble où le père de Beyle pos- 
sédait une propriété dont Stendhal parle souvent dans son 
Journal et dans la Vie de Henri Brulard. J'ai pu visiter le 
domaine de Glaix, grâce à Faimable hospitalité du proprié- 
taire actuel, M. le baron Bougault. 



I . 



146 LETTREfel INÉDITES 

mois de septembre prochain,, tu susses i^ut le rôle 
d'Iphigénie, je t'apprendrais à le déclamier. Tu pour-' 
ras te borner à lire de Corneille, les piècel' suivantes : 
le Cid, Horace, Cinna, Rodogune et Poi^eucte. Prie 
le grand-papa de te prêter le MisanthrÔpey de Mo- 
lière. Tu pourras lire Radamiste etZénopie, de Cré- 
billon, iMérope, Zaïre et la Mort de César y de Vol- 
taire. Si ton goût est juste, lu placeras Corneille et 
Racine au premier rang des tragiques français. Vol- 
taire et Crébilîon au deuxième. Je finis en te recom- 
mandant de lire sans cesse Racine et Corneille, je 
suis comme l'Eglise, hors de là point de salut. 

C'est av^ir proûté, que de savoir s'y plaire. 

H. B. (1). 



VI 



A Edouard Mounier, i 

Paris, !•' compl. X (2) (18 septemdre 1802). 

Je ne vous ai pas écrit depuis deux mois, m|n cher 
Edouard, parce que j'étais tombé dans une m|lanco-T 
lie noire que je ne vçulais pas dire à mes am^. Maig 
oEçditque monsieur votre père a eu un différei^d avec 
votre évêque. Donnez-moi de grands détails là-des- 
sus, je vous» priQ. La cause de la philosophie défen- 



(1) Lettre inédite. — (Collection de feu M. Eugèm Cha- 
Per). .^ » 

(2) Premier, jour complémentaire de Tan 3^ * 

V ■■ ■ 

i 



•i 



LETTRES INÉDITES 147 

» 

dua par le plus grand de mes concitoyens fait bouillir 
mon sang dans mes veines. 

Adieu, mon cher ami; veuillez bien présenter l'hom- 
mage de mes respects à Mlle Victorine. Est-ce que 
vou^ ne viendrez point à Paris cet hiver? 

H.B. 



Vit 



Au Même. 



Paris, 21 nivôse XI (H janvier 1803). 

Qu'aurais-je pu vous dire, mon cher Mounier, pen- 
dant six mois de ma vie passés dans la folie la plus 
complète? Je Tai enfin connueicette passion que ma 
jeunesse ardente souhaita avec tant d'ardeur. Mais à 
présent que Taimable galanterie a pris la place de ce 
sombre amour, après avoir été tant plaisanté par mes 
amis, je puis ei^ plaisanter avec vous. Oiii, mon ami,' 
j'étais amoureux et amoureux d'une singulière ma- 
nière, d'une jeune personne que je n'avais fait qu'en- 
trevoir, et qui n'avait récompensé que par des mé- 
pris la passion la mieux sentie. Mais enfin tout est 
fini; je n'ai plus le temps de rêver, je danse presque 
chaque jour. En qualité de fou, je me suis mis sous 
la tutelle demesamis,qui n'ont triuvé d'autre moyen 
de me guérir que de me faire devenir amoureux. 
Aussi suis-je tombé épris d'une feiiyne de banquier 
très, jolie ; j'ai dansé plusieurs fois avec elle, je me 
suis fait présenter dans ses sociétés, je viens de lui 
écrire ma cinquième lettre, elle m'en a renvoyé trois 






148 LETTRES INÉDITES 

sans les lire, elle a déchiré lapremière, suivant toutes 
les rè«:lcs elle doit lire la cinquième et répondra à la 
sixième ou septième (1). Elle a épousé il y a six mois 
le brillant équipage et les deux millions d'un badaud 
qui a la platitude d'en être jaloux, jaloux d'une femme 
de Paris! il prend bien son temps; aussi je compte 
bien m'amuser avec cet animal là. Il m'a donné une 
comédie impayable avant-hier. Malli m'avait donné 
son mouchoir et son argent à garder; elle est sortie 
beaucoup plus tôt qu'elle ne m'avait dit, ce qui a fait 
que Monsieur son mari m'est venu chercher à une 
contre-danse que je dansais à l'autre bout delà salle, 
pour me demander les affaires de sa femme. Il était 
si plaisamment sérieux en faisant ce beau message, 
que tout le monde a éclaté; j'en ris encore en vous 
l'écrivant. Hier soir, il m'a boudé et, comme je disais 
que j'étais charmé que l'usage de l'épée et des habits 
brodés revînt, il a dit, d'un air judicieux, que ce n'é- 
tait qu'un moyen de plus donné aux étourdis pour 
troubler la société. 



(1) Rapprochez de ces lignes la fameuse recette de Rouge 
et Noir : 

« Ses yeux (de Julien Sorel) tombèrent par hasard sur le 
portefeuille en cuir de Russie où le prince Korasoff avait en- 
fermé les 53 lettres d'amour dont il lui avait fait cadeau. 
Julien vit en note, au bas de la première lettre : € On envoie 
le n° 1 huit jours après la première vue.. 

« Onporte ces lettres soi-même : à cheval, cravate noire, 
redingote bleue. On remet la lettre au portier d'un air 
contrit : profonde mélancolie dans le regard. Si Von 
aperçoit quelque femme de chambre, essuyer ses yeux 
furtivement, adresser la parole à la femme de chambre. » 
(Chapitre LVI), 

Note de F. C. 



LETTRES INÉDITES 149 

Tout le monde me félicite sur la rapidité de mes 
progrès. Je suislepremier amant de Mme B. ; desgens 
qui valaient beaucoup mieux que moi ont été refusés; 
je me dis ça à tout moment pour tâcher de me rendre 
fier, mais en vérité ces jouissances d'amour-propre sont 
bien courtes. Je jouisuninstantlorsque,penchéesur les 
bras de sa bergère, je la fais sourire, ou lorsque je fais 
un petit homme avec le bout de son mouchoir; mais 
lorsque mon orgueil veut me féliciter de la différence 
de mes succès cette année et Tannée dernière, je de- 
viens rêveur, je me rappelle le charmant sourire de 
celle que j'aime encore, malgré moi; je sens des lar- 
mes errer dans mes yeux à la pensée que je ne la re7 
verrai jamais; — mais convenez que je suis bien sot; 
ne me revoilà-t-il pas dans mes anciennes lubies. 
Mais cette fille, quem'a-t-ellefaitaprès tout, pour être 
tant aimée ? elle me souriait un jour, pour avoir le 
plaisir de me fuir le lendemain ; elle n'a jamais voulu 
permettre que je lui dise un mot; une seule fois j'ai 
voulu lui écrire, elle a rejeté ma lettre avec mépris; 
enfin, de cet amour si violent, il ne me reste pour gage 
qu'un morceau de gant (1). Convenez, cherMounier^ 
que mes amis ont raison, et que, pour un officier de 
dragons, je joue là un brillant rôle. Encore si elle 
m'eût aimé; mais la cruelle s'est toujours fait un jeu 

(1). Ce trait final, si touchant dans sa simplicité fait involon- 
tairement chanter dans la mémoire la strophe exquise des 
Emaux et Camées: 

Moi, je n'ai ni boucle lustrée, 
Ni gant, ni bouquet, ni soulier, 
Mais, je garde, empreinte adorée. 
Une larme sur un papier. 

(Note de F. G.) 

13. 



■' 



♦ I 



150 • LETTRES INÉDITES 

• • • 

de me tourmenter ; non elle n'est que coqjiette ; aussi 
je.Toublie à jamais, et jeja verrais dans ce moment 
que je serais aussi indifférent pour elle, qu'elle fut . 
pour moi dans le temps de ma plus vive ardeur. 

Mais, pardon; mon ami, je vous ennuie de mes fo- 
lies , c'^st pour la dernière ifois ; je sens que je Toublie. 
Est-ce que je n'aufai pas le plçiisir de vpus em- 
brasser cethiver? V-enezun peu voir notre Paris àpré- 
sent qu'il est dans son lustre; je suis sûr que tout philo- 
^pheque vousêtes, il vous plaira beaucoup plus qu'au 
printemps. Dans tous les cas j'espère que nous ven- 
dangerons ensemble, dans notre Dauphiné. Venez, 
ïfion cher Mounier, comparer nos gais paysans de la 
vallée avec vos Bretons^ Est-ce que Mlle Vidtorinene 
sera pas de la partie ? Dans tous les cas présentez-lui 
mes hommages, et croyez hVendiess friençlship of 

H. B. 



t 



VIII 



Au Même. 

Paris, 27 ventôse XI (18 mars 1803). 

Savez-vous que vousrvous conduisez très mal, mon 
cher Mounier. Je vous écris des lettres superbes, des 
lettres de quatre pages, et vous restez trois mois sans 
donner signe dévie; cela est affreux; à moins que 
vous ne soyez mort, je ne puis vous excuser. Et le 
\^ sieur Pison qui part d'ici sans crier gare ! Vraiment 
I vous devenez tous Bas-Bretons, Il faudra plus de six 






LETTRES INÉWTES 151 

mois de séjour à Paris pour Vous rappeler à votre 
ancien caractère. Donnez-moi des détails sur le car- 
naval de Rennes. Je me suis amusé ici comme un 
dieu. Si vous étiez ici je vous procurerais les plus 
jolies connaissances du monde. Je vais tous les 
mardis dans une maison où Mme Récamier vient ; on 
fait de la musique; les mères jouent à la bouiljbtte, 
leurs filles à de petits jeux, et- presque toujours on 
finit par danser. Le vendredi je vais au Marais, dans 
une société de l'ancien régime où Ton m'appelle 
M. de Beyle ; on y parle beaucoup de la religion de 
nos pèfes, et le charmant abbé Delille nbus dit des 
vers après boire. Lq samedi, la plus jolie de mes 
soirées, nous allons chez M. Dupuy, où se trouvent 
des savants de toutes les couleurs, de toutes les 
«langues et de tous les pays. Mlle Duchesnois y vient 
souvent avec son maître Legouvé! On y parle grec ; 
sentez-vous la force de ce mot-là? Si vous y étiez 
vous brilleriez. En vérité, je ne conçois pas comment 
vous pouvez habiter Rennes. Vous avez du crédit, * 
venez à Paris. Ayez-y une place, et vous ne regrette- 
rez pas vos Bretons. 

Est-il vrai que vous venez cet automne à Grenoble? 
cela serait délicieux. Nous partons d*ici neuf... à la 
fois. Je me donne des peines incroyables, trois fois 
la semaine, pour apprendre la gavotte pour pouvoir 
faire briller quelque jolie petite fille de notre country. 
Serez-voùs témoin de mes succès? cette douce espé- 
rance ferait redoubler mes efforts. 

Allons, mon cher Edouard, évertuez-vous et écri- 
vez-moi deux pages de chronique scandaleuse. 
Savez- vous F histoire du collier qui ne coûte que 
12 mille francs, quoiqu'il en vaille 22,000? 



^52 LETTRES INÉDITES 

Mille respects à M. votre père, ainsi qu'à Mlles vos 
sœurs, et, je vous en prie, réponse. 
Friendship and happiness. 

H. B., 

rue d*Angeviller, n® 153. 



IX 



Au Même. 

Paris, 5 germinal xi (S6 mars 1803)« 

Comment diable passer à Tautre monde, lorsqu'on 
est aussi aimé et aussi aimable que vous Têtes ? C'au- 
rait été très mal à vous je vous jure. Vous voilà donc 
éternellement à Rennes ; c'est charmant pour vous 
puisque vous vous y amusez, mais convenez que c'est 
bien triste pour vos amis. Ne viendrez-vous pas au 
moins vendanger les charmantes vignes de la vallée? 
Je vous en conjure avec toute la mélancolie conve- 
nable, par les souvenirs antiques, par les longues 
heures passées auprès de ces grands rochers cou- 
ronnés de nuages blanchâtres, par cet amour de la 
patrie enfin qui fait errer le doux sourire de la ten- 
dresse sur les lèvres... mon ami, excusez-moi, je ne 
sais plus où j'en suis, ni comment finir ma phrase. 
Vous savez que la Delphine a infatué toutes les jolies 
femmes du style ossianique et que moi, malheureux^ 
qui suis obligé d'écrire une lettre de sentiment ou 
deux par jour, je sue sang et eau pour y pouvoir 
mettre un peu de mélancolie. 

A propos de Delphine, dites-moi au long ce que 



LETTRES INÉDITES 153 

VOUS en pensez, vous qui connaissez Ossian, la litté- 
rature allemande, Homère, etc., etc. On n'en parle 
déjà plus ici, mais je serai bien aise de savoir quel 
effet elle a fait sur vous, philosophe. Je vous dirai 
qu'il me semble que Léonce n'est pas amoureux. Mme 
de Staël n'a pris que le laid de l'amour. Delphine me 
paraîtrait assez aimable si elle n'était pas si métaphy- 
sicienne. Au reste, je crois qu'on pourrait tirer de ce 
roman beaucoup de pensées ingénieuses et même 
profondes sur la société de Paris (1). Je connais bien 
peu de femmes de 40 ans qui ne ressemblent pas de 
près ou de loin à Mme de Vernon. En me parlant de 
l'ouvrage, dites-moi votre avis sur l'auteur, avec qui 
vous avez soutenu thèse à ce qu'il me semble. 

Vous me parlez de ma B... Je l'ai plantée là il y a 
2 mois, qui plus est sans l'avoir eue ; elle a fait venir 
chez elle une nièce charmante dont le mari* dompte 
les nègres de Saint-Domingue. J'ai entrepris de domp- 
ter aussi à mon tour ; mais elle fait une résistance 
superbe: elle est aidée par sa tante, qui est endiablée 
contre moi et qui me fait manquer toutes les occa- 
sions de finir. J'en suis si vexé, que je finirai peut- 
être par avoir la tante pour pouvoir approcher la 
nièce. Ce qui m'étonne le plus, c'est que la petite 
m'aime ; elle m'écrit des lettres qui, malgré leurs 
fautes d'orthographe, sont assez tendres; elle m'em- 
brasse deiout son cœur quand je lui en donne l'occa- 
sion, mais niente più.ie commence à croire, le diable 
m'emporte, à l'amour platonique. Vous voyez, cher 
Edouard, qu'en amour comme en guerre tout n'est 

(1) Voir Corresp. inédite, lettre XXXUI, 17 juin 1818, 
p. 73 et suivantes. 



» f 



« 



L>- • 



\U LETTRES INÉélTES 

pas succès. Tout considéré, je mène dans deux heures 
ces dames au bal ; je veux en finir ; je m'en veux de 
me sentir agité par une petite coquette de vingt ans. 

Savez-vous que pendant que nous portons la gloire 
de Grenoble aux deux bouts de la France, on nous 
enlève les beautés qui ornaient nos bals. Mon pauvre 
cousin Félix Mallein a été sijr le point de se pendre 
ou de se jeter dans la riviène, parce que Mlle M*** Ta 
abandonné pour je ne sais quel carabin qui Ta épou- 
,sée. Ri., a épousé Mlle M..., celle dont il disait tant ' 
d'horreurs il y a un an. Une demoiselle que vous avez 
pe^t-être connue et qui avait deux amants, tous deux » 
hommes de beaucoup d'esprit, a formé le projet de se 
laisser mourir de douleur, depuis que l'un des deux 
s'est laissé mourir de la fièvre. Si j'avais l'honneur 
d'être l'amant restant, je me croirais obligé d'aller 
en poste consoler la belle affligée ; il est beau de 
n'être même que successeur quand c'est- dans un si 
beau poste. 

Adieu, mon cher Mouniejr ; vous voyez que je suis 
exact, je veux réparer le temps perdu. Je n'ai rien 
reçu de vous depuis quatre* mois ; dites-moi où vous 
m'avez adressé votre précédente lettre, et de grâce 
venez avec nous à Gren. en fructidor. 

Avez-vous des nouvelles fle la belle Caroline ? 

Comment se porte Votre sabre? En avez-vous fait 
usage depuis moi ? , * 

H. B. 






' t 



f ^ 



LE^qrUES INÉDITES 155 



'> A SON PÈRE. 
^ Paris, H floréal an XI (1" mai 1803). 

Mon cher papa, 

Je viens encore te parler argent, mais j'espère que 
c'est pour la dernière fois. 

Le général M. X..4(l), qui va pkrtir pour son ins- 
pection, qui voulait me rengager avec lui/ et qui ne 
cesse de m' accabler de bontés m'a invité à aller pour 
dx jours à Belleville et à Fontainebleau. Au lieu de 
lix jours, j'en ai passé huit, il m'a fallu prendre un 
cabriolet pour aller à Fontainebleau et ce voyage me 
revient à plus de 55 fr.. Je suis arrivé ici hier, et ce 
matin je. viens de recevoir une invitation charmante 
de M. Miôou qui m'engage à aller passer la semaine 
prochaine à Glamart, où l'abbé Delille sera. Je crois 
que, pour peu que je reste encore ici, toutes mes con- , 
naissances, surtout Mme de N... (2), m'obligeront à 
aller les voir à la campagne et uhe fois arrivé m'y fe- 
ront passer ma vie. Je dépenserai beaucoup cet été 
et peut-être plus que cet hiver. J'aime donc mieux, si 
tu le trouves bon, m'en aller économiser cinq mois à 
Claix, là je ne dépenserai absolument rien, et par là 
je pourrai aller en société l'hiver prochain. 

J'ai soif de la campagne et je sens que je ne pour- 
rais jamais résister à Mme de N... 

(i) Michaud. i 

(2) Mme de Nardon, voir Journal. j 



156 LETTRES INÉDITES 

Je n'ai presque point de dépenses à faire avant que 
de partir : une paire de bottes 36 fr., une paire de 
pistolets 48 ; voilà ce' qui m'est nécessaire avec deux 
ou trois pantalons de nankin. Si tu es en argent, j'y 
ajouterais une vingtaine de volumes qui me seront 
très utiles a Claix pour travailler. 

Je dois en outre deux mois de leçons au père 
Jeky (1) et deux louis à Faure(2) — j'ai été obligé de 
les emprunter pour aller à Fontainebleau ; ne vou- 
lant pas suivre le général M..« à son inspection, je ne 
pouvais refuser d'aller passer huit jours avec lui. 
D'ailleurs je désirais beaucoup connaître le général 
Moreau ; il est venu passer deux jours avec nous (3). 



XI 



A Edouard Mounier. 

16 prairial XI (6 juin 1803). 

Je n'ai reçu qu'il y a huit jours, mon cher Mou- 
nier, votre lettre de morale du 9 pluviôse. Jamais 
morale n'est venue plus à propos; j'étais excédé de 
deux femmes que j'ai sur les bras depuis trois mois. 
Mon père me pressait depuis longtemps de l'aller 
voir; il se plaignait d'être abandonné par son fils. Ma 
foi, votre morale m'a décidé, je pars, je quitte le sé- 

(1) Son maître d'anglais. 

(2) Félix Faure. 

(3) Lettre inédite. — {Bibliothèque de Grenoble). Brouil- 
lon. En note : On me répond le 20 floréal, et je reçois la lettre 
le 28 floréal ; on me promet 600 fr. 






. LETTRES INÉDITES 157 

jour de Taimable Paris, enchanté des choses vrai- 
ment belles qui y sont, mais bien dégoûté de ce qu'on 
y appelle bonne compagnie. D'ailleurs, il est temps 
de réfléchir. J'ai vingt ans passés, il faut se former 
des principes sur bien des choses et tâcher de mener 
une vie moins agitée que par le passé ! Si je ne crai- 
gnais pas que vous vous moquassiez de moi,' je vous 
dirais que, barque sans pilote, j'ai erré au gré de 
toutes les passions qut m'ont successivement agité. Je 
n'en ai plus qu'une; elle m'occupe tout entier; toutes 
les autres se sont évanouies et m'ont laissé le plus 
profond mépris pour des choses que j'ai bien dési- 
rées. Vous ne douterez plus de ma sagesse lorsque 
vous saurez que, comme le mal est bon à quelque 
chose, une des illustres dames que j'adore, et qui me 
fait rhonneur d'être jalouse de moi, a voulu me fixer 
ici en me donnant une place de sous-lieutenant dans 
les chasseurs de la garde du Consul. C'était tentant, 
convenez-en bien. Admirez ma sagesse : j'ai re- 
fusé. 

Après ce trait sublime, je compte sur votre estime 
pour le reste de ma vie, et, par conséquent, sur vos 
avis. Point de flatterie; dites- moi vos avis franche- 
ment, et soyez sûr que je vous le rendrai si je puis 
vous découvrir quelque défaut. 

Adieu; je compte rester quatre mois à Grenoble. 
J'attends une lettre de Rennes; dès que je l'aurai re- 
^ue, je vole dans votre chère patrie. 

Ecrivez-moi, je vous prie, à Grenoble, à Henri B..., 
Henri en toutes lettres, pour éviter toute méprise. 
Que vous seriez aimable, si vous veniez cet automne 
à Grenoble faire danser les demoiselles et leur dire de 
bonnes méchancetés ! Mallein est à Marseille ; je vais 



158 LETTRES INÉDITES « 

m'ennuyer comme un mort avec tous les paquets de 
notre endroit. Dènnez-moi en détail des nouvelles 
de Is^ belle dévote. , 



XII 
i Au Même. 

^ [GrepobleJ 9 messidor XI (SSvJuin 1803). 

Ma foi, vous êtes un homme abominable ; il n*y a 
plus moyen de vivre avec vous ; vous ayez toujours 
raison. Vous me plaisantez sur ce que vous appelez 
mes bonnes fortunes, mais il n*y a plus de bonne for- 
tune dans ce monde. Tout homme qui se vante* de 
ces sortes de succès est attaqué de la fatuité dont 
vous m'accusez, car il donne du prix à ce qui n'en a 
point. Dans ce genre-là, une barbe bien noir^ et de 
larges épaules* sont les plus grand moyens de succès, 
et ces succès ne sont pas flatteurs. 

Peut-être que tout cela n'est pas très juste; mais je 
suis piqué d'être fat éans m'en douter, car je ne 
trouve rien de plat comme ce genre-là; aussi je me 
* jure bien à moi-mfeme de ne jamais plus parler 

femmes à personne. Et elles ne valent guère la peine 
de nous occuper : tes unes nous ennuyent; celles 
qui pourraient nous rendre heureux nous tourmen- 
tent. Ainsi, sortons de cet enfer et promettons-nous 
bien de ne pas ajouter au ridicule de nous laisser 
troubler par leurs caprices celui d'en ennuyer nos 
amis. 

Puisque vous aimez la vertu, mon cher Edouard^ 



LETTRES INÉDITES 159 



VOUS serez^content de mes lettres, car depuis deux 
jours que je suis ici je ne Vois que des vertus. J'ai les 
oreilles battues de ce qu'on nomme le machiavélisme 
des Parisiens. 

A propos, baisez ma lettre, mettez-lia sur votre 
cœur, expirez de jouissance: j'ai vu hier et je ver- 
rai encore ce soir, j'ai baisé la main et je* donnerai le 
bras ce soir, j'ai vu hier, je verrai aujourd'hui et de- 
main, et après-demain, et tant que je voudrai, thefair 
Eugeny. » 

Je suis déjà au fait de la chronique de la ville: la 
moglie de Cornuto est à EchiroUes (1); lebadaud mon 
cousin est né à Paris, comme vous savez. Votre con- 
frère F. a paru faire la cour àplusieurs.femmes qui, 
en faveul* de l'uniforme, sont allées- jusqu'à publier 
leur vertu, même, à ce qu'on dit, avant qu'il les en 
priât. C'est' une belle chose qu'i^ne broderie d'ar- 
gent; quand la porterez-vous ? -Mais bien mie^ux. 
Candide, non l'amant' très favorable de la belle Cu- 
négonde, mais Candide C..., amant très peu favo- 
risé de Mlle T..., meurt d'amour. Ce que je vous dis 
est à la lettre. Ce, pauvre amoureux, qui etet déjà 
d'une pâleur affreuse, va tous les jours se* prome- 
ner de 2 à 3 sur le rempart à côté du commandaint, 
au grand sçleil, pour entrevoir sa belle à travers les 
croisées que 1|l mère fak fermer à doubles vitres. 
Hé I est-ce difficile ça? En bien I je suis si piqué de 
votre lettre que quand je viendrai à bout de cette 
vertu là je jure de ne vous en rien dire ; c'est une 
perte que vous faites là au^moins,, car rien ne doit 
être si comique que ces vertus défendues par leurs 

(1) Village des environs de Grenoble. » 



1 « 



160 LETTRES INÉDITES 

mères. Elles doivent aimer à profiter du* temps. A 
propos, C... etR. D., qui avaient si bien profité du 
leur auprès des demoiselles D..., épousent. Com- 
ment trouvez-vous cela, à vingt ans, se marier? on 
doit être diablement las Tun de l'autre avant 25 ans. 
Je crois que le mariage tel que nous le pratiquons 
doit tuer Tamour, si tant est qu'il existe. D'abord, 
dans nos mœurs, un mari est toujours ridicule. Que 
pensez-vous de ça? 

Vous voyez que je vous traite en savant, car il y 
a là dedans de l'économie politique, de la connais- 
sance de l'homme, etc., etc. En récompense, brûlez 
les lettres, où je vous parais un fat et, au nom de 
Dieu, plaisantez-moi fermesi jamais je retombedans 
ce maudit défaut ; à vos yeux s'entend, car je veux 
vous mener à Paris dans un an chez les femmes dont 
je vous ai parlé. Vous me succéderez si vous voulez. 
Je voulais rompre pour vous prouver que je né suis 
pas fat; je ne romprai pas, je vais leur écrire au- 
jourd'hui ; je veux vous y présenter et vous faire hé- 
riter de ma place. 

Adieu; venez donc à Gr... (2); nous courrions 
les montagnes, nous nous amuserions, nous chasse- 
rions ; pour moi je m'en vais errer dans les roches 
comme le malheureaux Cardénio. Au fait, ce pays 
m'enchante et est d'accord aivec ce qui reste encore 
de romanesque dans mon âme ; si vraiment une Ju- 
lie d'Etange existait encore, je sens qu'on mourrait 
d'amour pour elle parmi ces hautes montagnes et 
sous ce ciel enchanteur. ' 

Mais ne voilà-t-il pas encore de l'enchanteur? je 

(2) Grenoble. 



LETTRES INÉDITES 161 

retombe sans cesse dans le ridicule. La pauvre jeu- 
nesse est bien malheureuse, de Tamour sans tran- 
quillité ou de la tranquillité sans amour. Je vous 
crois tranquille, vous; parlez moi de cela et accou- 
tumez-vous aux longues lettres; je me dédommage 
avec vous de Tennui qui m'accable dans un pays où 
je devrais mourir de plaisir si tous les habitants y 
étaient. H. B. 



XWI 
Au Même. 

Claix, 12 thermidor XI (2 juillet 1803). 

« 

A la bonne heure, rien n'est charmant comme de 
recevoir dans la solitude une lettre qui intéresse 
d'abord, et qui donne ensuite le délicieux plaisir de 
blâmer à son tour. Mais vous ne me dites pas si, 
pour votre soi-disant future, il fallait avoir le bon- 
heur ^ avoir le plaisir ou seulement avoir la fai- 
blesse. Un scélérat se serait donné dans les deux pre- 
miers cas le plaisir de l'avoir, dans le deuxième 
celui de s'en moquer. Mais la plaisanterie n'est natu- 
relle que dans le tourbillon de la gaieté; parmi les 
bois et leur vaste silence, l'esprit s'en va, il ne reste 
qu'un cœur pour sentir . 

Je suis étonné que vous, homme d'esprit, homme 
instruit, fils d'un homme digne de donner des lois à 
sa'patrie, scandalisiez un soldat qui n'a su de sa vie 
que l'algèbre de Glairaut et les manœuvres de cava- 
lerie. Quoi, il est moins criminel d'être le centième f 



'• 



162 . LETTRES INÉDlAs * 

t 

amant d'une femme mariée que d'être le premier! 
) Moi j'aime mieux me damner en raisonnant juste. Il 
me semble qu'une loi n'est, obligatoire, que par con- 
séquent sa violation n'est un crime, que lorsque cette 
loi vous assure ce pour quoi elle est faite. La loi de 
la fidélité du mariage vous assurait une épouse 
fidèle, une compagne, une amie pour toute la vie, 
des enfants dont nous aurions été les pères; enfin, un 
bonheur bien au-dessus, selon moi, du plaisir fugitif 
que nous trouvons dans le bras des femmes galantes; 
mais celte loi n'existe plufi que dans les livres, et les 
épouses fidèles ne sont plus même dans les romans. 
Il est d'ailleurs évident que'le Français actuel, n'ayant 
pas d'occupation au forum, est forcé à l'adultère par 
la nature même de son gouvernement. * 

Lorsqu'on a le n^alheur d'être désabusé à ce point, 
que reste-t-il à faire à l'homme sensible et honnête? 
Se mariera-t-il pour avoir le déaôspoir de voir les 
dérèglements de sa femme et le malheur affreux de 
ne pas oser montrer sa tristesse? ou espérera-t-il dans 
sa femme assez de vertu pour lutter contre tout l'ef- 
fort deà mœurs de son siècle? Et dans ce dernier cas 
la certitude de l'immensité du danger lui donnerait 
des soupçons, et le bonhçur est bien loin dès que les 
soupçons paraissent, * 

Actuellement, si vous supposez à cet homme sen- 
sible assez de force pour raisonnner ainsi de sang- 
froid, mais non pas assez pour dompter et le courant 
de son siècle et toute l'impétuosité de ses passions, 
que deviendra-t-il dans l'orage, doutant même dans 
•le calme? ' ? 

Je^Qus avouerai, mon cher Edouard, qu'agité par 
4 ces réflexions, qui même ne se sont débrouillées à mes 

V 



'à 

i 



î 



LETTRES INÉDITES 163 

yeux que depuis quelques jours, j'ai jusqu'ici été con- 
duit par le hasard. J'espérais trouver une femme qui 
pût sentir l'amour mieux ^ue ça. Je les croyais 
toutes sensibles, je n'ai vu que des sens et de la va- 
nité. J'en suis*à regretter de m'être formé une chi- 
mère que je cherche de|)uis cinq» ans. Je veux em- 
ployer toute 'ma raison pour la chercher, et elle 
revient toujours. Je lui ai donné un nom, des yeux, 
une physionomie;- je la vois sans cesse, je lui parle 
quelquefois; mais elle. ne me répond pas, et, comme 
yn enfant après avoir embrassé une poupée, je pleure 
de ce qu'elle ne me rend pas mes baisers. Je v(|is 
qu'actuellement il n'y a plus que de^ grande» choses 
qui puissent me distraire de cet état affreux de brûler 
sans cesse pour un être qu'on sait qtii n'existe pas, 
ou qui, s'il existe par un hasard malheureux,^ne 
répond pas à ma passion. L'amour, tel que je l'ai 
conçu, ne pouvai^t me rendre heureux, je commence 
depuis quelque temps à aimer la gloire; je brûle de 
marcher sur le^ Ifraces de cette génération de grands 
hommes qui, constructeurs de la Révolution, ont été 
dévorés par leur propre ouvrage. N'en étant pas 
encore là, je prends part aux factions de Rome, ne 
pouvant faire mieux, et je nourris dans mon cœur l'im- 
mortel espoir d'imiter un jour les grands hommes 
que je ne puis pour le moment qu'admirer. 

Mais je m'emporte; mes meilleurs amis me disent: 
tu es fou. Vous-même vous riez de ces balivernes ; 
tout ce que je vous demande, c'est d'en rire tout 
seul. 

.... Pour être approuvés, 
De semblables projets veulent être achevés. 

I 

Je reviens à votre lettre, qu^ est charmante ; je ré- 



i66 LETTRES INÉDITES 

,vous l'avait faite. Croyez- vous que D... en soit bien 
, amoureux ? 

H. B. 



« t 



P.S. — Présentez mes hommages à votre fa- 
mille ; embrassez pour moi le camarade Pison. Que 
devient-il dans tout ceci ? 



I 

XV 

Au Même. 



1 

Claix, 23 frimaire XII (15 décembre 1803). 



Peut-être, mon cher ami, vous ne connaissez plus 
la voix qui vient vous parler. Il y a bien longtemps 
que je ne vous ai écrit; mais n'attribuez point ce 
silence à Toubli. J'ai eu Jionte de ne pouvoir mon- 
trer à mes amis que les rêveries d'un fou ; elles ont 
bien dû vous ennuyer dans mes précédentes lettres. 
Je ne puis cependant me résoudre à rester plus long- 
temps sans savoir de vos nouvelles et vous dire com- 
bien je vous aime. J'ai passé mon temps depuis trois 
mois, dans une extrême solitude; ce contraste m'a 
plu en. sortant de Paris où tout était pour l'esprit et 
rien pour le cœur. Ce qu'il y a de singulier, c'est 
qu'à force de, sensibilité je suis parvenu «à passer 
pour insensible dans ma famille ; ils se sont figuré 
que c'était par ennui d'eux que j'étais tout le jour à 
la chasse, et leur soupçon a augmenté lors^qu'ils se 
sont aperçus (Jue j'allais lire dans une chfeiumière 
abandonnée. Je crois que c'est là le véritable endroit 
pour lire la Nouvelle Héloïse; aussi ne m'a-t-elle 



t 



LETTRES INÉDITES • * 167 



i 



jamais paru si charmante; j'y relisais aussi quelques 
lettres que j'ai reçues de mes amis, et surtout une 
dont je n'ai que la copje, mais qui n'en vit ps^s moins 
pour cela dans mon cœur. Il me semblait que, dans 
l'ordre actuel de la société, les âmes élevées doivent 
être presque toujours malheureuses, et d'autant ^ 
plus malheureuses qu'elles méprisent l'obstacle qui 
s'oppose à leur félicité. Ne serait-ce pas, par 
exemple, la plus forte épreuve où peut être mise 
une âme de cette espèce, que d'être arrêtée dans 
ses plus chers désirs, par des considérations d'ar- 
gent, et par lei*espect dû aux volontés d'un homme 
dont elle méprise l'opinion? Je ne sais si vous m'en- 
tendez; mais si vous comprenez ce qui m'arrête, je 
dois être justifié à vos yeux, et vous devez me ré- 
pondre, i 

Ces idées et la tristesse qu'elles inspirent m'ont 
engagé à lire les ouvrages qui traitent des lois qui 
sont les bases des usages'et des mœurs; j'avais aussi 
un secret orgueil de me rapprocher par là de celui . 
de mes compatriotes que j'estime le plus (1). J'ai 
donc lu le Contrat social et V Esprit des lois. Le 
premier ouvrage m'a charmé, excepté lorsqu'il dit 
que 600.,000 Romains pouvaient voter en connais- 
sance de cause sur les affaires. Le second, que j'ai lu 
deux fois, m'a paru bien au-dessous de sa réputation. > 
Jfe vous dis ça à vous qui, instruit dans cette partie, ; 
ne verrez pas de l'orgueil, mais une consultation, 
dans ce que je vous dis. Que m'importe de savoir 
l'esprit d'une mauvaise loi ; cela m'enseigne à faire 
un extrait et voilà tout, Ne valait-il pas bien mieux 

(1) Le père d'Edouard Mounier. (Noie de F. Ç.) *h 



168 LETTRES INÉDITES 

dire les lois qui, prenant les hommes tels qu'ils sont, 
peuvent leur procurer la plus grande masse de bon- 
heur possible ? Ce livre, fait comme le pouvait faire 
Montesquieu, eût peut-être prévenu la Révolution. 

J'ai enfin lu un ouvrage qui me semble bien sin- 
gulier, sublime en quelques parties, méprisable en 
d'autres, et bien décourageant en toutes : ï Esprit 
d'Helvétius. Ce livre m'avait tellement entraîné dans 
ses premières parties, qu'il m'a fait douter quelques 
jours de l'amitié et de l'amour. Enfin, j'ai cru recon- 
naître qu'Helvétius, n'ayant jamais senti ces douces 
affections, était, d'après ses propres principes, inca- 
pable de les peindre. Comment pourrait-il expliquer 
ce trouble inconnu qui saisit à la première vue, et 
cette constance éternelle qui nourrit sans espérance 
un amour allumé ? Il n'y croit pas à cette constance 
dont j'ai ouï citer tant d'exemples ; y croyez-vous 
vous-même ? Croyez-vous à cette force incompré- 
hensible de l'amour qui, parmi mille phrases insigni- 
fiantes, fait distinguer à un amant celle qui est écrite 
pour lui, et qui, lui faisant prêter l'oreille à cette 
voix presque insensible qui s'élève des autres, et que 
lui seul peut sentir, lui peint tous les tourments de 
l'objet qui l'aime, et lui rappelle que de lui seul peut 
venir la consolation ? 

Il me semble qu'Helvétius ne peut expliquer ces 
sentiments, ni mille autres semblables. Je voudrais 
pour beaucoup que vous eussiez lu cet ouvrage, qui 
me semble vraiment extraordinaire. Si cela est, dites- 
m'en, je vous prie, votre sentiment au long. 

Je suis allé à Grenoble dans le temps des élections, 
pour voir un peu dans la nature ces asssemblées si 
vantées dans les livres ; et je vous avoue qu'elles 



T' 



LETTRES INÉDITES 169 

m'ont paru bien méprisables et qu'elles m'ont bien 
prouvé la vérité des principes sur l'amour-propre (1). 

Le bon sens montrait votre père et M. D*** au Sé- 
nat. Cinquante-sept électeurs, parmi lesquels j'ai le 
plaisir de compter mon père et mon grand-père, ont 
fait tout au monde pour cela. Une intrigue curieuse 
par sa ridiculité a fait nommer, au lieu de votre 
père, un homme dont on ne sait rien, sinon qu'il est 
méprisable de toutes les manières et que trois ou 
quatre départements l'ont rejeté. Tout le monde a vu 
combien les prétendus honnêtes gens nobles étaient 
plus attachés à leur caste qu'à leurs principes. Tous 
les roturiers ont nommé M. D*** et aucun noble n'a 
donné sa voix à M. Mounier. J'ai vu parmi tout cela 
les restes de la jalousie qu'inspire un talent qui s'é- 
lève à côté de nous, et combien votre père l'avait 
excitée. Je vous en dirai plus à la première vue. 

Donnez-moi beaucoup de détails sur votre manière 
de vivre et sur vos desseins futurs. N'aimeriez-vous 
pas à voir votre père sénateur et à habiter Paris? Le 
gouvernement doit le connaître maintenant ou il ne 
le connaîtra jamais. 

Adieu, mon cher ami, je vous dirais presque, si je 
n'avais peur de vous paraître ridicule, si vous sentez 
en lisant cette lettre la douce émotion qui me l'ins- 
pira? Que nos cœurs aient eu le bonheur de s'enten- 
dre ou non, croyez que les sentiments qui m'animent 
ne changeront jamais; j'aurais encore bien des cho- 
ses à dire, mais j'ai peur de me trahir; si vous m'a- 
vez entendu vous me répondrez et en vous écrivant 
je pourrai tout dire. 

(1) HelvéUus. 



170 LETTRES INÉDITES 

Avouez, mon cher Edouard, que voilà des phrases 
absolument inintelligibles. Je reviens sur la terre et 
vous apprends que je serai à Grenoble dans huit 
jours, et probablement à Paris au commencement du 
printemps. N'aurbns-noiis donc jamais le plaisir de 
nous revoir? Il y a tant de moyens. Mais en atten- , 
dant écrivons-nous souvent, cela ne dépend que de 
vous ; j'aurai assez d'adresses si j'en ai une. Au dia- 
ble avec vos énigmes! 

Adieu, mon ami, ne brûlez pas ma lettre et trois 
jours après Tavoir reçue elles seront devinées, ou il 
y faudra renoncer. Adieu de tout cœur. 

B. 



XVI 



Au Même. . 

Grenoble, pluviôse XII (janvier-février 1804.) 

Mille pardons, mon bon ami, si j'ai tant tardé à 
vous répondre. Depuis un mois je suis plongé dans ce 
qu'on appelle les plaisirs du carnaval. J'ai dansé ce 
matin jusqu'à six heures ; je me lève à quatre pour . 
vous dire enfin une partie des choses que m'a fait - 
éprouver votre lettre, car toutes c'est impossible. 

Depuis un mois, j'ai livré ma vie à toutes les dissi- 
pations possibles. Je voulais oublier de sentir. J'ai 
trouvé ici, comme ailleurs, beaucoup d'amour-propre 
et point d'âmes. J'aime mieux les passions avec tous 
leurs orages que la froide insensibilité où j'ai vu 



' . LETTRES INÉDITES 171* 

• 

plongés les heureux de ce pays. Elles me rendent . 
malheureux aujourd'hui, peut-être un jour feront- 
elles mon bonheui^ ; d'ailleurs indiquez-moi le chemin [ 
pour sortir de leur empire? Un moment de leur 
bonheur ne vaut-il pas toutes les jouissances d'amour- 
propre possibles? 

What is the world to me ? 
Its pomp, Its i^leasure, and its nonsense ail ? 

Jamais plus belle occasion ne pouvait s'offrir pour^ 
voir Grenoble dans tout son lustre. Il y a redoute 
tous les mercredis ; MM. Périer (Augustq), Teysseire, 
Giroud, Lallié, le général Molitor, le préfet, le rece- 
veur du département, le payeur, le général comman- 
dant le département, etc., etc., ont donné des fêtes 
dans le genre de celles des ministres à Paris. Abso- 
lument dans leur genre, il y avait un peu de cette 
froideur que transpire l'habit brodé. On commence à 
. sept heures, on soupe à minuit, et l'on danse jusqu'à 
six heures du matin. Il y a trois ou quatre tables ser- 
vies splendidement, mais toujours une où il y a trente 
ou quarante femmes et deux hommes seulement : le 
préfet et le général. 

MM. Silvy, Berriat, Allemand, etc., ont donné des 
fêtes, beaucoup moins splendides sans doute, oui le 
ton était bien moins brillant, mais on y riait sans s'en 
douter ; ailleurs on riait pour être aimable. Il y avait 
de votre connaissance à ces fêtes les deux Mallein, 
Alphonse Périer, Pascal, Turquin, Faure, Michaud, 
Golet, Montezin, Berriat, Giroud, etc., etc. 
. En femmes, mesdemoiselles Malein, Pascal, Loyer, 
deMauduit,d'Arancey,deTournadre, Arnold, Girard, 
Dubois-Arnold. Mmes Busco, Arnold, Molitor, Re- 



n2 LETTRES INÉDITES 

nard, Perier, Regîcourt ont damsé quelques contre- 
danses et beaucoup de valses. 

Je ne sais si vous pouvez vous figurer tous ces 
noms, et si ces détails vous plairont. Pour leur donner 
un peu plus d'intérêt, j'y ajouterai queûhe happy few 
a trouvé queTurquin, Périer, Pascal, Mallein, étaient 
les plus aimables; Mlles Tournadre, Parent, Malleîn,les 
plus jolies et les plus aimables en femmes. Toutes ces 
demoiselles sont de la société de Mme Périer où Ton 
me paraît s'amuser beaucoup. Le préfet y va tous les 
soirs, et on y joue des proverbes. Il y règne, suivant 
les uns, beaucoup de bonhomie; suivant les autres, on 
y fait beaucoup d'esprit. Je suis des deux avis; on y 
était gai et franc, on y devient spirituel et gai. 

Vous voyez, mon cher Mounier, quelle a été ma vie 
depuis un mois : j'ai veillé six jours par semaine et 
j'ai fait un petit voyage à la campagne. Detoutesles 
parties où je suis allé, celle où je me suis le plus 
amusé est celle de Mme Périer. On soupait au 
deuxième, on avait dansé au premier. Au milieu du 
souper nous nous échappâmes, Mlles Malein, Loyer, 
Dubois et Tournadre, Félix Faure, Colet, Arnold et 
moi, et nous dansâmes une douzaine de contredanses 
avec la joie de dix-huit ans. 

Pour achever de vous mettre au fait, le public ma- 
rie Mlle Loyer, chez qui nous dansons ce soir, à Ca- 
simir Périer et Mlle Alex. Pascal à Alexandre Périer. 
Ceci entre nous, ainsi que tout le reste. Vous savez 
combien la discrétion est une belle chose ; ainsi brû- 
lez ma lettre. 

Vous parler de moi après tout cela, c'est bien pré- 
somptueux. Cependant, comme je suis bien persuadé 
de votre amitié pour moi, je suis le fil de mes idées et 



LETTRES INÉDITES 173' 

je réponds à voire lettre. Vous avez deviné mon se- 
cret, mais vous vous faites une fausse idée de moi : 
j'estime peu les hommes parceque j'en ai vu très peu 
d'estimables; j'estime encore moins les femmesparce 
que jelesai vues presque toutessemal conduire; mais 
je crois encoreàîavertuchezlesunsetchezlesautres. 
Cette croyance fait mon plus grand bonheur ; sans elle 
jen'auraispointd'amis, je n'aurais point de maîtresse. 
Vous me croyez galant^ et vous vous figurez sous 
mon nom un sot animal. J'en sens trop bien le ridi- 
cule pour l'être jamais dans toute la force du terme. 
J'ai pu avoir quelques bouffées d'amour-propre, 
comme tous les jeunes gens ; j'ai pu être fat par bon 
ton lorsque je me croyais regardé; mais tout mon 
orgueil est bien vite tombé en voyant mes prédéces- 
seurs et ceux qui me succédaient. Enfin vous achève- 
rez de vous détromper de ma fatuité, lorsque vous 
saurez qu'ayant eu l'occasion de voir quelque temps 
la femme que j'aime, je ne lui ai jamais dit ce mot si 
simple : Je vous aime ; et que j'ai tout lieu de^croire 
qu'elle ne m'a jamais distingué, ou que, si elle l'a 
fait un instant, j'en suis parfaitement oublié. Vous 
voyez qu'il y a loin de là à se croire aimé. J'ai eu 
quelquefois l'idée d'aller la trouver et de lui dire : 
Voulez-vous de moi pour votre époux? Mais, outre 
que la proposition eût été saugrenue de ma part, 
et que, comme vous le dites fort bien, j'eusse été 
refusé, je ne me crois pas digne de faire son bonheur : 
je suis trop vif encore pour être un bon mari, et 
je me brûlerais la cervelle si je croyais qu'elle pût 
penser : « J'eusse été plus heureuse avec un autre 
homme. » 
Mon père m'a fait promettre, lorsque je le quitta 



■ -1 

174 LETTRES INÉDITES 

pour la première fois, il y a six ans, que je ne me 
marierais pas avant trente ans. 

Actuellement, je n'avais d'ambition que pour elle ; 
quel motif aurais-je donc pour prendre un état? 
et quel état pourrais-je commencer ? Je suis tout à 
fait dégoûté des femmes, jamais aucune d'elles ne 
sera plus ma maîtresse, et celles qu'on a par calcul 
m'ennuient. Je prise peu l'estime d'une société par- 
culière, parce que j'ai vu qu'en flattant tous ceux qui 
la composent on était sûr de l'obtenir. J'aurai trois 
ou quatre mille livres de rente, c'est assez pour vivre. 
Si j'étais ruiné, avec un an de travail je pourrais 
devenir professeur de mathématiques. Quel motif 
ai-je donc pour m'en aller par le monde flatter de la 
voix et de la conduite tous les hommes puissants que 
je rencontrerai ? 

Je sens que j'aimerais vivement la gloire, si je par- 
venais à me guérir d'un autre amour. Il y a la gloire 
militaire, la gloire littéraire, la gloire des orateurs 
dans les Républiques. J'ai renoncé à la première parce 
qu'il faut trop se baisser pour arriver aux premiers 
postes, et que ce n'est que là que les actions sont en 
vue (1). Je ne suis pas savant, il ne faut donc pas 
penser à la deuxième. Reste la troisième carrière, où 
Je caractère peut en partie suppléer aux talents. 
Et ce n'est que dans des circonstances rares que le 
peuple a besoin de vous, et vous pouvez mourir 
calomnié, et tant de gens sans talents ou sans vertu 
ont paru dans la lice, qu'il faut un bien grand génie 
pour être à l'abri du ridicule. Voilà les obstacles. 

(1) Une tournure de caractère analogue faisait, vers le même 
temps, de Paul-Louis Courier, un artilleur mécontent et bou- 
deur. (Note de F, C.)- 



«" 
-s 






LETTRES INÉDITES 475 



Donnez-moi vos avis sur tout cela, mon cher 
Mounier, franchement, sincèrement et sans craindre 
de me parler raison. Pour le moment, je me jette 
au milieu des événements avec un cœur pur. Je tâ- 
cherai d'acquérir des talents, je vivrai solitaire avec 
mon âme et mes livres, et j'attendrai pour voguer 
que le vent vienne enfler mes voiles. 

Je sais bien que dans un moment de raison je pour- 
rais prendre un état; -mais je ne sens pas la cons- 
tance nécessaire pour le suivre, et il faut éviter de 
paraître inconséquent. 

Voilà où j'en suis, mon cher Edouard. Je compte, 
être à Paris dans trente ou quarante jours. J'y étu- 
dierai la politique et l'économie publique, science 
qui me paraît la base de l'autre dans un siècle où 
tout se vend. Donnez-moi tout les détails possibles 
sur votre futur voyage et surtout éclairez-moi de vos 
conseils. Bonsoir, si vous ne dormez pas. 

. H. B. 



XVII 
Au MÉkE. 

Genève, 8 germigal XÏl (20 mars 1804). ' 

Mon cher ami, , 

Je vais à Paris. Je n'ai pas besoin de vous dire 
qu'une des plus douces jouissances que je*me pro- 
mette dans ce pays-là est celle de vous embrasser. 
Nous n'en sommes plus à ces petites choses ; c'est 
ce qui fait que je ne vous fais pas la guerre sur ce 



176 LETTRES INEDITES 

que depuis trois mois vous ne m'écrivez plus. Les 
plaisirs du carnaval ont formé à Grenoble une so- 
ciété de jeunes gens où il ne manque que vous pour 
réunir tout ce que j'aime et estime dans ce pays. Vous 
en connaissez presque tous les membres, à l'excep- 
tion peut-être de Félix Faure et de Ribon ; les au- 
tres sont Mallein, Alphonse Périer et Diday. Je di- 
sais un jour à Alphonse et à Mallein qu'en allant à 
Paris, je voulais passer par Genève; à l'instant ils 
se regardent, nous organisons notre voyage et nous 
partons le 29 ventôse pour venir passer deux jours 
à Genève; nous passons par les Echelles où nous 
sommes reçus par mon oncle (1) ; par Chambéry où 
nous restons vingt-quatre heures; nous arrivons 
enfin à Genève. Nous devions n'y passer que deux 
jours, nous y sommes déjà depuis trois, et si je ne 
consultais que mon cœur, j'y passerais six mois. 
Nous avions plusieurs lettres de recommandations 
pour M. Pasteur, pour M. et Mme Mouriez, pour 
M. Pictet. Nous avons été souvent en société, tantôt 
reçus par les vrais Genevois avec cette politesse 
froide qui glace, tantôt avec empressement par ceux 
que nos mœurs ont déjà corrompus. En général, bien 
de la plupart des femmes, mal de tous les hommes. 
Je vous donnerai des détails là-dessus à notre pre- 
mière entrevue. 

La chose qui nous frappa le plus en arrivant est 
la beauté des femmes et des demoiselles, et cette 
coutume singulière et admirable qui fait que les 
jeunes filles vont partout seules, la franchise tou- 
chante de leurs procédés qui montrent bien ces âmes 

(1) Romain Gagnon, voir la Vie de Henri Brulard. 

* 



LETTRES INÉDITES 177 

qui ne comprennent pas seulement la coquetterie et 
qui sont si sensibles à l'amour. Je vous paraîtrais 
fou si je vous disais tout ce que je pense là-dessus; 
je veux me retenir et je m'aperçois que j'écris des 
phrases inintelligibles. Je désespérais de trouver au 
monde des femmes comme celles-ci; je cherchais à 
me désabuser d'un espoir chimérique ; jugez de mes 
transports en trouvant à Genève plus encore que je 
n'avais imaginé. Cette franchise surtout, la seule 
chose que la coquetterie ne puisse imiter, cette joie 
pure d'une âme ouverte, je ne l'ai jamais si bien 
sentie, mon cher ami. L'âme qui dissimule ne peut 
être gaie; elle a cette gaieté satirique qui repousse, 
elle n'a point cette joie pure de la jeunesse. Quelle 
différence des femmes que je quitte et de celles que 
je vais trouver à Paris. C'est pour le coup qu'on va 
m'appeler le Philosophe. Je veux tâcher d'écrire 
tout ce que j'ai vu dans ce pays; nous en parlerons 
quand j'aurai le plaisir de vous voir. Vous avez été 
peut-être à Genève dans vos voyages; dites-moi ce 
quevous pensez. Pour moi, si je n'ai point d'état d'ici 
un an, je veux venir y passer six mois. 

Je m'arrache de ce pays, mais comme Télémaque 
s'est arraché de l'île de Calypso. Mallein est déjà re- 
tourné à Grenoble. Périer part demain, il faut bien 
m'en aller; mais ce n'est pas sans l'espoir de revoir 
ma chère Genève. 

' Adieu, mon cher Edouard, dites-moi tout ce que 
vous savez de Genève. Adressez votre lettre à M. Cro- 
zet, élève des ponts et chaussées, hôtel de Nice et de Mo- 
dène, rue Jacob, faubourg Germain, pour Henri B... 

Fare y ou welL 

H. B. 



*78 LETTRES INÉDITES 



XVIII 
Au Même. 

Messidor, XII (Paris, juin 1804). 

Je ne vous ai pas écrit depuis quelque temps, 
mon cher ami, et pour m'en punir je veux vous 
dire pourquoi : c'est que j'avais honte. Je songeais 
aux folies que je vous ai contées pendant deux ans. 
Lorsque j'ai reçu vos lettres, j'ai renvoyé, et puis 
j'ai eu honte d'avoir renvoyé. Il faut nécessaire- 
ment, pour m'excuser, que je calomnie l'humanité 
et que je m'écrie : « Voilà l'homme ! » 

Au reste, je pense que la conspiration de vos 
Rennois vous aura distrait. Ces gens-là ont des 
familles qui ont dû remuer George (1) et les autres 
non graciés ont fini hier, très bien, à ce que dit le 
peuple qui les a vus. Les Tracasseries j comédie en 
cinq actes de Picard, ont aussi tombé hier soir. Je 
ne sais où vous en êtes des nouvelles soi-disant lit- 
téraires; si vous les savez, sautez les cinq ou six 
lignes qui suivent. Vous savez que rien n'est sévère , 
comme le vulgaire lorsqu'il s'avise de vouloir faire 
de la vertu sur quelqu'un, et il montrait ou croyait 
montrer cinq ou six vertus différentes en sifflant le 
Pierre le Grande tragédie de Garion Nizas, tribun. 
Il faut avouer aussi qu'il a pris soin que la matière 
ne manquât pas. Il s'est rendu complètement ridi- 
cule et même odieux. Les femmes surtout étaient 

(1) George Cadoudal, qui avait formé un complot .'contre le 
premier Consul, exécuté à Paris le 25 juin 1804. 



LETTRES INÉDITES IÎ9 

acharnées contre lui. J'élais à la première représen- 
tation. La pièce est pitoyable ; cela a occupé cinq ou 
six jours; ensuite la politique, dont on n'est pas en- 
core sorti. J'ai été étonné du bon sens que j'ai vu 
dans cette occasion, surtout celui des femmes. 

On annonce une tragédie, nommée Octavie, aux 
Français. Est-ce Néron assassinant la femme qui lui 
a apporté le trône? Est-ce celle d'Antoine? Je n'en 
sais rien. Je ne sais pas davantage quel est l'auteur; 
on dit Ghénier ou Mazoyer. Mlle Duchesnois est tou- 
jours une actrice charmante; elle l'est plus encore 
aux yeux de ses amis, parce qu'elle est persécutée (1). 
La vîtes-vous avant votre départ, ou si vous étiez 
déjà à Rennes? Pour moi, Crozet m'a présenté chez 
elle et je suis enchanté de son ton naturel. Comme 
elle est bien laide, je m'attendais à la voir dans Taf- 
fectation jusqu'au cou; point du tput, c'est le naturel 
le plus simple et le plus charmant. 

Mais il faut<[ue je revienne à la politique pour 
vous demander when your father shall be sénateur. 
On le lui doit de bien des manières. On nomme des 
préfets, et votre département a dû vous donner de 
la peine à gouverner ; ce qui est très heureux pour 
Mv M... C'est parler de ses victoires que de parler de 
ses travaux. J'en voudrai toujours aux maudits no- 
bles qui nous ont empêchés de le nommer cand... Je 
dis nous, car j'étais aussi enflammé que mon père et 
mon grand-père qui étaient électeurs. Laissez faire* 
si on y revient, comme il le semble, nous vous mon- 
trerons ce que peut Tamour-propre humilié dans des 
cœurs généreux. 

(1). Voir Journal de Stend/ial, append. p. 458, Farticle 
que Beyle écrivit pour défendre Mlle Duchesnois. 



180 LETTRES INÉDITES 

Si VOUS avez quelques espérancesqui puissent être 
confiées à un ami discret, faites-moi cette grâce. Je 
serais bien charmé de pouvoir espérer de vous voir 
ici. Si vous venez avant cet hiver, nous courrons en- 
semble. Ne vous faites-vous pas une bien jolie image 
d'un carnaval à Paris? Pour moi, j'en suis fou. Venez 
donc, nous valserons dans le même bal. Avec votre 
esprit si fin, vous observerez toutes les mères et nous 
rirons un peu de ces petites Parisiennes qui sont si 
abordables. 

Vous n'avez pas d'idée combien je fais de décou- 
. vertes dans ce pays. J'arrive seulement; les autres 
fois j'avais des yeux pour ne rien voir. Venez vite, 
nous rirons bien. 

Actuellement, tout le monde va les jeudis au Ra- 
nelagh ; on fait un tour de valse, et de là à Fracasti 
qui, les jeudis et presque tous les jours, dans ces 
grandes chaleurs, est sublime. Donnez-moi quelques 
détails sur votre Rennes ; je vous enverrai par contre 
les tracasseries de notre endroit. Avez-vous des jeu- 
nes gens aimables? On disait qu'un de vos généraux 
allait se marier; voyez comme je sais les affaires. En- 
trez dans le dédale des aventures, n'ayez pas peur, 
j'aime assez ça, et, conté par vous, c'est un double 
mérite. On étudie l'homme et on rit; l'âme s'éclaire 
et le cœur jouit. C'est le cas de le dire : fût- il jamais 
de temps mieux employé? Ne regrettez pas une demi- 
heure toutes les semaines; je vous répondrai très 
exactement sur ce que vous voudrez; je suis un 
homme raisonnable à cette heure. Vouiez-vous de 
l'agriculture, je vous dirai qu'on vient de faire un 
livre sur le glanage ; voulez-vous du comique bour- 
geois, je vous répéterai ce qu'on me dit de la partie 



LETTRES INÉDITES 181 

de Vizille(l), chez M. Arnold, le lundi de Pâques; 
c'est vieux, mais ce n'en est pas moins frais. Toutes 
les demoiselles dont je vous parlais dans une lettre 
de Grenoble tombèrent dans quatre pieds d'eau. 
Vous jugez comme les tendres mouvements du 
cœur se aéclarèrent dans les jeunes gens qui étaient 
au rivage. Mlle Clapier, conformément à ses grâces 
langoureuses, s'évanouit et puis eut des nerfs; la jo- 
lie Tournade, qui n'a pas besoin de comédie-, éclata 
de rire, changea ses habits mouillés et se mit à dan- 
ser. 11 me vient une idée : ne pourriez-vous pas ve- 
nir pour le sacre de Leurs Majestés? 11 est honteux 
à vous, qui n'êtes qu'à 80 lieues de Paris, de n'y pas 
venir plus souvent. Je suis sûr que si vous y veniez 
une fois, vous y reviendriez une seconde. 

Adieu, écrivez-moi vite quatre pages comme ça 
currente calamo. 

Si votre père se souvient encore d'un des hommes 
qui ont le plus de respect pour lui, faites-lui accep- 
ter mes hommages. Adieu. 

H. B. 

Rue dénie, n« 500. 



(1) Bourg des environs de^ Grenoble, célèbre par le château 
de Lesdiguières et par les États tenus en 1788. 



V^ 



iT- 



4. 



182 LETTRES INÉDITES 



XIX 



A Mélanie Guilbert (i). 

[Grenoble] Messidor XIII (20 juin 1805.) 

Vous n'avez d'idée des tourments que je souffre 
depuis quatre jours, le pire de tous est de n'oser 
vous en découvrir la cause de peur de me paraître 
indiscret, impertinent ou même jaloux. Vous Savez 
trop si j'ai quelques droits deTêtre. Quant aux pre- 
mières imputations, si vous ne m'aimez absolu- 
ment pas plus que M. de Saint- Victor (2), je dois 
vous paraître tout cela, et vous jetez ma lettre au 
feu; mais si, au contraire, j'ai pu vous inspirer un 
peu d'amour ou même de pitié, vous songerez que 
je suis seul, retenu loin de vous, isolé au milieu 
d'êtres qui ne peuvent comprendre les chagrins qui 
m'agitent, ou qui, s'ils les comprenaient, ne le fe- 
raient que pour s'en moquer. Vous savez bien si je 
veux vous déplaire. Si j'étais encore dans le temps 
où je jouais un rôle je n'aurais pas toutes ces agi- 
tations, je saurais bien distinguer ce que je puis 
me permettre, mais ici ce qui me semble raison- 

(!) Louason, voir Journal de Stendhal. C'est l'actrice qui, 
à cette époque, joua un si grand rôle dans la vie de Beyle» 
Beyle quitta Paris, au mois de mai 1805, en compagnie de Mé- 
lanie, il alla avec elle jusqu'à Lyon, là il prit la diligence de 
Grenoble et Mélanie celle de Marseille. 

(2) Elle (Mélanie) m*a raconté ses relations avec Hoché, le 
rédacteur du Puhlicistef et Saint-Victor, le poétereau, auteur 
de VEspérance. (Journal de St., p. 171.) 



LETTRES INÉDITES 18S 

nable et naturel, un moment, me paraît imperti- 
nent et trop hardi le moment d'après; dix fois de- 
puis que j'ai commencé ma lettre, je l'ai interrom- 
pue, et je n'écris pas une phrase sans me repentir à 
la fin de l'idée que j'ai entrepris de vous exprimer 
au commencement. Dans les autres inquiétudes que 
j'ai eues en ma vie, à force de réfléchir, je voyais 
plus nettement la difficulté, et parvenais à me dé- 
cider; ici, plus je pense, moins je vois. 

Tantôt je vous vois bonne et douce, comme vous 

avez^été quelquefois, mais bien rarement, pour moi, 

i tantôt froide, polie, comme certains jours chez Du- 

. gazon, lorsque je croyais que je ne vous aimais 

plus, et que je tâchais de ne m'occuper que de Fé* 

.lippe (1). 

Le pire des tourments est cette incertitude; d'a- 
: bord, ce qui m'inquiétait, était de savoir si vous 
voudriez me répondre ; actuellement, c'est de savoir 
'si vous souffrirez ma lettre. Il me semble que vous 
. me haïssez, je relis toutes vos lettres en un clin 
d'œil, je n'y vois pas la moindre expression, non 
pas d'amour, je ne suis, pas si heureux, mais même 
de la plus froide amitié. Je n'ai pas même gagné 
dans votre cœur d'y être comme Lalannc (2). J'aime- 
rais mieux tout que cela. Ecrivez-moi tout bonnement. 
Ne vous imaginez pas que je vous aie jamais aimé ni 
que je vous aime jamais. 

Aidez-moi, je vous en supplie, à me guérir d'un 
amour qui vous opportune, sans doute, et qui, par là, 
no peut faire que mon malheur; daignezmedire une 



(1) Voir Journal de Stendhal. 

(2) Voir Journal de Stendhal. 



184 LETTRES INÉDITES 

fois ouvertement, ce que vous me dites dans toutes 
vos lettres sans l'exprimer. Actuellement que je les 
relis froidement et de suite, je crois que vous avez 
dû vous étonner de ce que j'ai été si longtemps à 
entendre un langage aussi clair. Une froideur si 
constamment soutenue en dirait bien assez, il est 
vrai (1). 



XX 



A LA Même. 

[Grenoble, juin ou juillet 1805.] 

Il m'est affreux d'être presque étranger à vous de- 
puis que vous êtes arrivée à Marseille. Je ne connais 
point la manière dont vous vivez, quels gens ce sont 
que les acteurs qui jouent avec vous, comment ils 
jouent. Quelles sont les actrices, quel est le réper- 
toire, quel est l'esprit du public. S'il est seulement 
bavard et inattentif par habitude, mais si, au milieu 
de la conversation, il est ému par l'expression naïve 
et simple des sentiments profonds comme ces mo- 
ments charmants que vous eûtes un jour que vous 
dîtes la première scène de Phèdre chez Dugazon, de- 
vant M. de Castro, ou si le mauvais goût l'a rendu 
tout à fait insensible. Il me semble que des méridio- 
naux peuvent être étourdis, mais doivent sentir au 
fond. Leur caractère doit les rendre d'excellents spec- 
tateurs; jamais ils ne se conduisent par le raisonne- 

(1) Lettre inédite [Bibliothèque de Grenoble).— Brouillon, 



LETTRES INÉDITES ^ 1S5 

ment, ils sont presque toujours passionnés; ils doivent 
se reconnaître dans une imitation si parfaite et si 
charmante de la nature et, une fois rendus attentifs, 
ils doivent vous suivre partout où vous les voulez 
mener et pleurer ou frémir, quand vous voulez. 

Les actrices ont dû susciter des cabales contre 
vous, les acteurs se décider suivant le parti de leurs 
maîtresses, les plus aimables abandonner les leurs, 
le public être travaillé en tous sens, se révolter peut- 
être contre la protection réelle ou supposée de M. 
Th. (1). Je suppose tout, même les plus grandes absur- 
dités, parce que je vois de près la stupidité d'une 
petite ville (2). . 



XXI 



Mélanie Guilbert a Henri Beyle. 



(Marseille, 1805.] 

Savez-vous ce qui me fait de la peine dans vos let- 
tres ? Ce sont vos excuses. Je voudrais plus de con- 
fiance ou plus de franchise ; c'est à vous de savoir 
lequel est le plus nécessaire. Vous ai -je jamais fait un 
reproche du ton familier que vous prenez quelque- 
fois en m'écrivant? Eh ! ne savez-vous pas que ce 
ton convient à mon cœur ainsi qu'à tout moi-même 

«(1) Thibeaudeau, préfet de Marseille. 
(2) Lettre inédite. — {Diblioth, de Grenoble). — Brouillon. 

16. 



186 * LETTRES INÉDITES 

et que vous ne devez pas craindre de me déplaire en 
me donnant une marque d'amitié. 

J'ai, comme vQus, beaucoup d'ennuis et, de plus^ 
beaucoup d'inquiétude. Ma santé n'est pas bonne et 
je sens qu'il m'estimpossibtede supporter longtemps 
le^ fatigues de la tragédie. Ma poitrine n'est pas as- 

*sez forte et je souffre singulièrement depuis quel- 
ques jours; cette continuité de malheurs m'irrite 
malgré moi, il me semble qu'il y a trop d'injustice 
dans mon sort. Si du moins j'étais seule, je finirais, 
je crois, par me débarrasser d'une vie qui commence 
à m'être à charge; mais, si je n'étais plus, que devien- 
drait ma pauvre petite? Mon Dieu ! qu'il est cruel 
d'être sans cesse persécuté par Ies.événeriients,de ne 
pouvoir, après quatre ans d'études et de sacrifices, 

^ réussir dans un projet que la raison, l'honneur et 
la délicatesse m'ont fait concevoir! Ah ! Si vous sa- 
viez quel genre de consolation je reçois! Tout se ré- 
duit à un seul point qui n'est pas difficile à deviner 
et cette idée, cette seule idée qu'un homme serait 
assez bas pour abuser d'une circonstance malheu- 
reuse, me le fait prendre en horreur. Non, je n'ose 
m'avouer ce que je vois : il faudrait haïr ceux même 
que j'aimais le mieux. Sentez-vous combien cela est 
affreux? désespérant! Que je suis dégoûtée du 
monde ! 

yous avez écrit à M. Mante que si je oiourais, 
vo\is prendriez soin de ma petite. Je saiSi qu'elle est 
aimée de M. B..., comme en serait aimée sa propre 
fille, mais enfin, il peut mourir aussi et alors je vous 
la recommande, aimez-la, entendez-vous? Elle aura 
poui* vous la même reconnaissance qu'aurait eu sa 
mère. Que je vous sais gré d'avoir songé à cette 



LETTRES INÉDITES 181 

pauvre petite Mélanie ! D'en avoir parlé à votre ai- 
mable sœur! Je n'oublierai jamais cela. Adieu, les 
larmes me gagnent; il faut que je vous quitte (1). 



XXII 

A SA SŒUR Pauline. 

Rlarseille, le 2 fructidor an XIII (20 août 1805) (2). 

Plus on creuse avant dans son âme, plus on ose ex- 
primer une pensée trèssecrète, plus on tremble lors- 
qu'elle est écrite; elle paraît étrange et c'est cette 
étrangeté qui fait son mérite. C'est pour cela qu'elle 
est originale et si, d'ailleurs, elle est vraie, si vos 
paroles copient bien ce que vous sentez, elle est su- 
blime. Ecris-moi donc exactement ce que tu sens (3), 



XXIII 
A LA Même» 

Marseille, le 9 Fructidor, An XIH (27 août 1805.) 

Ma chère Pauline, nous avons fait dimanche, jour 
de Saint-Louis 1805, une partie dont je me souvien- 
drai toute ma vie. Le pays de Marseille est sec et 

(1) A Monsieur Henri Beyle, à Grenoble, en Dauphîné* 
L'adresse est raturée et porte : chez M. Mante, rue Patadis» 
Marseille. Lettre inédite. (Bibliothèque de Grenoble). 

(2) On voit que Beyle ne tarda pas à aller rejoindre Mélanie 
à Marseille. 

(3) Lettre inédite. {Collection de M. Auguste Cordier), — 
Copie de la main de R. Colomb. 



*88 LETTRES INÉDITES 

aride ; il fait mal aux yeux tant il est laid. L'air fait 
mal à la poitrine par son extrême sécheresse. Des 
flots de poussière empêchent les chevaux de marcher 
et étouffent les voyageurs. Il n'y a pour arbres que de 
petits vilains saules tout poudrés; ces petits saules 
sont les oliviers, si précieux, qu'on dit dans le pays: 
qui a dix mille mille oliviers, a dix mille écus de 
rente. Il y a bien quelques arbres comme au cours, à 
Grenoble ; mais leurs feuilles, toujours poudrées à 
blanc, sont ratatinées par l'extrême chaleur, et loin 
que leur ombre fasse plaisir on éprouve de la peine à 
les voir ainsi souffrir. 

A une lieue au levant de Marseille est un petit val- 
lon, formé par deux files de rochers absolument secs; 
tu ne trouverais pas dans toute la chaîne , grand comme 
ce papier, de verdure quelconque. Il y a, seulement, 
quelques petits brins de lavande, de menthe, de bau- 
me, mais qui ne sont pas verts et qui, à quatre pas, 
se confondent avec le gris du rocher. Au fond du 
vallon est une rivière grande comme la Robine, qu'on 
appelle rHuveaune. Cette rivière vivifie une demi- 
lieue de terrain nommé la Pomone, parce qu'il est 
rempli de pommiers. 

L'Huveaune longe le port d'un côté. Elle est envi- 
ronnée de grands arbres et sous ces arbres de char- 
mants, petits sentiers, et de temps en temps, des 
bancs perdus dans cette verdure. Ailleurs, ce ne 
serait que beau ; ici, le contraste en fait un lieu en- 
chanteur. Il y a un château avec de hautes tours, 
mais tellement cerné par un massif de marronniers, 
que les tours ne se voient qu'au dessus des arbres. 
Ce château a vraiment l'aspect d'un séjour de féerie; 
tu te figures ces tours chevaleresques, sortant, pour 



LETTRES INÉDITES 189 

ainsi dire, des superbes marronniers. Ace château, 
qui inspire des pensées, non pas sombres (les tours 
ne sont ni assez grosses, ni assez noires) mais mélan- 
coliques, on a joint une jolie petite avenue de pla- 
tanes, qui ont peut-être cinq oii six ans. Leur ver- 
dure gaie contraste agréablement avec le château et 
les grands marronniers. 

11 me semblait entendre un morceau de Cimarosa, 
où ce grand maître des émotions du cœur, parmi 
de grands airs sombres et terribles et au milieu d'un 
ouvrage sublime, peignant avec énergie toutes les 
horreurs de la vengeance, de la jalousie et de 
Tamour malheureux, a placé un joli petit air gai, 
avec un accompagnement de musette. C'est ainsi 
que la gaîté est à côté de la douleur la plus pro- 
fonde. Je viens d'entendre une jeune fille chantant 
un air gai, dans la maison où sa sœur, qui venait de 
s'empoisonner par désespoir d'amour, rendait, peut- 
être, le dernier soupir. Voilà ce que se dit l'auditeur 
de ce sublime ouvrage, celui qui est digne de le 
sentir et qui comprend le petit air. Voilà comment 
les artistes demandent à être entendus. Voilà l'effet 
que produisit sur nous la petite allée de platanes et 
de sycomores, ces arbres qui ont une jolie écorce 
nankinety des feuilles comme celles de la vigne et 
pour fruits des marrons épineux pendant à une 
longue queue (1). 

(1) Lettre inédite. — (Collection de M. Auguste Cordier). 
— Copie de la main de R. Colomb. 



\9i) LETTRES INÉDITES 



XXIV 
A Là Même. 

Marseille, le 22 fructidor an XIII (9 septembre 1805)» 

J'ai écrit hier une lettre de huit pages à Gaétan (1); 
de peur qu'on n'en fût effarouché et qu'on ne l'ou- 
vrît, je l'ai envoyée à Bigillion, avec prière de te la 
remettre, et tu la donneras à notre jeune pupille. Je . 
l'ai laissée ouverte, afin que tu pusses voir pour la 
vingtième fois l'exposition d'une théorie qui est la ' 
base de toute connaissance : l'étude de la Tête et du 
cœur, et la théorie du Jugement et de la Volonté;, 
voilà son véritable titre. Commentez longuement ma 
lettre à ce cher Gaétan. Songe au plaisir que nous 
aurons si nous en faisons autre chose qu'un provin- 
cial. Pour cela, il n'y a qu'une voie, c'est de l'accou» 
tumer (religion à part) à ne croire que ce qui lui 
sera démontré comme les trois angles d*un triangle, 
égaux à deux angles droits. 

Es-tu bien sûre qu'on n'ouvre pas mes lettres? 
J'en reviens sans cesse là. Cette bassesse, par de& 
gens qui raisonneraient juste, ne serait qu'une fai- 
blesse; mais avec des gens qui n'ont ni morale, ni 
logique arrêtée, on ne sait Jusqu'où irait leur cour- 
roux. Pense mûrement à cela. 

Parle-moi, avec grands détails, de tes lectures. Tu 

(1) Gaétan Gagnon. Voir p. 132, note 4. 






LETTRES INÉWTES 191 

dois être à la fin de Shakespeare. Il y a là plusieurs 
pièces ennuyeuseSj.entre autres Titus AndroniciiSy[i) 
si horrible que je n'ai jamais pu l'achever, tant elle 
me faisait mal. Lis-tu \ Idéologie (2)? — Si non, fais- 
le bien vite. Ensuite, songe à te garnir la tête de faits 
qui puissent baser tes jugements sur les hommes. 
Relis Retz, dont je suis toujours pliis enthousiaste, 
les Conjurations de Saint Real , plusieurs réflexions 
fines sur l'histoire, qu'on ne trouve que dans ses 
oeuvres complètes ; la nouvelle de Don Carlos, du 
même auteur. Le divin Saint Simon. La Conjuration 
de Russie. En général, tu ne saurais être trop avide 
de Mémoires particuliers. Leurs auteurs les écrivent 
ordinairement pour sfogare, débonder leur vanité ; 
ils disent donc, le plus souvent, la vérité. Sur quel- 
ques anecdotes peu intéressantes, il y a deux ou trois 
traits Uniques : 

Cherche toujours Z)e lanature Awmam<9, deHobbes, 
«t lis-la, quand tu en trouveras Toccasion. D^s que 
j'aurai un peu d'argent, je te ferai envoyer de Paris, 
V Esprit de Mirabeau^ qui te donnera des idées jus- 
tes et sérieuses, dégagées de cette emphase féminine, 
qu'ont en général les femmes et que tu n'as point. Le 
ton (Je tes lettres est parfait, en ce qu'il est extrême- 
ment naturel. Elles font le cHarme d'une personne 
qui t'aime beaucoup et à qui j'en lis quelques passa- 
ges. — Je vais m'occu|)er à caractériser douze origi- 
naux, que j'ai connus depuis mon arrivée à Marseille, 



(1) G'est une des pièces contestées de Shakespeare; — 
H. Furnivall, qui fait autorité en Angleterre, déclare que TitVts 
n'est pas Toeuvre de Shakespeare.. 

(2) De Destutt de Tracy. . 



492 LETTRES INÉDITES 

il y a deux ou trois caractères saillants. Songe tou- 
jours au fameux quinque : Tracy — Helvétius — Du- 
clos — Vauvenargues — Hobbes. (1) 



XXV 

A lâ Même. 

Marseille, le 30 fructidor an XIII (il septembre 1805). 

Je crains que tu ne t'ennuies, ma bonne petite, et 
je me plains de ce que tu ne me le dis pas. D'où vient 
que lu ne m'écris jamais? Je mérite mieux. 

Enfin, tu ne peux pas me persuader que tu ne 
penses pas; tristes ou gaies, ta journée est composée 
d'une suite d'idées, ou simples sensations, ou souve- 
nirs, ou jugements, ou désirs; tu ne peux vivre sans 
penser. Même lorsqu'on est au désespoir, on pense. 
Eh bien, je veux la communication de ces pensées. 
C'est là toi-même, et comme ton bonheur fait partie 
du mien, il faut que je te connaisse parfaitement. 
Ecris-moi donc, je te le répète pour la millième fois, 
tout ce qui te viendra; et c'est précisément parce que 
tu ne sauras que me dire dès la deuxième ligne, qu'au 
lieu d'événements d'un faible intérêt, tu me diras ce 
que tu penses, ce que tu sens, ce que je brûle d'ap- 
prendre, en un mot. 

Le grand problèirie de ta vie serait d'apprendre 
à vaincre la première répugnance que l'ennui donne 
pour tous ses remèdes^ C'est là ce qui rend cette ma- 

(1) Lettre inédite. — {Collection de M. Auguste Cordier), 
— Copie de la main de P. Colomb. • 



LETTRES INÉDITES 193 

ladie presque incurable. II faut avoir une volonté 
ferme pour en venir à bout, et rien ne donne une vo- 
lonté ferme que l'habitude de succès obtenus après 
une longue dispute. Quand je suis ennuyé, je regarde 
le dos de mes livres ; il me semble qu'ils n'ont rien 
d'intéressant. Si j'ai le courage d'en ouvrir un et la 
persévérance d'en lire vingt pages, je me trouve in- 
téressé. 

Quand on est ennuyé, il faut éviter de réfléchir 
sur soi. C'est comme un homme qui a la jaunisse, il ne 
doit pas regarder la carte géographique des pays par 
où il doit passer ; il verrait tout en jaune. Le jaune 
est la couleur de la Suède; il croirait donc que toute 
la terre est Suède, et'supposant que sa tète fût mise 
à prix par le roi de Suède, il serait au désespoir ; 
ce désespoir serait l'effet de sa jaunisse. Voilà ce 
que j'éprouve toutes les fois que je vais à Grenoble; 
aussi, à la dernière, ai-je presque entièrement évité 
de songer à mon sort futur. 

Je suis heureux ici, ma bonne amie, je suis ten- 
drement aimé d'une femme que j'adore avec fu- 
reur ("1). Elle a une belle âme ; belle n'est pas le mot, 
c'est sublime ! J'ai quelquefois le malheur d'en être 
jaloux. L'étude que j'ai faite des passions me rend 
soupçonneux, parce que je vois tous les possibles. 
Comme elle est moins riche que toi et que même 
elle n'a presque rien, je vais acheter une feuille de 
papier timbré, pour faire mon testament et lui don- 
ner tout, après elle à ma fille (2). Je*crois bien que 
je n'ai pas grand chose; mais enfin, j'aurais fait tout 

(l)Mélanie. 

(2) Beyle fait passer Tenfantde Mélanie pour sa fille. 



». 



i9i LETTRES INÉDITES 

ce que j'aurais, pu. Si tout cela ne produisait rien, 
que je vinsse à mourir, qu'un jour tu fusses, 
riche, je te recommande cette âme tendre, qui n'a 
pour seul défaut que de se laisser accabler par le 
malheur. Tu le connais cf, défaut ; tu sais combien 
une âme sensible qui a pitié de vous, .vous console I 
Ainsi, quand même tu ne serais pas riche, donne 
pour larme à ma cendre, une tendre amitié pour M. 
G. (1) et pour ma fille. 

L'Europe vient de perdre un grand poète,. «ScAeV- 
ler (2). 



xxvf 



A LA MÊME 
Marseille, le 9 Vendémiaire (l«r octobre 1805). 

Une fois dans le monde, tu verras Tégoïsme iso- 
ler tous les êtres. Tù rencontreras, avec'.ld plus ( 
grande peine, non pas une âme héroïque, mais une 
âme sensible. Dans Paris ^ ville immense, après dix 
ans de soins, tu parviendras peut-être à i*éunir une 
société de trente hommes spirituels et sensibles; 
mais tu auras, dès le premier jour, toutes les jouis- 
sances que donnent les artsi, ? 

L'homme le plus corrompu qui fait un ouvrage, 
y peint la verfu, la sensibilité la plus parfaite. Tout 



(1) Mélanie Guilbert. 

(2) Lettre inédite. — (Collection de M. Auguste Cordier) 
Copie de la main de R. Colomb. 



I 



« 



/ 



LETTRES INÉDITES 195 

cela ne produit d'autre effet que la mélancolie des 
âmes sensibles, qui ont la bonhomie de se figurer le 
monde d'après ces images grpssières. Voilà mon 
grand défaut, ma bonne amie, celui que je ne puis 
trop combattre. Je crois que c'est aussi le tien, car 
nos âmes se ressemblent beaucoup. 

Deux choses peuvent en guérir, l'expérience et la 
lecture des Mémoires. Je ne saurais trop te recom- 
mander la lecture de ceux de Retz. S'ils ne t'inlé- 
ressent pas, renvoie d'une année. Tu y verras la 
tragédie dans la nature, décrite par un des carac- ^ 
tèves les plus spirituels et les plus intéressants qui 
aient existé. Sa figure répondait à son génie. Je n'en 
ai jamais vu de si gaie, de si spirituelle. 

Lis et relis sans cesse St-Simon. L'histoire de^a 
Régence^ la plus curieuse, parce qu'on y voit le (ca- 
ractère français parfaitement développé dans Phi- 
lippe-régent, est, par un heureux hasard, le morceau 
d'histoire le plus facile à étudier. 

Duclos, plein de sagacité, a écrit des Mémoires 
sur ce temps. St-Simon, homme de génie, a écrit 
les siens. Marmontel, homme éclairé par l'étude, 
vient de publier l'histoire de la Régence, dans la- 
quelle il cite et critique tour à tour St-Simon. En- 
fin, Chamfort, homme à bons principes et à esprit 
satirique et très fin, publia un long morceau sur les 
Mémoires du brusque Duclos, lorsque ceux-ci paru- 
rent, en 1782, je crois. Voilà donc l'histoire la plus 
intéressante qui nous est présentée par quatre 
hommes: St-Simon, Duclos, Chamfort et Marmon- 
tel, dont le premier a du génie, les deux suivants 
un esprit très rare et le quatrième beaucoup d'ios- 
tructiorf. Voltaire avait été élevé par les mœurs de 



i96 LETTRES INÉDITES 

la Régence ; lu trouveras dans mille endroits de ses 
écrits des traits caractéristiques sur le caractère 
français à cette époque. Un de ses grands résultats 
a été l'avilissement du Pédantisme. Les hommes 
ont examiné^ au lieu de croire pieusement^ les 
livres de ceux qui avaient examiné (1). 

xxvir 

A Edouard Mounier. 

Marseille* 4 janvier 1806. 

Il est bien juste, mon cher ami, que je vous écrive, 
j'en ai bien acquis le droit par six mois de silence. 
Ecrivez-moi donc vite une de ces jolies lettres, 
comme celles de Rennes, et satisfaites ma brûlante 
curiosité. Où en est votre ambition, quel genre em- 
brassez-vous? Restez-vous dans la carrière préfette, 
ou entrez- vous au Conseil d'Etat? Depuis que j'ai 
quitté Paris, j'ai lu au moins cinquante fois le Moni- 
teur en votre intention. 

Paris vous plaît-il davantage qu'à votre premier 
voyage ? Lié, comme vous Têtes, avec ce qu'il y a 
de plus brillant, vous devez vous y plaire. Apprenez- 
moi donc bien vite ce que vous désirez, afin que je 
puisse vous souhaiter quelque chose. Jusque-là, je 
me vois réduit à demander.au ciel en général les 
événements qui peuvent nous réunir. Je poursuis 
ici ma carrière commerçante. Mais les Anglais nous 
bloquent, ce qui pourrait bien m'aller faire achever 

(1) Lettre inédite. — (Collection de M. Auguste Cordier). 
— Copie de la main de R. Colomb. 



LETTRES INÉDITES 197 

mon apprentissage à Paris. Que de peines, mon cher 
Edouard, pour parvenir à quelque chose de présen- 
table, et qu'on serait heureux de naître sans pas- 
sions ! 

Pas Tombre d'amusement ici, pas même de société, 
des femmes archi-catins et qui se font payer, des 
hommes grossiers qui ne savent que faire des mar- 
chés; lorsqu'ils se trouvent mauvais ils font banque- 
route, s'ils sont bons, ils entretiennent des' filles. 
Quel séjour lorsqu'on a habité Paris ! Mais je m'aper- 
çois que je deviens dolent comme une complainte. 
Je n'ai pas perdu, comme vous le voyez, la mauvaise 
habitude de m'affliger des choses, au lieu de cher- 
cher à les changer. Pardonnez-moi ce vice provin- 
cial et donn^-moi dans les plus grands détails de 
vos nouvelles, et* de celles de votre famille. Si vous 
n'êtes pas heureux, qui le serait? 

Mon père me cpnfiera peut-être bientôt quelaues 
fonds, alors j'irai tenter fortune auprès de vous. En 
attendant, prouvez-moi que vous ne m'avez pas 
oublié en me contant c| qui vous est arrivé depuis 
mon départ. 

Fare you well and speak me at large of ail your 
circumstances. Henri Beyle, 

Rue du Vieux-Concert, chez Ch. Meunier et C*. 

P.-S. — Offrez, je vous en prie, mes respects à 
monsieur votre père et à mesdemoiselles vos 
sœurs (1). 

(1) Monsieur Edouard Mounier, chez Monsieur Mounier, 
conseiller d*Ëtat, son père, rue du Bacq, n® 558, près la rue de 
Sèvres, chez M. de Gérando, Paris. 

Lettre inédite {Collection de M. P.-A. Cheramy), 

17. 



I 



I 



1 

i 



198 LETTRES INÉDITES 



XXVIII 4 

* A SA Sœur Pauline. 

Marseille, le 7 février 1806. 

As-tu lu la Conjuration de Russie, Tas-tu bidn mé- 
ditée ? — Y as-tu vu qu'on ne peut connaître son dfei- 
ractère et surtout l'influence qu'bn a sur lui, qu'au- 
tant qu'on a passé par beaucoup d^ alternatives de joie 
et de malheur? N'importe la gravité-réelle des événe- 
ments ; ce que l'homme sur lequel ils agissent en 
croit, décide de leur influence sur lui. Nous^ne con-^ 
naissons «donc guère nos caractères, nous qui n'avons 
pas encore senti de grandes douleurs ^bites, ni de 
grandes joies. * 

Rassemblons nos forces pour tirer parti des événe- 
meàts qui nous, mettront dans l'unf ou l'autre de ces 
situations (1). , 



XXI 



i 



Mélanie Guilbert a Henri Beyle (2). 

Lyon, 6 mars 1806. 

De la neige fondue, un froid glacial, des compa- 
gnons de voyage insupportables, c'est tout ce que 

(i) Lctlre inédite. — (Collection de M. Auguste Cordier). 
— Copie de la main de R. Colomb. 

(2) La saison théâtrale terminée, Mélanie reprend le chemin 
de Paris. — Elle écrit cette jolie lettre à la halte de Lyon. — . 
Beyle ne tardera pas à regagner Paris où il arrive le 10 juillet 
1806, après un court séjour à Grenoble. 



» 



•rjn" 



i 

LETTRES INÉDITES 199 

%ious avons eu dans notre route en y ajoutant beau- 
coup de fatigue, car on nous a fait lever de 2 à 3 heu- 
res du matin. Nous sommes à Lyon depuis hier, nous 
en partons demain matin etdans six jours nous serons 
à Paris. J'en partirai le lendemain pour la campagne 
et c'est là où je compte t'écrire un peu longuement ; 
je suis tellement gênée dans ce moment-ci que» je suis 
obligée de baisser mon chapeau sur mon papier pour 
que Mme C... ne voie pas ce que je t'écris, 
y. Adieu donc, ma bonne minette, je vais mettre ce 
• billet à la poste d'où je rcviendraiàbien contente si j'y 
trouve une lettre de toi. — Je t'ai écrit d'Aix (1). 






XXX * 



■ A sa' Sœur Pauline. 

I 



Marseille, le 9 mars 1806. 

Je cherche à arracher de mon âme les fausses pas- 
sions qui y abondent. 

J'appelle fausses passions celles qui nous promet- 
tent, dans telle situation, un bonheur que nous ne trou- 
vons pas lorsque nous y sommes arrivés. 

La plupart des hommes ressemblent à un aveugle, 
excessivement boiteux, qui prendrait des peines infi- 
nies pour monter, en huit heures de temps, à la Bas- 
tille (2) , par exemple, dont la belle vue doit lui donne r 

(1) M. Beyle, chez M. Charles Meunier, rue du Vieux-Con< 
cert,àMarseille.— Lettre inédite. --{Bibliothèque de Grenoble^ 

(2) Montagne fortifiée sur la rive droite de l*Isère, à Grenooli 



•* 
« 



i 



4 

f 



«00 LETTRES INÉDITES 

un plaisir infini. Il y arrive et n'y jouit que de son- 
extrême fatigue, et en second lieu du sentiment de 
d^espoir que donne toujours une espérance au mo- 
ment où nous apercevons qu'elle était vaine. 

Rappelle-toi donc de bien exercer la sensibilité de 
tes enfants(l) etdebonneheure.La société tendàcon- 
centrer cette sensibilité en nous-même,à nous rendre 
égoïstes. Quand cette passion ne serait pas contre la 
vertu, elle est contraire au bonheur. Observe un 
égoïste. Pour une jouissance, il a cent peines. u 

L'égoïste ignore çi jamais le vrai bonheur de la vie 
sociale : celui d'aimer les hommes et de les servir. 
' Je viens de relire les Lettres sur la sympathie de 
Mnife de Condorcet, je veux t'en dire un mot, pour 
que, quand tu les liras, tu les comprennes plus facile- 
ment. 

Tu as sans doute vu toute seule, que plus la sensi- 
bilité est exercée, plus elle est vive; àmoinsqu'àforce 
de l'exercer, on ne la porte à ce degré qui la rend fa- 
tigante. 

Voltaire a rendu joliment cette idée : 

« L'âme est un feu qu'il faut nourrir et qui s'éteint 
« s'il ne s'augmente. » 

Une sensibilité qui n'est point exercée, tend à s'af- 
faiblir; alors, pour être remuée, il lui faut des écha- 
fauds, des brûlements d'yeux. Les anglais ne l'exer- 



(1). Il était déjà question du mariage de Pauline avec Praij- 
çois-Daniel Périer-Lagrange, qu'elle épousa le 25 mai 1808.Gette^ 
date m'est fournie par M. Ed. Maignien, conservateur de la 
Biblioth. de Grenoble, dont les Notes généalogiques sur la 
famille de Beyle (1 br., Grenoble, 1889) sont fort exactes et 
très précieuses. 



■v-- 



LETTRES INÉDITES 201 

cent pas trois ou quatre fois par jour comme nous; 
leur silence leur en ôte les moyens (1). 

Telle est l'analyse de ce sublime sentiment qui ré- 
pare un peu les maux infinis de l'état de société. 
Voilà aussi l'analyse froide et sans couleur de la pre- 
mière lettre de Mme de Condorcet à un M. C. (elle a 
quinze pages), qui pourraitbienêtre Cabanis, l'illustre 
auteur des Rapports du physique au moral. 

Heureuse société que celle de gens si aimables, si 
instruits, si vertueux ! Mais ces gens ne se plaisent 
guère qu'avec leurs semblables; ils ne se mêlent avec 
lés autres que pour les plaisirs. Or, le bonheur ne con- 
siste pas à être dans un bal avec eux. Là, ils ne sont 
qu'aimables, mais à pouvoir aller rêver deux heures, 
le soir, avec eux. Voilà le sort qui t'attend, ma chère 
petite, si, secouant l'inertie provinciale, tu veux orner 
un peu ton âme sensible. 

Pour te désennuyer un peu de toute cette ana- 
lyse, voici un trait que nous raconte cet aimable 
Collé, si grand amateur du bon i^re, et auteur de 
cette charmante pièce : La Vérité dans le Vice. 

« Au commencement de ce mois, dit-il, (c'était 
février 17S1) ou même dans les derniers jours de 
janvier, une troupe de comédiens, qui est actuelle- 
ment à Toulouse, donna la Métromanie. Les Gapi- 
touls furent si choqués des plaisanteries qui se trou- 
vent contre eux, dans cette pièce, qu'ils ont eu 
l'esprit de s'en fâcher très sérieusement. L'un de 
ces nobles messieurs envoya chercher l'entrepre- 



(1) . Ce passage est fort curieux et donne toute raison à Paul 
Bpurget qui, le premier, dans ses Essais de Psychologie, a 
deyiné la sensibilité de Stendhal. 



202 LETTRES INÉDITES , 

' . ■ k 

neur, le traita cojmme un nègre, d'avoir Tinsotence 
de faire jouer une pareille comédie et lui défendit 
de la donner davantage. L'entrepreneur, soutenu par 
la meilleure partie des gens de la ville, n'a point 
voulu obéir, et présenta requête au Parlement, pour 
qu'il lui fût permis de la faire jouer. Ces Capitouls 
se sont opposés à cette demande; instance pour ce 
fait au Parlement ; arrêt, enfin, qui laisse aux comé- . 
diens la liberté de représenter la Métromanie, 

« Vojlà ce fait dans sa plus grande simplicité et 
qui est de notoriété publique. 

« Voici, à présent, ce que Piron y ajoute et qu'il m'a 
juré et protesté être aussi vrai que les grosses cir- 
constances que je viens de dire. Il prétend donc, 
qu'après que M. le Capitoul eût bien lavé la tête à l'en- 
trepreneur, il lui demanda de qui était cette infâme 
comédie. — De M. Piron, lui répondit-on. — Qu'on 
me le fasse venir tout à l'heure, reprit-il, et je vais 
lui apprendre à vivjge. — Mais, monsieur, il est à 
Paris, lui répondifc-on. — Il est bien heureux, ce 
coquin-fà, répartit-il, maïs je vous défends de donner 
sa pièce. Tâchez, ]^ le drôle, de choisir mieux les 
comédies que vous nous donne:?. La^ dernière fois 
encore, vous nous donnez VAvare^ pièce de mau- 
vais e'xemple, dans laquelle un fils vole son pèlre. 
De qui est cette indigne comédie-là? — Elle est de 
Molière, monsieur, répondit l'entrepreneur. — Eh! 
est-il ici ce Molière? Je lui apprendrai *à avoir des 
mœurs et à les respecter. — Non, monsieur, il y a 
74 ou 75 aAs qu'il s'est retiré du monde. — Eh* 
bien, mon petii monsieur, dit le Capitoul, en finis- ^ 
sant, pensez bien au choix des comédies que vous 
nous donnerez par la suite; point de Molière, ni de 



LETTRE^ INÉDITES . 203 

Piron, s'il vous plaît! Ne pouvez-vous jouer fue des 
comédies d'auteurs obscurs? Jouez-en (fue tout le 
monde connaisse et prenez-y garde. 

« On a joué la Métromanie nombre de fois depuis 
l'arrêt du Parlement; on s'y portait; cette circons- 
tance burlesque a fait la fortune de l'entrepreneur; 
on applaudissait à tout rompre aux vers qui badi- 
naient le» ^Capitouls, comme à ceux-ci : 

Monsieur le Capitoul, vous avez des vertiges... 

Apprenez qu'une pièce d'éclat 

Ennoblit bien autant que le Capitoulat (1). ^ 

\ XXXI . j 

A LA MÊME. 
* ' Marseille, le 4 avril 1806. ' 

Tu as un grand bonheur, ingrate Pauline, en 
Idéologie (science des idées), n'en ayant jamais eu 
une fausse, tu n'auras point d'habitudes à vaincre. 

Souvent là force des raisons entraîne l'assentiment 
et commande le jugement réfléchi du moment, et 
l'on sent ensuite les jugements habituels renaître 
invinciblement. ^ 

Quand je suis sur un vaisseau qui approche du 
rivage, il me semble évident que c'est le rivage qui 
marche. Il faut effacer entièrement ces habitudes de 
faux jugements. 

Ce qu:e tu entends dire cïiaque jour doit t'en avoir 

, (1) Lettre inédite. — {Collection de M. Auguste Cordier). 
— Copie de la niain de R, Colololj.., | • . 



204 f LETTRES INÉDITES 

don,né|plusieurs : fais ton examen de conscience par 
écrit. 

Le temps seul et la fréquente répétition de juge- 
ments bien sains produiront chez toi cet état de 
calme et d'aisance, nommé dans ce cas-ci, par les 
hommes, bonne judiciaire (l). 

XXXII 

■ ■ i • 

A, LA MEME» 

Marseille, le 12 avril 1806. 

Madame l'ambassadrice, on attend ^vec la plus vive 
impatience, à cette cour, la lettre que V. E. a ordre 
de nous écrire, sur l'état de celle auprès de laquelle 
elle réside. Elle connaît trop bien nos relations poli- 
tiques pour ne pas sentir que sa lettre peut modifier 
ou détruire les projets du plus haut intérêt. S. M. est 
»ersuadée, en conséquence, qu'elle se hâtera de nous 
envoyer cette note intéressante, et qu'elle apportera 
ses talents connus à la rendre on ne saurait plus 
exacte. S. M. m'a donné ordre de lui dire qu'elle 
l'attendait courrier par courrier. 

Sur quoi, Madame l'ambassadrice, je ne puis que 
me féliciter du rapport que les ordres de S. M. me 
donnent avec V. E. Vous mettrez le comble à ma 
haute satisfaction, si vous voulez croire aux profonds 
sentiments d'estime, de vénération et de mépris, avec 
lesquels je suis, Madame, votre très humble et obéis- 
sant serviteur. Ant. Cardin.\l Alberoni. 

(1) Lettre inédite. — {Collection de M. Auguste Cordier). 
— Copie de la main de R.Xolomb. 



LETTRES INÉDITES » 205^ 

Un petit secrétaire de S. E. Monseigneur le car- 
dinal Alberoni a Thonneur d'exposer son cas à 
Madame Tambassadrice. Peut-être elle ne lui trouvera 
pas toute la bonne odeur possible; mais enfin, Ma- 
dame, il ne vous la jettera pas au nez, au contraire, 
il vous Texposera avec toute la discrétion possible. 

Quelle que soit, cependant, l'étendue de cette 
vertu, dont ledit secrétaire se pique plus que pos- 
sible, puisque de toutes, elle est la plus utile dans le 
monde vertueux au milieu duquel il se trouve, il ne 
sait comment fixer l'attention d'une dame aussi vé 
nérable dans les lettres officielles et autres pièces de 
ce genre qu'on lui écrit sur des bas et un fromage 
de Sassenage (1); car il faut finir la phrase, qui a 
déjà malheureusement huit lignes et qui en aura 
bientôt dix. 

Oui, Madame, des bas de soie, faits à l'aiguille, 
avec de la soie du pays, fins à peu près jusqu'au mol- 
let, fins encore au cou-de-pied, mais gros au pied, 
forment le" sujet indigne, sur lequel le susdit secré- 
taire est obligé de fixer l'attention de V. E. Le sus- 
dit n'est pas très pécunieux; cependant, il n'aurait 
pas eu la hardiesse de parler de bas à V. E. si poiir 
un peu d'argent, comme on dit très élégamment, il 
en eut pu trouver de l'espèce dont il en désire, mais 
c'est la chose impossible. Il a donc recours à vos 
doigts d'ivoire, pour lui confectionner les dits bas. 

Il sent que ce serait ici le lieu d'un compliment 
galant et charmant ; mais comme il vient de déjeu- 
ner, son génie se trouve un peu obstrué; il finira 

(1) Sassenage^ petit village des environs de Grenoble, où Ton 
vend des fromages réputés. 



206 LETTRES INÉDITES ^ 

donc par vous dire tout pla^en^^t, qu'il lui faut un 
fromage de Sassenage, mais un, froihage qui.... un 
fromage enfin: .. ' 

Qui le goûte souvent, goûte urje paix profonde 
Et comme du fumier regarde tout le monde. 

Il a promis à une dame qui ii*a pas tout à fait la 
plus bellefigure de Marseille, mais qui a la pli|s belle 
moustache et Tamant le plus spirituel, de lui porter 
ledit fromage sous quinze jours*. Le secrétaire prend 
donc le^plus vif intérêt audit fromage de Sassenage 
et espère que vous le choisirez avec toute la finesse 
de votre sens olfactif ; se reposant sur vous, if s'at- 
tend à le recevoir dans huit jours, par la diligjende 
qui transporte les objets de Grenoble à Marseille. » 
Adressez-le, il ose vous en supplier, à H. B., chez 
Ch. Meunier, dans une boîte bien ficelée^ rue du 
Vieux-Concert, près la rue Paradis, enveloppé d'une 
toile cirée. 

Ledit secrétaire (!)• 

(Signature illisible). 



XXXIII 

A LA MÊME. 

Marseille, le 6 mai 1806, 



es 



Ton fromage m'a fait le plus grand plaisir et j 
t. arrivé à propos, au moment où j'allais' dîner 



. (i) Lettre inédite. — (Collection de M. Auguste Cordiefjf 
— Copie de la main de R. Colomb. 



* \. LETTRES INÉDITES 207 

chez Mme Pallara (1), qui m'avait invité ce jour-là. 
Femme d'r.sprit, qui a beaucoup d'usage, ayant passé 
presque toute sa vie à la Cour ; beaucoup de no- 
blesse ; sait le grec, l'anglais, l'italien et le latin ; 
déplaît à tout le monde par un air affectç et une 
tournure orgueilleuse dans la discussion. 

Il faut qu'une femme aitTairde tout faire par sen- 
timent, qu'elle ait cette aimable inconséquence qui 
dénote l'absence de tout projet. C'est l'unique moyen 
de faire réussir les facultés qu'on possède. Nul être 
n'a besoin de plus de finesse que la femme, et son 
absencte n'est mortelle, au mêmë^point, ^ aucun autre 
être*. Son bonheur fcènsiste à mener tout ce qui 
Terftoure, et il faut que ses actions n'aient pas du 
tout l'air enchainéeSy qu'on suppose qu'elle obéit 
toujours à l'impression du moment; qu'elle ne sait 
pas à dix »heures ce qu'elle fera à dix heures et 
demie, et presque pas ce qu'elle a fait à neuf. 

Recevez ce petit avis en passant (2). 

* 

XXXIV 

t 

Mélanie Guilbert a Henri Beyle. 

Paris, 21 mai 1806. 

Moi, je ne t'aime pas! moi, jfe fais lire tes lettres 
par uft rival! Ah! moii ami, tu sais que mon cœur 

est troj^ plein de toi pour être jamais à un autre, 

"* 

(1) Voè Journal de St., p. 308. 

(2) Leàré inédite. {Collection de M. Auguste Cordier). 
Copie de la main de R. Colomb. 



i 



SS08 LETTRES INÉDITES 

mais il a besoin, ce cœur, d'être entièrement ras- 
suré sur le tien. 

Je me propose d'accepter un engagement à Na- 
ples, malgré ma faible poitrine, et si tu n'obtiens 
rien de tes parents, eh bien! tu viendras avec moi 
et notre chère petite; si par malheur je mourais, je 
te laisserais dix-huit à vingt mille francs qui pour- 
ront encore me revenir de la succession de mon père, 
en ne se pressant pas trop.de vendre; je suis sûre 
aussi que tu pourrais avoir une place et quand elle 
te ne rapporterait que cent louis tu vivrais; et ma pe- 
tite, que tu mettrais en pension ne te coûterait pas 
plus de huit cents francs ; tu aurais encore mille écus 
en attendant un meilleur sort. * 

Adieu, mon cher et bien cher ami, crois que je 
t'aime et que je t'aimerai jusqu'au ^dernier jour de ma 
vie. Je suis bien pressée, Dugazon m'attend; mais je 
voulais t'écrire avant d'y aller. Je viens de recevoir 
ta lettre et j'a,vais besoin d'y répondre (1). 

• 

XXXV 

A Martial Daru. 

Grenoble, 1" juin. 

Mon cher cousin, 

Me voici à Grenoble, mais ce n'est pas par incons- 
tance ; je n'ai quitté instantanément Marseille que sur 
des lettres terribles de mon grand père. Le commerce 

(1) Monsieur Henri Beyle, chez M. Charles Meunier, rue du 
Vieux-Concert, à Marseille. — Lettre inédite. (Bibliothèque 
de Grenoble) , 



LETTRES INÉDITES 209 

humilie mon père, il ne fera rien pour un fils qui 
remue des barriques d'eau-de-vie, tout au monde 
pour un fils dont il verrait le nom dans les journaux. 
C'est ce qui vous a procuré tant de lettres à M. D. (1) 
et à vous. 

Croyez-vous que M. D. veuille s'occuper de moi? 
Me croit-U un peu mûri depuis le temps où je donnai 
ma démission? s'il pense encore à moi : — deux ans 
d'épreuves, après quoi il jugera. 

Vous savez, mon cher cousin, pour combien de 
millions de raisons j'aimerais mieux copier des 
revues dans votre bureau (2) qu'une place de six mille 
francs à deux cents lieues. Ne croyez pas que c'est 
Paris queje désire, c'est la viede la CasacVAdela (3), 
ce sont les bontés dont vous me comblez, c'est l'es- 
poir de pouvoir acquérir quelques-unes de ces qua- 
lités qui font le bonheur et qui vous font adorer par 
tout ce qui vous entoure. 

S'il vous faut un homme qui travaille dix heures 
par jour, le voici. SU est auprès de vous, il n'a pas 
besoin de parler de sa constance et il demande avant 
tout deux ans d'épreuves. 

t Adieu, mon cher cousin, auriez-vous le temps de 
m'écrire une demi-ligne? Surtout ne vous gênez en 
rien ; n'importunez pas M. D. Tout ce que je vous 
demande, c'est de dire mille choses à toute la famille, 
et à Mme Rebaffet en particulier, que j'ai bien des 
choses à lui apprendre de la part de Mme de P., mais 
que je ne lui écrirai que lorsque j'aurai perdu l'es- 
poir de les lui dire. 

(1) M. Pierre Daru. 

(2) Martial Daru était sous-inspecteur aux Revues. 
{3j A Milan, voir Vie de Henri Brulard. 



i 



2t0 LETTRES INÉDITES 

Comment se porte Mme Adèle? elle doit être bien 
affligée du chagrin de son amie (3). 

• • • : 

\ ' \ . 

» ■ » 

Mélanie Gui^ert a Henri Beyle. 

Je.' ne t'écris qu'un içot, ma bonne minette, car je ^ 
suis ^ans mes jours de mélancolies et anîême plus que : 
cela mais je veux pourtant le dire cctabipn je suis . 
conteïite de te voir rapproché de moi et surtout quel 
plaisir me fait l'espérance de te revoir. Je compte 
que tu passeras un mois chez ton père et qu'ensuite 
tu reviendras à Paris. Oh! mon ami, j'ai bien besoin 
que «tu m'aimes! 

Et ta sœur comment se porte-t-elle ! Pourquoi- ne 
t'écrivaît-elle pas ? Il est tout simple qu'elle ne m'ait * 
pas répondu, mais à toi ! qui pouvait l'en empêcher ? 
Est-ce qu'elle était malheureuse ? Parle moi d'elle 
avec beaucoup de détails. 
• I Adieu, mon bon ami, je ne sais pas ce que j'ai : 
je ne peux t'écrire. 

Réponds à mes trois dernières lettres, je t'en prie. 
J'ai besoin que tu me tranquillises': mes pressenti- 
ments me disent depuis longtemps que je ne serai 
jamais heureuse et sî tu ne m'aimes pas bien ils ne 
seront que trop justifiés. Adieu (1). 

(3) Lettre publiée dans le Journal de Stendhal, appendice 
{Bibliothèque de Grenoble). — Brouillon. 

(4) Monsieur, Henri Beyle, à Grenoble, en Dauphiné. — Lettre 
inédite {Bibliothèque de Grenoble). 



- 



^ 



LETTRES INÉDITES tM l 



XXX^VII 



Mélaî«e Guilbert a Henri Beyle, 

a* 

»> Paris. iO juih 1806. 

• * Depuis six semaines, tu me répondras, dis-tu, de- 
. main quand tu n'auras pas une heure, un moriient 

d'ennui qui te trouble Tesprit. Bien, mon ami, il ne 

• faut pas te presser. J'estimerais cependant davan- 
tage une marche franche à ces petits' détours qui peu- 
vent éluder ta réponse faut qu'il te plaira, mais non 
pas m'en imposer longtemps. 

Je t'ai demandé : 1*^ Si, dans le cas où je pourrais 
suppléer par mes faibles talents à ce que te donnent 
tes parents, si, dis-je, tu me portais assez d'attache- 
ment pour sacrifier tes espérances de fortune dans le ' 
cas où il faudrait choisir entre ce sacrifice et celui de 
ma personne. 

2"" D'examiner lequel de nous a le sort le plus stable 
afin que l'autre s'y abandonnât entièrement et que i 
nous ne fussions plus forcés de nous séparer. 

Z"" Si tu es: assei faible ou si tu m'aimes assez peu 
pour me sacrifier à la volonté de tes parents, ou 
bien à tes projets d'ambition.: 

4*^ Enfin, si ton intention est bien de passer ta vie 
avec moi, do me la consacrer entièrement, quelque 
chose qu'il puisse en arriver, ' de me dire en galant 
homme, et après y avoir mûrement réfléchi, si c'est 
bien là ta volonté irrévocable et de m'avouer le con-*- J 
traire, si cela n'était pas. ' J 



■t 




LETTRES ISâDITES 



J'âltache ma Iranquillité à cet éclaircissement, jo 

u donne les témoignages de la plus vive tendresse, 

i ntos tenJre attachement. Je t'en ai même donné 

J oreuve» incontestables, et à tout cela tu me ré- 

^^ des lettres vagues, tu me dis que tu m'aimes 

Ciours et que je le verrai bien dans quinze jours, 

Slnie à laquelle tu le promets d'être près de moi, 

•r*» . gy( jire que tu me feras beaucoup de ca- 

*' 1; jflorotestatioDS, que tu seras bien aise de me 

•** C'estpeutÉtrebeaucoupdanslonesprit, mais 

j *5JjJ'^pourinoi,8urtout quand je songe à loute 

~ B et infinie à ton caractère ; je n'en suis pas 

jdéequetu m'aimes comme je le souhaite, et 

*!^ai besoin pour être heureuse, pour avoir 

i.ȕmtenl.G'eBt pourquoi j'aurais voulu unpeu 

plue rien à présent, j'ai pu me faire 

H certain point, mais mon cœur m'en 

je n'en voudrais^ savoir. Tu m'aimes 

homme dont la conduite présente ne 

ice sur ta destinée future et dont 

le temps le moins désagréable- 

j'ai pu me croire aimée de toi 

I de ta vie ? Eh bien I me trouves- 

T!y peat-fitre que je me fâche ; non, je 

•" ■ 'à Diè'"^ P*^ *^^ bonheur, j'ai une expé- 

I tt^''".. du cfEUr humain, que si je m'étonne 

I ^*'* ijj m'arrivent, c'est de ne les avoir 

l i^^^lilï (le m'irritent plus. Je sais trop 

(DiblioihX 1^œ»lhe»reu8e, et je me résigne à mon 

H) Mo.iJv tl*" 
inédile [Uib,, ^ . ^j^^oup ta sœur du petit mot qu'elle 



LETTRES INÉDITES 213 

m'écrit ; dis-lui que je sens 6e qu'elle fait pour moi 
— et je sens aussi quelle reconnaissance je te dois 
pour cette marque d'amitié et de complaisance. 

Quoique toute ma conduite ait dû te prouver com- 
bien tu m'es cher, que je te Taie sans cesse répété, 
tu as cependant pensé que M. Blanc, étant devenu 
puissant, m'attirait à Naples. Ces idées-là ne m'éton- 
nent pas, mon bon ami, et je te les pardonne bien 
volontiers. Je crois que tu ne peux connaître mon 
cœur. 

A propos de M. Blanc, j'ai toujours oublié de 
répondre aux questions que^ tu m'as faites pour 
savoir quelle est sa position. 

Il est maintenant directeur et Inspecteur général 
des douanes; c'est, dit-on, une place à argent. Il m'a 
écrit il y a trois jours qu'il m'avait engagée au 
théâtre de Naples pour 5,000 francs, d'ici à Pâques. 
Il m'assure que l'année prochaine j'aurai au moins 
8,000 francs, et il me presse de ratifier ce qu'il a 
fait, mais j'avoue que je ne suis pas peu embarrassée. 
Rien n'avance ici pour mes débuts, quoique l'on me 
donne un peu d'espoir. 

J'éprouve des choses qui me navrent le cœur, qui 
me découragent entièrement, je n'ai plus aucun 
repos, je ne compte plus sur aucun ami; ceux que je 
dois regarder comme tels me conseillent des choses 
auxquelles il m'est impossible de condescendre. Vous 
ne réussirez donc pas, me dit-on, et cela n'est sans 
doute que trop certain, mais je voudrais en être plus 
sûre encore; dans ce cas, je partirais pour Naples. 
Nul motif puissant ne doit plus maintenant m'atta- 
cher à la France, je n'y ai pas eu un seul ami, d'ail- 
leurs, toutes mes ressources sont épuisées ; je n'existe 



^14 LETTRES INEDITES 



qu'en vendant chaque jour quelques bagatelles qui 
me restaient encore, mais qui ne peuvent me con- . 
duire bien loin, et peut-être ferais-je bien de partir 
tout de suite, npiais je np peux m'y résoudre. Je vais 
écrira une lettre à MJ Blanc, dans laquelle je lui 
demanderai un peu de temps pour réfléchir, je Veux • 
encore tenter quelques démarches auprès de M» de 
Rémusat (1); si elles ne réussissent pas, comme il est 
k présumer, je ne prendrai plus la peine de soiiger 
à mon sort, il deviendra ce qu'il plaira à Dieu; je 
poiïrrai désirer encore quelque chose, mais jamais 
plus ^espérer (2). / 



? 



XXXVIII 



A SÀ SŒUR Pauline (3), 






(180C) 

Hé bien, ma chère Pauline, où en es-tu donc? Tu 

' deviens d'un silence horrible. Je qujtte ce trou pour 

un petit voyage, j'Mtendais toujours une de tes let- 

(1) Surintendant des théâtres. 

(2) Il eut été dommage, je crois, de laisser dans les cartons 
ces lettres de Mélanie, qui nous révèlent unç femme littéraire, 
habile et charmante. 

Subscrip. : A Monsieur Henry Beyle, à Grenoble,^n Dau- 
phiné. 
Lettre inédite. {Bibliothèque de Qrenjoble.) 

(3) Cette lettre doit être postérieure au mois d'octobre 1806^ 
époque à laquelle Beyle partit pour l'Allemagne à la suite de 
ses cousins paru. 






>^ 



t 

1*. 



LETTRES INÉDITES î 215 






très avant que de partir. Elle n'a'trive point; et je 
veux te la demander avant que de monter à cheval. 
Je crois pour moi qu'un prêtre, un oui, 3 mots latins 
vont fair^ de toi une heureusp femme, j'espère ; mais 
il faut an finir.. Apprends-moi en détail où en est 
cette affaire et dis mille choses tendres et fraternelles 
à ton mari. 

Qui plus est. Il paraît que je vais. aller en Espagne, 
c'est-à-dire en Afrique. Fais-moi faire de3* chemises 
de bonne toile de Voiron,pas trop grosse Cependant', 
plus quelques mouchoirs. Je ferai prendre tout cela 
en allant vous embrasser. Parle to our great falher 
of letters which. I hâve (illisible) to Mistress. D. the 
mother and tp the great sir D (1). 

Adieu, embrasse tout le monde et donne-moi des 
nouvelles de Grenoble, qui est aussi inconnu pour 
moi, depuis 18 mois, que le faubourg Péra. ^ *" 

Henri (2). 



XXXIX 

A Monsieur Mounier, auditeur au Conseil d'État, 

SECRÉTAIRE DE S. M. l'EmPEREUR ET Roi, A ScHŒNBRUNN. . 

Voici, monsieur, le protégé de Pascal (3) dont je 
vous ai parlé avant-hier. J'avais une place pour lui ; 

ii) Daru. 

(2) A Monsieur Beyle pour Mademoiselle sa ûlle ainée. 

Grenoble (Isère). 
Lettre publiée dans le curieux ouvrage de M. Henri Cordier : 
Stendhal et ses s^mis, p. 83-84. 

(3) On lit dans la première lettre de la correspondance de 
Beyle publiée par R. Colomb: c J'ai trouvé une occasion de j 



216 LETTRES INÉDITES 

l'armistice s'est conclu pendant son voyage, et une 
chose très simple est devenue difficile. M. Rondet 
connaît les formes de radminislralion. Je pense que 
si, à défaut d'autre moyen, vous écrivez à M. Daru, il 
nous sera plus facile d'obtenir un emploi de 150 ou 
200 francs. 

Agréez, je vous prie, l'assurance de ma considé- 
ration distinguée. 

Vienne, le !•' septembre 1807. 

De Beyle. 



XL 



A SA SŒiTR Pauline. 

Brunswick (1), 25 décembre 1807. 

Je pars aujourd'hui, jour de Noël, à 5 heures du 
matin, pour Paris. Je t'écris cela bien pour que tu 
aies à m'écrire bien vile à Paris, rue de Lille, n*» 55. 

Je devais partir il y a huit jours, mais le Gouver- 
nement et l'Intendant ont voulu attendre des miaté- 
riaux plus étendus pour ma mission. 

placer le protégé de M. Pascal ; mais j'avais oublié le nom de 
cet ami. J'ai demandé une place pour M. Lepère : il a un nom 
à peu près comme ça. Tâche de Vaccrocher sur ma table, avec 
un bel exemple de son écriture et de m' envoyer ledit nom. > 
(A M. F.-F., à Paris. Strasbourg, le 5 avril 1809.) (Note de 
F. Corréard.) 

(1) Beyle avait été nommé en novembre 1806, intendant des 
Domaines, en résidence à Brunswick. Il est envoyé à la fin de 
1807 en mission à Paris, pour conférer avec le ministre Dejean 
au sujet des finances du duché de Brunswick. 






. „ .\ 



LETTRES INÉDITES 217 

Tous les préparatifs du voyage sont enfin finis. II 
fait un temps affreux mêlé de pluie, de grêle et de 
neige, il fait noir comme dans un four, le \ent éteint 
les bougies dans les lanternes de la voiture. Hier, 
à 7 heures du soir, je ne pensais plus à ce voyage; 
il aura ses peines et ses plaisirs, revoir tant de per- 
sonnes si chères ! mais les quitter au bout de huit 
jours ! 

Je t'écrirai dès que j'aurai mis le pied en France, 
à Mayence. Je vais par Gassel,Fulde, Francfort. Les 
postes sont si indignement servies que nous ne rece- 
vons point de lettres directement. Peut-être celles 
que nous écrivons ont-elles le même sort. D... est 
en bonne santé et en route de Posen sur Varso- 
vie. 

Porte-toi bien et aime-moi et écris-moi. Dis à nos 
connaissances comme Mme Marnay que je saisis 
Toccasion de la nouvelle année pour l'assurer que 
quoique galopant de Brunswick à Paris, je ne Ten 
aime pas moins que lorsque Colomb et moi allions 
faire la partie chez elle. 

Ainsi de suite, n'oublie pas. 

Henri (1). 

(i)Xettre publiée dans Stendhal et ses amis, par H. Cordier, 
p. 84-85 ; fait partie aujourd'hui de la collection de M. P. -A. 
Cheramy. 

Monsieur Beyle, 
pour Mademoiselle Pauline Beyle, sa fille 

à Grenoble (Isère). 



Vè 



^ 



m 



218 XETTRES INÉDITES 



XLI 



A M. Krabe, membre de la Chambre de Guerre et 

Des Domaines. 

Brunswick, 13 janvier 1808. 

Le Ministre de la Guerre a donné Fordre, Mon- 
sieur, qu'on constatât par procès-verbal Fétat des 
casernes existantes à Brunswick et à Wolfenbuttel, 
les bâtiments qui pourraient être disposés en caser- 
nes, les dépenses à y faire pour les rendre propres 
à cet usage, et enfin le nombre d'hommes et de che- 
vaux qu'on pourrait y loger. 

Personne plus que vous. Monsieur, n'est en état 
de s'acquitterde cette opérationavec succès. Je vous 
prie, en conséquence, de m' indiquer l'heure à laquelle 
nous pourrons parcourir ensemble les casernes ac^ 
tuellement existantes et les bâtiments qui peuvent 
le devenir. Nous dresserons, après cette visite, les 
procès-verbaux demandés. 

J'ai l'honneur de vous saluer avec considération. 

Le Commissaire des Guerres^ 
De Beyle (1^. 

(1) Lettre publiée dans Stendhal et ses amis, parH, Cor- 
dier, pag. 31-32* 



LETTRES INÉDITES 219, 



XLII 

m 

A SA Sœur Pauline. 

Le 19 janvier 1808. 

Hé bien, petite bringue, tu mériterais bien que je 
renouvelasse pour toi ce terme élégant et antique. 

Peut-on être plus molle que toi, depuis quatre mois 
tu ne m'écris pas un mot. Je n'apprends des nouvelles 
de Grenoble que par les papiers publics.. 

Donne-moi les nouvelles de famille que je ne puis 
trouver dans les papiers publics. Mon père recevra 
incessamment un premier envoi de graines. Il y en 
a une entre autres qui n'est que sublime, dis-lui mille 
choses de ma part, et envoie-moi enfin trois em- 
preintes du cachet de mon )père. Je suis obligé de ca- 
cheter une acceptation de dîner avec l'Aigle impérial. 
C'est trop pour un petit rien comme moi. Celui (1) qui 
pourrait me faire quelque chose est à Cassel depuis 
quatre jours et sera ici vers le 28 janvier, temps au- 
quel il y aurait 25 ans que je t'aime, si je n'avais pas 
l'honneur d'être l'aîné. Quoique aîné, je te per- 
mets cependant de te marier la première. Fais 
vite cette bonne affaire-là, mais rappelle-toi que si 
jamais ton mari connaît la terrible vérité que tu as 
plus d'esprit que lui, il te hait à jamais, et malheureu- 
sement, quel que soit ton mari, cette vérité sera vraie. 
Adieu, aime-moi et prouve-le moi en écrivant, cela 
n'est pas difficile, tous les amants voudraient en être 

(1) L'empereur. 



■19! 




220 LETTRÉS INÉDITES 

là. Je voudrais bien que tu connusses assez Mlle V... 
poui* lui demander quelques conseils envers le cher 
époux et maître. Songe surtout à te faire humble 
comme Ephestion à la cour d'Alexandre. Un mot de 
réponse et dedans des cachets. 

Embrasse pour moi ma bonne tatan Charvet, dis-lui 
que je voudrais bien aller manger des cerises à Saint- 
Egrève (1). Si Barrai est à Grenoble envoie-lui la 
carte ci-jointe. 

Mais écris. 

H. B. (2). 



XLIII 

A FÉLIX Faure (3). 

iDgoIdstadt, 21 avril 1809. 

Je n'ai que le temps de t'envoyer cet étui que je te 
prie de remettre à Mme de Bézieux ; elle y verra que 
môme en gravissant les rochers d'Heidenheim où ces 
sortes d'ouvrages vous sont présentés par de jolies 
paysannes, je pensais aux bontés qu'elle a bien voulu 
avoir pour moi. Ces jolies marchandes me servent de 
transition toute naturelle pour te prier de présenter 
mes hommages respectueux à Mesdemoiselles de Bé- 
zieux. 

Nous avons eu hier soir une petite victoire, quatre 

(1) Charmant village des environs de Grenoble. 

(2) A Monsieur, Beyle, pour mademoiselle sa fille aînée, 
rue de Bonne, 6, Grenoble (Isère). — Lettre pi/bliée dans 
Stendhal et ses amis, par H. Cordier, p. 85-86-87. 

(3) 18, rue Jacob, Paris. 






LETTRES INÉDITES 221 

drapeaux, quatre pièces de canon, toutes les positions 
de Tennemi. 

Mes respects à M. Dùvernay. 

Mille amitiés ; n'oublie pas la bibliothèque britan- 
nique. Je ne me suis pas couché depuis trois jours^ 
Ingoldstadt a une drôle de mine. Le plus beau, au 
milieu des canons, des fourgons, des soldats chantant 
qui vont à l'armée, des soldats tout tristes qui en re- 
viennent blessés, des curés, du tapage général et 
infernal, le plus beau, c'est une troupe de comédiens 
qui donne intrépidement des représentations : ce soir, 
la Femme « volatile i^ (ça. veut dire volage), drame en 
trois actes. 

H. (1). 



XLIV 



Au Même. 

Saint-Polten, le 10 mai 1809. 

J'ai promené hier dans une des plus belles posi- 
tions du monde : l'Abbaye de Molke, sur le Danube. 
La physionomie du paysage est sévère et d'accord 
avec le château où fut interné Richard Cœur-de-Lion 
qui en fait un des principaux ornements. 

L'immense Danube et ses grandes îles, sur les- 
quelles on domine d'une hauteur de cent cinquante 
pieds, forment un spectacle unique. Je n'y ti'ouve à 

(1) Lettre médite. — {Bibliothèque de Grenoble), — 
Brouillon. 



i 



\ 



222 LETTRES INÉDITES 

comparer que la Terrasse de Lausanne et la vue de 
Bergame. Mais Tune et l'autre étaient bien moins 
sêriking, frappantes, avec une nuance de terrible 
visant au sublime. 

J*ai tant de choses à te dire que je tourne court. 

Je me reproche depuis quinze jours de ne pas 
écrire à Mme Z. 

Envoie-moi des journaux. 

Nous serons demain soir à Vienne ; Saint-Polten 
en est à seize lieues. S. M. y est , très probable- 
ment. 

ftéunis, je t'en prie, tous les renseignements qui 
peuvent servir à un journal de mon voyage. 

Je ferai copier cela par quelque écrivain du coin 
des rues, bien bête et ayant une belle écriture. 

Le temps me manque pour tout. 

Ce matin, en quittant cette belle abbaye, le ha- 
sard m'a mis dans la voiture de Martial (1). Aussi- 
tôt notre solitude : « Il m'est arrivé dernièrement 
à Paris une chose plaisante, etc., etc. » Confiance 
adorable, dirait un courtisan, je dis seulement con- 
fiance parfaite. 

Deux ou trois heures de penser tout haut avec 
moi, et, sans que je le demandasse, promesse réité- 
rée et veçant de lui, que je serais adjoint dans la 
garde à la première vacance, vacance assea pro- 
bable. 

Je saute vingt autres choses ; en un mol, tout ce 
que je pouvais désirer. 

Entretiens moi dans le souvenir de Mme de Bé- 
zieux, en lui racontant pompeusement quelques-unes 

(1) Martial Daru. 



LETTRES INÉDITES 223 

des esquisses de mon voyage, d'après une lettre 
reçue la veille, le tout convenablement enduit de 
de compliments. 

Ecris-moi donc sous le couvert de M. Daru. 

Je n'ai encore eu (Je toi. qu'une lettre de quatre 
pages upon Lewis' s love for Miss (1).... Fais aussi 
penser à moi dans cette maison. 

Il me paraît probable que nous ne resterons pas 
à Vienne. Peut-être dans un mois serons-nous au 
fond de la Hongrie. 

Le pays de Strasbourg à Vienne est, aux lacs 
près, tout ce qu'on peut désirer de plus pittoresque. 
Il n'y a pas en France une telle route. Adieu. 

H. (2). 



XLV 



A SA Sœur Pauline. 



Rome (3], le 2 octobre 1811. 

Je me porte bien et j'admire. J'ai vu les loges 
de Raphaël et j'en conclus qu'il faut vendre sa 

(1) Sur Tamour de Louis pour Mademoiselle.. 

(2) Lettre, publiée dans le Journal de Stendhal, Append» 
.p, 463. — [Bibliothèque de Grenoble) — Brouillon. 

(3) Beyle obtint un congé en 181 U et en profita pour faire 
son second voyage d'Italie ; il ne connaissait que la Lombar- 
die ; il alla cette fois jusqu'à Naples, en passant par Florence 
et Rome. Voir JowrnaZ deStendhat, cahiers xxxi, xxxn xxxm. 
Cette lettre laisse deviner tout ce que Beyle a su cacher aux j 
indifférents de sensibilité, d'émotion et d'enthousiasme. j 



W" 



"^^^ 



224 LETTRES INÉDITES 



chemise pour les voir quand on ne les a pas vues, 
pour les revoir quand on les a déjà admirées. 

Ce qui m'a le plus touché dans mon voyage 
d'Italie, c'est le chant des oiseaux dans le Colisée. 
Adieu ; secret sur le voyage, mais donne de mes 
nouvelles à notre grand-père et à tutti quanti. 

La nomination de M. le duc de Feltre prolongera 
peut-être mon séjour à Milan. J'y serai le 25 octobre 
pour y rester quinze ou vingt jours. 

Je t'aime. 

Henry (1). 



XLVI 



A LA Même 

Ekalesberg, 27 juillet 4812. _ 

Hier soir, ma' chère amie, après soixante-douze 
heures de voyage, je me trouvais, deux lieues plus 
loin que la triste ville de Fulde, à cent-soixante- 
et-onze lieues de Paris. La lenteur allemande m'a 
empêché d'aller aussi vite aujourd'hui. Je viens de 
m'arrêter, pour la première fois, depuis Paris, dans 
un petit village, que tu ne connaîtras pas davan- 
tage quand je t'aurai dit qu'il s'appelle Ekatesberg, 
ce qui veut dire ce me semble, la montagne d'Hé- 
cate. Il est à côté de la bataille de léna et à douze 

(1) Madame Pauline Périer, rue de Sauli, à Grenoble 
(Isère). 
Lettre inédite. — {Collectionlde M. Ed. Maignien). 



LETTRES INÉDITES 225 

lieues en deçà de la pierre qui marque l'endroit où 
Gustave Adolphe fut tué à la bataille de Lutzen. 

On sent, à Weimar, la présence d'un prince, ami 
des arts, mais j'ai vu avec peine que là, comme à 
Gotha, la nature n'a rien fait, elle est plate comme 
à Paris. Tandis que la route de Stroesen à Eisenach 
est souvent belle par les beaux bois qui bordent la 
route. En passant à Weimar, j'ai cherché de tous* 
mes yeux le château du Belvédère, tu sens pour- 
quoi j'y prends intérêt. Give me some news of miss 
.Vict(l). 

Vais-je en Russie pour quatre mois ou pour deux 
ans (2)? Je n'en sais rien. Ce que je sens bien, c'est 
que mon contentement est situé dans le beau pays 

Che il mare circonda 

E che parte VAlpa e VApenin. 

Voilà deux vers italiens joliment arrangés. Adieu, 
ma soupe arrive et je passe mille amitiés à tout le 
monde. Donne de mes nouvelles à notre bon grand- 
père. 

Henri (3). 

(!)• VictorineBigillon. Voir Vie de Henri Drulard. 

(2) Beyle prit part à la campagne de Russie, il revînt à 
Paris, le 31 janvier 1813. Voir Journal de Stendhal, p. 420, 
note 2. 

(3) A madame Pauline Périer, rue de Sault, par Gotha, à 
Grenoble, département de Tlsère. — Lettre inédile. — (Collec- 
tion de feu M. Eugène Chaper). 



. J- I..H,l.^U4.;i«l 



â26 LETTRES INÉDITES 



XLVII 
A L\ Méme« 

t Sagan, le 1» juin 1813. 

à Je règne ma chère Pauline, mais comme tous les 
rois, je baille un peu ; écris-moi et presse la D® (1). 

J'espère être tiré de mon trou vers le 26 juillet, 
écris comme à l'ordinaire. Mille choses à. Périer. 
Ne fais-tu pas de voyage cette année ? Mon apparte- 
ment t'attendait. 

Adieu, je tombe de fatigue. 

C^i Favier (2). 

Donne-moi des nouvelles de notre bon grand- 
père. Fais-lui parvenir des miennes. 

XLYIII 
A LA Même. 

Venise (3), le 8 octobre 1813. 

Ma chère amie, 
Les premières années d'un homme distingué 
sont comme un affreux buisson. On ne voit de toutes 
parts qu'épines, et branches désagréables et dange- 
reuses. Rien d'aimable, rien de gracieux dans un 

(1) Peut-être la diligence. 
' (2) A naadame Pauline Périer en sa terre de Tuélins, près 
La Tour-du-Pin, Isère. — Lettre inédite. — {Coilection de feu 
M. Eug. Chaper). 

(8) Troisième voyage d*Italie. 



LETTRES INÉDI TES 227 

âge OÙ les gens médiocres le sont pour ainsi dire 
malgré eux, et par la seule force de la nature. Avec 
le temps, l'affreux buisson tombe à terre, Ton dis- 
tingue un arbre majestueux, qui par la suite porte 
des fleurs délicieuses. 

J'étais un affreux buisson en 1801, lorsque je fus 
accueilli avec une extrême bonté par Mme Borone, 
milanaise, femme d'un marchand. Ses deux filles 
faisaient le charme de sa maison. Ces deux filles 
aujourd'hui sont mariées (1), mais la bonne mère 
existe toujours; on trouve dans cette société un 
naturel parfait^ et un esprit supérieur de bien loin 
à tout ce que j'ai rencontré dans mes voyages. 

D'ailleurs on m'y aime depuis douze ans. J'ai 
pensé que c'était là que je devais venir achever de 
vivre, ou me guérir si, suivant toutes les a'pparen- 
ces, la force de la jeunesse l'emportait sur la désor- 
ganisation produite par des fatigues extrêmes. 

Je me suis placé à Milan dans une bonne au- 
berge dont j'ai bien payé tous les garçons, j'ai 
demandé le meilleur médecin de la ville, et je me 
suis apprêté à faire ferme contre la mort. Le bon- 
heur de revoir des amis tendrement chéris a eu 
plus de pouvoir que les remèdes. Je suis à l'abri de 
tout danger. Je me joue de la fièvre maintenant. 
Elle ne me quittera qu'après les chaleurs de Tété 
prochain, elle me laissera les nerfs extrêmement 
irrités. Mais, enfin, je dois la santé à cette manœu- 
vre. Quand j'ai la fièvre, je vais me tapir dans un 
coin du salon, et l'on fait de la musique. On ne me 



(1) L'une d'elles était Ângela Pietragrua, voir Journal et 
Vie de Henri Brulard. ' 



■\-\J. ..i.J 



228 LETTRES INÉDITES 

parle pas et bientôt le» plaisir l'emporte sur la mala- 
die, et je viens me mêler au cercle. 

Il est possible que M. Antonio Pietragrua, jeune 
homme de quinze ans et sergent de son métier, passe 
en France. C'est le fils d'une des deux sœurs. Si 
jamais il t'écrivait, fais tout au monde pour lui pro- 
curer quelque agrément en France. J'y serais mille 
fois plus sensible qu'à ce que tu ferais pour moi. 
Tes bons services consisteraient à lui faire parvenir 
une somme de deux à trois cents francs et à le faire 
recevoir dans une ou deux sociétés de Lyon. 

S'il va à Grenoble, je le recommande à Félix; 
partout ailleurs je le dirigerai de Paris. Garde ma 
lettre et, le cas échéant, souviens-toi de traiter 
M. Antoine Pietragrua comme mon fils. 

Je suis très content de Venise, mais ma faiblesse 
me fait désirer de me retrouver chez moi, c'est-à- 
dire à Milan. Il faudra bien rentrer en France vers 
la fin du mois de novembre, si cela ne te dérange 
pas trop, viens à ma rencontre jusqu'à Chambéry 
ou Genève. 

G. SiMONETTA. 

Mille amitiés à François (1). Quels sont tes pro- 
jets pour le voyage de Paris? tu logeras chez moi, 
n° 3. 

Recacheté par moi avec de la cire (^2), ne dis pas 
to the father où je suis (3). 

(1) François Périer, mari de Pauline. 

(2) On voit fen effet que la lettre a été déchirée deux fois. 

(3) A madamePauline Périer, en sa terre de Tuélins, près La 
Tour-du-Pin, département de Tlsère. — Lettre inédite.— (Col- 
lection de feu M. Eug, Chaper,) 



LETTRES INÉDITES 229 



IL 

A Louis Crozet (i). 

Rome, 28 septembre 1816. 

Un hasard le plus heureux du monde vient de me 
donner la connaissance o/*4 ou 5 Englishmen ofthe 
first rank and under standing {2). Ils m'ont illu- 
miné, et le jour où ils m'pnt donné le moyen de lire 
the Edinburgh Review (3) sera une grande époque 
pour l'histoire de mon esprit; mais en même temps 
une époque bien décourageante. Figure-toi que 
presque toutes les bonnes idées de VH (4), sont des 
conséquences d'idées générales et plus élevées, ex- 
posés dans ce maudit livre. In England, ifever the 
H. (5) y parvient, on la prendra pour Touvrage 
d'un homme instruit et non pas pour celui d'un 
homme qui écrit sous l'immédiate dictée de son 
cœur. 

P. S. — Note à mettre au dernier mot du dernier 
vers de la vie de Michel-Ange (6) : 

(1) Louis Crozet, né à Grenoble, contemporain d'Henri 
Beyle, Tun de ses fidèles amis (voir Journal, passim). 
Louis Crozet était ingénieur des ponts et chaussées. 

(2) De 4 ou 5 Anglais du premier rang et de la plus grande 
intelligence. 

(3) La Revue d^ Edimbourg ^ fondée en 1802 par Jeffrey, 
Brougham, Sidney Smith. 

(4) VHistoire de la Peinture en Italie qui fut publiée en 

isn. 

(5) En Angleterre, si jamais VH. 

(6) Beyle parle de son Histoire de la Peinture en Italie^ 
comme d'un poème. 



■T 



230 LETTRES INÉDITES 

On me conseille de mettre ici une note de pru- 
dence. Il faut pour cela parler de moi. Sous la 
Chambre de 1814, j'avais eu l'idée de faire imprimer 
ce ballon d'essai, à Berlin où, en fait d'opinion reli- 
gieuse la liberté de la presse est honnête. Mais ce 
préjugé ridicule dans la monarchie, qu'on appelle 
amour et patrie, m'a fait désirer de voir le jour à 
Paris. 

Toutefois, j'ai voulu, auparavant, acquérir la ce)^- 
titude qu'on vend publiquement sur les quais et à 
vingt sous le volume, la Guerre des Dieux, la Pu- 
celle, le Système^ de la Nature, V Essai sur les 
mœurs, de Voltaire, etc., etc. 

Je ne savais pas une chose qu^ l'on m'écrit, l'im- 
pression terminée, c'est que les délits de la liberté 
delà presse sont jugés par des juges bien justes et 
non pas par un jury. Or, ces Messieurs sont hommes, 
et, comme tels, fort curieux d'orner leur petit 
habit noir d'une croix rouge. On sait que les mi- 
nistres mettent tout l'acharnement de la vanité pi- 
quée contre la liberté de la presse, et,-au méyen du 
fonds de réserve des décorations, ils sont ici accusa- 
teurs et juges. Mon avoué aura beau dire que lors- 
qu'on permet la Guerre des Dieux, il est ridicule 
de s'offenser d'un livre spéculatif, fait peut-être pour 
une centaine de lecteurs. Si le ministre a besoin ce 
jour-là de paraître dévot, pour faire excuser quel- 
que mesure anti -religieuse, les chanceliers Séguier, 
les Omer ne sont pas rares (1). 

(1) Lettre inédite. — {Bibliothèque de Grenoble). 



Lettres inédites 231 



Au MÊME. 

Rome, le 30 septembre 1816. 

Raisons pour ne pas faire les troisième, quatrième, cin- 
quième et sixième volumes^de THistoire de la peinture ea 
Italie . 

Depuis qu'à douze ans j'ai lu Destouches, je me 
suis destiné tomake co, k faire des comédies. La 
peinture des caractères, l'adoration sentie du comi- 
que ont fait ma constante occupation. • 

Par hasard, en 1811, je devins amoureux de la com- 
tesse Simonetta (l)et'de l'Italie. J'ai parlé d'amour 
à ce beau pays en faisant la grande ébauche en douze" 
volumes perdue à Moladechino. De retour à Paris, je 
fis recopier la dite ébauche sur le manuscrit origi- 
nal, mais on ne put reprendre les corrections faites 
sur les douze jolis voluipes verts, petit in-folio, man- 
gés par leS| cosaques. 

En 1814, battu par les orages d'une passion vive, 
j'ai été sur leçoint de dire bonsoir à la compagnie 
du 22 décembre 1814 au 6 janvier 1815 ; ayant le 
malheurvde m'irriter du jésuitisme du bâtard (2), je 
fme trouvais hors d'état de faire du raisonnable, à 
plus forte raison du léger. J'ai donc travaillé quatre 
à six heures par jour, et, eu deux ans de maladie et 

(t) Yoir Journal. 
(2) Le père de Beyle. 

f 



232 LETTRES INÉDITES 

de passion, j'ai fait deux volumes. Il est vrai que je 
me suis formé le style, et qu'une grande partie du 
temps que je passais à écouter la musique alla Scala 
était employé à mettre d'accord Fénelon et Montes- 
quieu qui se partagent mon cœqr. 

Ces deux volumes peuvent avoir cent cinquante 
ans dans le ventre. La connaissance de l'homme, 
si mon te^stament est exécuté (1) et si Ton se met à 
la traiter comme une science exacte, fera de tels pro- 
grès qu'on verra, aussi net qu'à travers un cristal, 
comment la sculpture, la musique et la peinture tou- 
chent le cœur. Alors ce que fait Lord Byron on le 
fera pour tous les arts. Et que deviennent les conjec- 
tures de l'abbé Dubos quand on a des Lord Byron, 
des gens assez passionnés pour être, artistes, et qui 
d'ailleurs connaissent l'homme à fond ? 

Outre cette raison sans réplique, il est petit de 
passer sa vie à dire comment les autres ont été 
grands. Optumus quisque benefacere, etc. 

C'est dans la fougue despassions quele feu de l'âme 
est assez fort pour opérer la fonte des matières qui 
font le génie. Je n'ai que trop de regrets d'avoir 
passé deux ans à voir comment Raphaël a touché 
les cœurs. Je cherche à oublier ces idées et celles 
que j'ai sur les peintres non décrits. Le Corrège, Ra- 
phaël, Le Dominiquin, Le Guide sont tous faits, 
dans ma tête. 

Mais je n'en crois pas moins sage, à 34 ans moins^ 
3 mois, d'en revenir kLetellier{2),et de tâcher de faire 



(1) Voir Corresp. Inédite^ vol. I p. 6: Instruction pour 
MM. F. Faure et L. Crozet. 

(2) Pièce restée inachevée, voir Journal, 



LETTRES INÉDITES 233 

une vingCaine de comédies de 34 ans à54. Alors je pour- 
rai finir la Peinture, ou bien, avant ce temps, pour me 
délasser de Tart de Komiker. Plus vieux, j'écrirai 
mes campagnes ou mémoires moraux et militaires (1). 
Là, paraîtront une cinquantaine de bons carac- 
tères. 

At the Jesuifs death, if 1 can, I willgo in En- 
gr/anrf(2)pour40,000fr. et en Grèce pourautant, après 
quoi, j'essaierai Paris, naais je crois que je viendrai 
finir dans le pays du beau. Si, à 45 ans je trouve 
une veuve de30 qui veuille prendre un peu de gloire 
pour de Targent comptant, et qui de plus ait les 2/3 
de mon revenu, nous passerons ensemble le soir de 
la vie. Si la gloire manque, je resterai garçon. 

Voilà tout ce que je.fais de ma vie future. 

Le difficile est de ne pas m'indigner contre le Bâ- 
tard et de vivre avec i ,600 fr. Si je puis accrocher 
30,000 fr. ou trouver un acquéreur pour une maison 
de 80,000 fr., pour laquelle je dois 45,000 fr. je suis 
heureux avec 4,600 fr^ et la comédie s'en trou- 
vera bien. 

Critique ferme tout cela. Peut-être que tu ne vois 
en moi nul talent comique. Il est sûr que seul je suis 
toujours sérieux et tendre, mais la moindre bonne 
plaisanterie,cellede la table de l'o^zs/c, par exemple^ 
rfie'font mourir de rire pendant deux heures. 

Il me faudrait deux ans pour finir l'Histoire, 4 vol. 
D'autant plus qu'il faut inventer le beau idéal du co- 
loris et du clair-obscur, ce qui est presque aussi dif- 



(1) C'est la Vie de Henri Brulard, 

(2) A la mort du Jésuite (c'est le père de Beyle), si je puis, 
j'irai en Angleterre. 






fi34 LETTRES- INÉDITES 



ficile que celui des statues. Comme cela tieit de bien 
plus près aux cuisses de nos maîtresses, les plats 
bourgeois de Paris sont trop bégueules pour que je 
leur montre ce beau spectacle. 

Garde cette feuille en la collant dans quelque livre 
pour que nous puissions partir de ces bases à la pre- 
mière vue. 

:' Alex, de Firmin. 

I 

P.-5. — De plus, en faisant quatre nouveaux volu- 
mes, je ne gagnerai pas deuxfois autant de réputation 
(si réputation il y a) que par Iqs deuji^premiers. Le 
bon sera de voir dans vingt ans d*ici les Aimé Marti/i 
continuer cette histoire. Moi-même je pourrai com- 
poser un demi-volume de cette continuation dans leur 
genre. Quel abominable pathos ; quelles phrases pour 
la connaissance de Thomme ! 

Les copies me coûtent trop cher, 15 cent, par page, 
et les copistes me font donner au dia;ble (1) ! 

LI 

I 

% 

t 

Au- MÊME.' ^ 

* 

Milan, 1" octobre 1816. 
Note romantique. 

La supériorité logique des Anglais, produite par la 
discussion d'intérêts chers, les met à cent piques au- 
dessus de ces pauvres gobes-mouches d'Allemands 
qui croient tout. Le système romantique, gâté par le 

(1) Lettre inédite {Bibliothèque de Grenoble). 

t 






f 

LETTRES INÉDITES. ' 235 

mystique de Schlegel, triomphe tel qu'A est çxpliqué 
dans les vingt-cinq volumes de VEdinburQh Beview 

^ et tel qu'il est pratiqué par Lord Ba-ï-rofnne (Lord' 
Byron). Le Corsaire (trois chants) est un poème tel 
pour l'expression des passions fortes et tendres que 
Fauteur est placé en èe genre immédiatement après 
Shakespeare. Le style est beau comme Racine. 
Giaoïir et la Fiancée d'Aby dos ont confirme la répu- 
tation de Lord Byron, qui est généralement exécré 
comme rôriginal de Lovelace, et un bien autre Love- 
lace que le fat de Richardson. Lorsqu'il entre dans 
un salon toutes les femines en sortent. lia représenta- 
tion de cette farce a eu lieu plusieurs fois à Coppet(l). 
Il a trente ans, et la figure la plus noble et la plus 
tendre. Il voyage accompagné d'un excellent maque- 
reau, un médecin italien. On l'attend ici au premier 
jour, je lui serai présenté. Le courrier part, sans quoi 
j'avais le projet de dicter pour toi la traduction de 
six pages de VEdinburgh, n*" 43, qui exposept toute 
la théorie romantique. Tâche de glisser le commen- 
cement de cet alinéa dans ma note roihantique. 
|1 faut bien séparer cette cause de celle de ce pauvre 
et triste pédant Schlegel, qui sera dans la boue au 
premier jour. Une fois les mille ex.emplaîres impri- 
més, en envoyer sur le champ cinq cents à Bruxelles. 
Que dis-tu de cette idée? Le Corrège est impossibl^ 

' à faire. Je ne sais même si tu me passeras certains» 

'morceaux de Michel-Ànge. — Il partira le 12octobre, 
et moi vers le commencement de novembre pour la 
patrie de Brutus. Ne dis rien de cela à personne. 

^Toujours la mênçie adresse, n"^ 1H7. J'attends avec 

(1) Gbez Mme de Staël. 



230 LETTRES INÉDITES 

impatience les premières feuilles. La lettre sur Coppet 
court les champs; je n'ai pu la rejoindre (1). 



LU 



Au Même. 

Milan, 20 octobre 1816. 

Comment peux-tu douter de ma vive reconnais- 
sance et quel besoin as-tu que Félix (1) te dise que 
je me loue de toi? Toutes les "lettres que je reçois de 
Grenoble sont toujours pleines de duretés. Je les 
mets à part pour ne les ouvrir que le soir, et cepen- 
dant elles m'empoisonnent encore un jour ou deux. 
Les tiennes seules me sont une fête. 

La fête a été double ce matin en voyant arriver 
deux lettres. Mais un accès de nerfs par excès d'at- 
tention pour Michel-Ange me force à sauter la moi- 
tié de mes idées. 

Je vais chercher partout quelqu'un qui ait des 
connaissances à Rome. Cela m'est difficile, car aucud 
de mes amis n'a de ces sortes de relations. 

J'ai dîné avec un joli et charmant jeune homme, 
figure de dix-huit ans, quoiqu'il en ait vingt-huit, 
profil d'un ange, l'air le plus doux. C'est l'original 
de Lovelace ou plutôt mille fois mieux que le bavard 
Lovelace. Quand il entre dans un salon anglais» 
toutes les femmes sortent à l'instant. C'est le plus 
grand poète vivant, lord Byron. VEdinburgh 

(1) Lettre inédite (Bibliothèque de Grenoble), 
(1) Félix Faure. 



**i-s 



LETTRES INÉDITES 237 

RevieWy son ennemi capital, co,ntre lequel il a fait une 
satire (1), dit que, depuis Shakespeare, l'Angleterre 
n'a rien eu de si grand pour la peinture des passions. 
Tai lu cela. II a passé trois ans en Grèce. La Grèce 
est pour lui comme l'Italie pour Dominique (2). Hors 
de là, il fait des vers qui, de retour en Grèce, lui sem- 
blent plats. Il y retourne. 

Michel'Ange aura 180 pages de manuscrit, id est 
127 pages imprimées. J'en suis à 104. Tout est copié. 
Je corrige, mais le mal de nerfs est venu hier; au 
lieu de travailler, — quatre heures sur mon lit. 

Pas une note? — Cependant ne crois pas si peu 
utiles les notes, cela accroche les sots, les benêts, 
les gens qui ne comprennent pas le texte. D'autres 
fois la chose difficile est jetée en note. J'avais le 
projet de n'en point faire, j'ai vu fair island (3), 
Lappy, Mich., Alex., my brother-in-law (4), qui 
sont bien loin d'être sots, et j'ai fait les notes. Tu 
n'as pas d'idée combien nous sommes en arrière pour 
les arts et d'une présomption si comique. La pré- 
somption rend les trois quarts de nos livres ridi- 
cules à Vétranger. Si jamais tu écris, songe à lire 
YEdinburgli RevieWy pour voir le ton des autres na- 
tion. Ce pauvre Travel ! si la médecine qu'on lui 
donne ne le guérît pas, il est mort. On attend l'efTet. 
(Sa femme pleure). 

Wi#ikclmann, c'est Mlle Emilie racontant l'his- 
toire d'Héloïse et d'Abélard. 

(1) English Dards and Scotch Reviewers^ violente satire, 
publiée en 1809. 

(2) Beyle. 

(3) Bellisle, voir Journal. 

(4) Mon beau-frère. 



L. 

I. 
r. 



238 LETTRES INÉDITES 

Je ne suis pas en train 'de relever cet admirable , 
ridicule. Il y aurait de .la prétention. Tous les gens 
à sensiblerie citent Winkelmann; dans vingt ans, si 
Vopus réussit, on citera Vopus. 

Religion. — Pour n'être pas un enfonceur déportes 
ouvertes, Dominique voulait respecter la religion. // 
avait déjà fait un morceau là dessus. Mais il a étudié 
l'histoire, ilacruquelaseulelégislationduxv*' siècle en 
Italie élaitrEnfer et que Michel- Ange avait été forcé à 
être peintre juré de Tinquisition. Forcé, poussé par 
r histoire (Pignatti, Machiavel, Varchi, Guichardin, 
etc.) il a été forcé de mal parler dans la vie de M.(l); 
il a jeté aufeu hier sept à huit feuilles atroces. II craint 
encore que tu n'en trouves trop. Mais on ne se doute 
pas de cela à Paris. Il faut bien faire entrer cette 
idée. Au reste, la nouvelle Chambre, au moyen de 
deux voix et de quatre places par député, sera pro- 
bablement modérée, et Ton aura en janvier d'autres 
chiens à fouetter. Comment rendre discrètes les s/iep- 
hetderies (2)^ etFair island ? Si tu le peux, fais-le. 

Si tu trouves réellement6â^se,pWe,ladédicace(3), 
pouvant faire rougir Dominique en 1826, supprime- 
la. Il m'a consulté, je ne la trouve pas plate. Item, . 
primo panem, deinde phUosophari. Avec 1,200 fr. 
par an au Cularo (4^ je serai le plus malheureux des 
êtres, avec 4 ou 6 ici, vei^y happy (5). 

^1) Michel-Ange. • 

(2) Mot forgé par Beyle, de shepherd, berger (bergerie). 

(3) La célèbre dédicace à Napoléon. t ^ 

(4) A Grenoble. 

(5) Très-heureux. — Lettre inédite. — (Bibliothèqrte de Gre- 
noble), 



•r 



i 



LETTRÉS INÉDITES 230 

LUI 



Au Même. 

Milan, 21 octobre 18 !6. 

Sais-tu que Touvrage petdra infiniment s'iKn'y a 
pas de titre à gauche. Pour fair island, le père Mar- 
tin, etc., etc, le sujet est intéressant, mais la manière 
fatigante, désagréable. Ils fermeront le livre; puis, 
poussés par la curiosité, le rouvriront et parcourront 
les titres à gayche. S'il en est temps encore, le moyen 
est bien simple, diminue de moitié les titres à gauche. 

Ils sont trente, je suppose, n'en mets que dix. Les 
annonces les plus générales, alors quelque borné que 
soit le prote, il les placera. Il y aura quelque bévue? 
Hé bien, j'aime mieux deux ou trois bévues et avoir 
ces titres qui excitentrattention, facilitent les recher- 
ches, etxî. Je viens d'en sentir tout l'agrément dans le 
Voyage en Angleterre^A^ M. Siméon. Donc, s'il en 
est temps, etc. 

Epigraphe du second volume, sur le titre: Tothe 
happy few (1). 

Pour que mes feuilles ne courent aucun risque, ne 
m'envoie qu'une ou deux feuilles à la fois. Tu n'as 
qu'à faire deux ou trois, enveloppes avec du papier ^ 
opaque. Je ne te renvoie pas la lettre du bossu 
que j'ai déchirée. Mets la lettre de Mme Périer (2) à 

(1) Pour quelques élus. Epigraphe f^tVûrite de 6eyle« 

(2) Sa sœur Pauline, 



T^^^?t3^ 



240 LETTRES INÉDITES 

la poste. Ou bien monte lui la tête en lui interceptant 
la moitié de ses lettres. Mes respects à Mme Prax(l). 
Prie-la de ne pas me voler tout ton cœur (2). 

Dubois du Bée, 



LIV 



Au MÊME. 



Livourne, le 15 novembre 1816. 



Je n'ai pas voulu t'assassiner de lettres. Tu as 
autre chose à faire. La dernière que j'ai reçue de toi 
est celle de Mâcon. Au moins la moitié des lettres 
sont jetées au feu. 

Le trop d'attention pour Michel, m'a donné des 
nerfs si forts que, depuis dix jours, je n*ai rien pu 
faire. 

J'ai lu devant moi ledit Michel, copié en 192 pages, ' 
En deux jours de santé, je donne le dernier poli et 
j'envoie. 

Il y aura quatre lacunes pour des descriptions qui 
doivent être faites par celui qui décrit- et qui a vu ce 
grand homme sous un jour nouveau. Ce que les 
auteurs vulgaires blâment comme dur^ je le loue 
comme contribuant à faire peur aux chrétiens ; cette 

(1) Mme Praxède Crozet, femme deLoufs Crozet. 

(2) Monsieur le chevalier Louis Crozet, chez M. Payan Tainé, 
à Mens», par. Vizille, Isère. — Lettre inédite {Bibliothèque de 
Grenoble). 



LETTRES INÉDITES 241 

peur salutaire qui conduit en paradis fut le grand but 
de Michel-Ange. . 

Tu es problablement très heureux pour le cœqr, 
figure-toi que je suis le contraire uniquement à cause 
de Cularo(l). Que faire ? Je suis forcé de contempler 
le laid moral. Je voudrais ne pas avoir si fort raison 
contre Thomme (2) qui abuse du droit du plus fort. 
Si le bâtard n'avait rien, je prendrais un parti vigou- 
reux, probablement professeur en Russie. 

* * 

On laissera tranquille un homme qui raisonne obsr 
curément sur les arts. La religion est la cause unique 
du dur et du laid que les sots reprennent dans Michel- 
Ange. Laisse le plus que tu pourras le développement 
de ce ressort secret. Mets des points quand tu sup- 
primeras. En un mot, M. le chimiste, cette espèce 
d'écume qu'on nomme beaux-arts est le produit né- 
cessaire d'une certaine fermentation. Pour faire 
connaître Técume, il faut faire voir la nature de la 
fermentation. 

J'ai lu les vieilles histoires en originaux, j'ai été 
frappé de Tignorance où nous sommes sur le Moyen- 
Age et de la profonde stupidité et légèreté des soi- 
disants tistoriens. Prends pour maxime de ne lire 
que les originaux et que les historiens contem- 
porains. 

Pour me rafraîchir le sang, donné-moi quelques 
détails sur ton bonheur. 



(\) Grenoble. ^ 'f 

(2) Son père. . . 



* 



.■^^". '": ■^' < 






'/^ : -^ 



242 LETTRES INÉDITES 






Présente mes respects à-Mihe Praxôfle et prie la de 
ne pas me voler tout ton cœur (1). 



LV 



Au Même. 

Milan, le 26 décembre 1816. 

I 

Ta lettre du 28 novembre, que je reçois à l'ins- 
tant, m'a fait le plus vif plaisir, au milieu de l'iso- 
lement moral où je me trouve. 

Je marche constamment de huit heures du matin 
à 4, à pied et pour cause. Je suis si harassé que je 
m'endors à 6 heures jusqu'à 8 le lendemain. Du. 
reste, pas d'attaques de nerfs depuis onze jdurs que 
mon extrême curiosité me fait courir. L'économie 
ine jette dans une petite auberge où 'û n*y a pas 
même de plume. Je ne te noterai donc pas la cen- 
tième partie des idées que m'a données taMtre« 

Farcis Michel- Ange, que tu auras reçu le 14 dé- 
cembre, de notes pieuses et révérencieuses. Tâche 
de ne pas supprimer de vers, cardans mon illusion, 
il me semble que tout se tient dans ce poème. Michel- 
Ange, pour la douce religion de la Grèce, eût 
Phidias. Tu recevras dans trois jours, ce qui manqAe 
à Michel- Ange. Je n'ai pas eu le temps dépolir yiûgi 

(1) Monsieur le Chevalier Louis Groizet, ingénieur des PQÎlrts 
et Chaussées, chez M. Payan Tainé, à Mens, départemenl^dA 
risère. ^ 

Lettre inédite. — {Bibliothèque de Grenoble.) . :î| 



.-4 






LETTRES INÉDITES 243 

pages de détails à la fin de Michel. Efface les détails 
ridicules par leur peu d'importance. J'aurais eu be- 
soin de laisser dormir deux mois et de revoir en- 
tité. A F histoire de Saint-Pierre, après ces mots : le 
signe d'aucune religion n'a jamais été si près du 
ciely il y a une longue note sur les temples de 
rinde. Cela n'est pas exact : mets seulement pour 
toute note : en Europe. 

Avant cette cruelle révolution qui a tout boule- 
versé, en France, on mettait le nom d'une ville 
ville étrangère aux books (1) tolérés. Comme une 
sage imitation doit toujours conduire l'autorité, je 
propose de faire faire un nouveau, titre au poème 
des arts. Mettre: par M, Jules-Onuphe Lani (2), de 
Nice, et pour lieu d'impression: Bruxelles ou Edim- 
bourg. Car, si Ton connaît Dominique, ceU incen- 
die èon rendez-voUs, ce qui piquerait fort ce jeune 
homme amoureux. Ensuite dès que l'opération de 
cet infâme itionstre d'incorrection. Le Bossu, aura 
produit mille, je te prie instamment de lui ordon- 
ner d'envoyer huit cents à Bruxelles, dormir en 
paix et à l'abri de M. Le Bon, huissier à verge. On 
fera cadeau de soixante ou quatre-vingts ; on ne 
mettra en vente que dix jours après les. cadeaux. 
Par ce moyen l'opinion publique sei*a dirigée, en 
quelque sorte par les quatre-vingts gens d'esprit 
que Seyssins (3) aura gratifiés et dont je lui 
laisse le choix. Je lui ai envoyé jadis une liste (4) 

. (1) Livres. 

(2) V Histoire de la peinture en Jiah>parut sans nom d'au- 
Heur. — Béyle se désigne simplement sous les initiales B. A. A. 

(3) Grozet 

'•* (4) Voir cette liste plus loin, p. 253. 






244 LETTRES INÉDITES 



qui pourra le guider. II faut y ajouter, madame 
Saussure, née Necker, à Genève, M. de Bonstet- 
ten, à Gevève; â Paris, Mme la comtesse de Saint- 
Aulaire, M. le comte François de Nantes, M. le gé- 
néral Andreossy. N'oublie pas la note comique de 
Schlegel qui voudrait couper le cou à la littérature 
française. Il faut cela pour me différencier de ce 
pédant pire que les La Harpe. The work of Mme 
de Staël which I Know fera bien un autre scan- 
dale. Cette pauvre dame qui, au fond, manque d'i- 
dée et d'esprit pour l'impression, quoiqu'elle en ait 
beaucoup pour la conversation, me semble vouloir 
avoir recours au scandale pour faire effet. Elle par- 
lait ofgoing to America after this book (1) qui paraî- 
tra la veille de son départ de Paris pour Goppet. 

Immédiatement après les vers sur le beau-moderne 
vient le Michel- Ange. Le cours de cinquante heures 
est après Michel-Ange. Les volumes seront assez 
gros, ce me semble. La paresse m'empêche de faire 
l'appendice. Nos yeux sont si en arrière! je vis ici 
avec dix ou douze impossible, dix mille fois im- 
possible de faire sentir les arts à ce qu'on appelle à 
Paris un homme d'esprit parlant bien de tout; j'ai 
eu beau les mettre en fonctions de la connaissance 
de l'homme — lettre close par les Français. Après 
avoir remué toute la journée hier pour avoir des bil- 
lets pour la première représentation du grand Opéra, 
ils ont fait de l'esprit sur les costumes pendant la 
première demi-heure, ont parlé continuellement, et 
enfin l'ennemi les a chassés avant le tiers du spec- 



(1) L'ouvrage de Mme de Staël que je connais. 

(2) D'aller en Amérique une fols ce livre paru. 



LETTRES INÉDITES 2tô 

tacle. C'était le Tancrède du charmant Rossini, 
jeune homme à la mode. 

Je pourrais tout au plus t'envoyer quatre pages de 
noteç précises sur la richesse de Florence au 13"^ siè- 
cle à mettre à la ^m an first vol (1). Cela est aussi 
curieux qu'ignoré. Mais, au total, je désespère de 
faire sentir les arts à ces monstres de vanité et de 
bavardage. Ils sont de bonne foi quand il disent: 
cela est mauvais, leur âme sèche ne peut sentir le 
beau. Je vois partout des Mlle Emilie. Je ne crains 
qu'une chose, c'est que, trouvant de la duperie à 
faire quoi que ce soit, je ne finisse par me dégoûter 
du seul métier qui me reste. Je me suis tué h la 
lettre for this work (2) par le café et des huit heuT 
re§ de travail pendant des trente ou quarante jours 
d'arraché pied. Je réduisais par là à vingt pages ce 
qui en avait d'abord cinquante. J'ai usé le peu 
d'argent disponible, j'ai donné les soins les plus 
minutieux et les plus ennuyeux à un excellent ami, 
je risque d'incendier mon rendez-vous avec la mu- 
sique, et tout cela pour offrir du rôti à des gens 
qui n'aiment que le bouilli. Y a-t-il rien de plus 
bête (3)? 

(1) Premier volume. 

(2) Pour cet ouvrage. 

(2J Lettre inédite. — {Bibliothèque de Grenoble). . 



^\ 









21$ » LETTRES INÉDITES 



.4- 

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f 



Au Même. ^ 

Rome, 31 décembre ^16. 

• 

•- Monti raisonnait un jour sur la philosophie de la 
poésie (levant le célèbre Lord Byron et M. Hobhouse, 
l'historien. Il m'adressait la parole et débitait toutes 
les vieilles théories : qu'il valait mieux que le poète ' 
•peignît Minerve qui arrête le bras d'Achille, que de 
montrer les anxiétés d'un héros emporté tantôt par la 
colère, tantôt par la prudence. ,M. Hobhoiîse s'écria 
tput à coup : He knows not how he is ^poet ! (1)/ 
. Il en était tout honteux, et me fit répéter plusieurs 
fois l'assurance quQ Monti» n'entendait pas l'anglais. . 
Je vois que cette remarque s'applique â Canova. Cet 
homme, q^ui, avec le ciseau, donne des sentiments si 
sublimes, avec la parole n'est qu'un Italien vulgaire» 
Voilà ce qui,- pour la première fois, je te le jure, m'a 
donné un peu de vanité. Les gens qui expliquent les 
règles, et surtout qui les font sentir, sont donc bons à 
quelque chose. « ^ 

Accuse-moi la réception d'une feuille ridicule, si on 
la trouvait, intitulée : Raisons pour ne pas faire les 
3e, i% etc., volumes de 1'^. (2). 

Tu as dû recevoir, de Turin, un blanc-seing avec un 
projet de lettre. Je persiste, excepté pour le mot : 
Ballon d'essai qui me semble ridicule. Corrige et fais 

(1) Il ne sait pas comibent il est poète I 

(2) Voir plus haut, p.* 231. . 









1 






LETTRES INÉDITES ^ ^ 247 ' 

transcrire ijfioyennant trois sous la feuille'. Je liens 
assez à la signature dissemblame pour ne pas incen- 
dier le rendez-vous sous le^ grands marronniers où 
Ton entend de si douce musique. Cependant on en 
recevra une^ seconde où il n'y a d'altéré que le mot 
Londres. • V 

Mais, maudit bavard, envofe-moi donc les omis- 
sions de -fl/ic/ie/-i4n^6.' 

J'ai lu le livre de M. Jules Onuphro Lani (de Nice), 
Edimbourg 1817. Cela me paraître plus prudent. Le 
livre de Mme de Staël couvrira l'autre. Mets Domi- 
nique à même de^solliciter la dispense. Ne peux-tu 
pag te placer à* l'Ecole des Mines ? 

Dis-moi au moins l'effet que Michel-Ange a produit 
sur toi. Sans note, je crains que. oela ne soit trop pour 
les F air islands (i). , ■ * .. ? 



LVII 



Au Même 

Rome, 6 janvier 1811, 

J'espère, mon cher Louis, que tu, es le plus con-t 
tant des. Dauphinois depuis le 26 décembre. F.élix me 
lè fait entendre. Cette idée-là me rendrait topt con- 
tent sans la mort de ce pauvre Périer (2). k 

f 

{{) Lettre hiédiie. — (Bibliothèque de Grenoble).:, 
(2) Le mliri de sa sœur Pauline. 



• 1 



\ 



♦ 



"•f^w-^n 



248 ' LETTRES INÉDITES 



Ce matin, en revenant de la villa Albani, où j'avais 
été tourmenté par le soleil que j'avais fui sous une 
allée sombre de chênes verts, j'g.i appris la triste 
nouvelle. 

J'avais reçu 2,100 fr., ce qui, avec 240 que j'ai en- 
core, me permettrait (Je rester six mois à Rome ou à 
Naples. L'amitié que j'ai pour Pauline me, rappelle 
à Cularo (1). Je pars. Quand ? Je ne suis pas encore 
résolu. 

Si j'avais quelque espoir raisonnable de t' embras- 
ser, je t'assure que je me hâterais, mais tu seras 
parti. 

Il m'arrive un accident étrange, mais j'avais juré 
de ne rien prendre au tragique, ne songeant pas 
qu'une véritable tragédie me tomberait sur la tête. 
Mes, deux malles mises au roulage à Florence le 12 
et qui devaient être ici le 18 décembre, ne sont pas 
encore arrivées le 6 janvier. Dans ces malles est tout 
le style de Michel- Ange. 

Que faire? J'ai fait le plafond de la Sixtine ; sans 
faute le premier convoi te l'apportera écrit par moi, 
bien large. 11 suffira de le coudre en son lieu dans le 
volume vert. 

Il n'y a rien à dire à la chapelle Pauline, attendu 
que la fumée des cierges a fait justice de la chute de 
saint Paul et du saint Pierre. 

Reste uniquementla lacune du Jugement dernier. 
Si cela est plus commode au bossu qu'il laisse 
huit pages ou une demi-feuille en blanc et qu'il 
finisse son ouvrage en mettant après Michel-Ange, le 
cours de cinquante heures (1), plus une table. 

(1) Grenoble. 

(1) Epilogue de V Histoire de la. Peinture, 



j 



LETTRES INÉDITES 2^9 

Quarante-huit heures après avoir reçu mes malles 
je t'expédie un jugement terrible. Je suis plein du 
physique de la chose ; il me manque tous les ,petits 
détails critiques et techniques que j'ai renvoyés là, 
pour les faire passer à Tai^e d'un morceau célèbre. 
Je t'enverrai cela en toute hâte. T'envoyer un ju- 
gement sans détails techniques, les amateurs ma- 
niérés ne manqueraient pas de dire plus haut 
encore : « C'est un monsieur qui fait, fort bien la phi- 
losophie, la politique, et même un peu de peinture. » 

Les amateurs que j'ai vus ici enterrés dans la 
technique me montrent à la fois et le comment de 
la médiocrité actuelle et les critiques que, l'on fera 
du pamphlet de Dominique. 

Parle-moi un peu de toi. Les Zii se conduisent 
bien, c'est là l'essentiel. 

Ma sœur est plus accablée que je ne l'aurais cru^ 
Elle me dit pas même s'il y a testament. Périer en 
avait fait un qui donnait tout à ma sœur, sous la 
condition de payer 90,000 fr. aux neveux. Cela lui 
ferait 120,000 ou 100,000 francs en un domaine, à 
deux lieues de La Tour-du-Pin, dans des bois pit- 
toresques. Avec ces 4,000 fr. de rente et les 4 ou 
5,000 de Dominique, ils pourraient vivoter ensemble 
dans quelque coin. Ce coin sera-t-il à Paris ou à Milan? 

Adieu, il y a de beaux yeux qu'il vaut mieux re - 
garder que ihes pattes de mouche. Que ces beaux 
yeux n'étaient-ils ce matin à la villa Albani de- 
vant le Parnasse de Raphaël Mengs ! 

Onuphro Lani (1). 

(1) Monsieur Louis Crozet, ingénieur du corps royal des 
ponts et chaussées, chez M. Payan Taîné, à Mens (Isère). Lettre j 
inédite*. — {Bibliothèque de Grenoble). 't j 



m 

> 



250 LETTRES INÉDITES 



f 



LVIII 



Au Même. 



RQme, le 13 janviep 1817. 

Comme je suis né malheureux, le ciel, qui veut que 
je passe pour le contraire d'un homme d'ordre à tes 
yeux, a retardé jusqu'au 12 janvier l'arrivée des ma* 
tériaux du Jugement dernier. Je t'envoie la Sixtim 
copiée d'après nature. Couds-moi tîela en son lieu, et 
place avec une aiguille préparée par une belle madiil' 
Je la supplie de me rendre ce service. Elle sera ainâ 
la marraine de l'ouvrage. Plut à Dieu que Tenfant 
eût la fraîcheur de la marraine ! 

Reste le Moïse et le Jugement. Ce Moïse est uil 
morceau bien dur. Je ne sais comment Tapproximer 
de ces petits oiseaux à l'eau de rose qu'on nomme 
des Français aimables. Ceux que je vois ici me jFont 
désespérer et m'ôtent tout courage. Les fonctions 
analytiques de Lagrange seraient plus claires pour 
eux. 

Mais parlons de ton bonheur. Dis moi quand le 
destin cruel te fera quitter Mens pour Plancy. C'est 




■■K 



^ ■ i- 



LETTRES INÉDITES ; 25i 

de là que j'attends les critiques. Elles seront un peu 
tardives. 

Je pense que tu vas envoyer Michel au Bossu. Pour 
ne pas ennuyer par cJent pages continues à la Bos- 
suet; j'ai mis une couleur de prosopopée. Je ne sais 
si cela fait bien. J'^i mis la chambré obscure et les 
'trois paysages pour faire sentir les styles, le portrait 
.de mon duc d'après nature ; mais ce portrait est-il 
assez fondu ? . 

Je l'ignore. Mon homme va être bientôt duc. Si 
j'ai manqué de tact, corrige-moi. Si décidément cette 
couleur de prosopopée te choquait, renvoie-moi les 
deux pages; il n'y a qu'à ôter en trois traits de plume, 
tout' est rentré dans le style sublime. As*tu décidé 
pour Jules Onuphre.Làni de Nice, à Edimbourg? 
As-tu reçu deux ou trois lettres piquées ? Mais il fau- 
drait que cet animal n'en fit usage qu'au moment de 
la mort. Autrement le charmant rendez- vous que 
j'ai avec sweet music serait incendié. Paris est un 
. théâtre plus curieux, mais je suis si amoureux^ et tu 
sens la force de ces termes, de ma charmante musi- 
que que je doute si Paris pourra jamais me conve- 
nir. 

Ce problème va se présenter. Ce pauvre P. (1) a 
faussé compagnie bien mal à propos. Je vais être 
obligé d'aller me rinfrangere en février. Je perdrai 
deux mois sans plaisir ni utilité. Que deviendra the 
good'sister (2)? Je la laisserai religieusement libre, 
mais je pense qu'elle verra qu'à trente et un ans, il 
lui convient d'habiter avec Dominique. Leurs deux 



(1) Périar. 

(2) La bonne sœur (PauÙne). 



^ 

,« 






252 LETTRES INÉDITES 

petites lampes réunies pourront jeter une honnête 
clarté, mais comme les déplacements sont mortels à 
d'aussi frêles fortunes, il s'agit de choisir pour tou- 
jours. Si à Plancy, il te vient quelque pensée là-des- 
sus, communique-la moi. Depuis la lettre sur 
Dotardy y ou know my self as / (1). 

Mais revenons. J'insiste pour envoyer 5 ou 600 
exemplaires respirer Tair natal à Bruxelles. Vu le 
bâtard (2), il faut tâcher de rentrer dans nos fonds^ 
et vaincre un peu de paresse. 

Je suis passionné pour ta critique, tu me connais 
intus et in cute. Ne ménage rien, donne le mot le 
plus cruel à la plus cruelle nouvelle, comme dit 
notre ami Shakespeare. 

R. le 21 j. 1817. 

Comme je suis né malheureux, observant trop 
longtemps les loges de Raphaël au Vatican le 16, 
par un temps froid, je suis au lit depuis le 16 ausoir, 
cum grandi dolore capitis. Cela ne retarde que de 
4 ou 5 jours le Moïse et le jugement, car le médecin 
m'annonce la fin de la fièvre pour demain. Fais 
pousser le Bossu jusqu'au jugement. L'ouvrage, à 
son égard, sera comme fini. 

Recommande au Bossu de ne faire feu qu'à pro- 
pos, autrement il incendie mon rendez-vous, i^p- 
pelle Jules Onuphro Lani, surtout envoie à BruxëUçs 
600. Je serai à Cularo pour la fin de février. Je craiûa 
que le timbre n'ait ébruité la grossesse de cette 



(1) Tu me connais comme je me connais moi-même. 

(2) Le père de Beyle. 



LETTRES INÉDITES 253 

pauvre Dominique. Dieu sait quel scandale dans 
Landerneau, outre que l'envieux Alexandre nous a 
déjà vu lire le gros volume Tannée dernière (1). 



LIX 

Note pour le Libraire. 
(Envois de V Histoire de la peinture en Italie). 

Le 15 septembre 1817. 

Nota : n'afficher et n'envoyer aux journaux que 
quinze jours après avoir adressé des exemplaires 
aux personnes nommées ci-après. 

Ne pas envoyer d'exemplaires à la Quotidienne, 
di\xx Débats, au Bon Français, à la Quinzaine. 

Envoyer à : 

M. le duc de La Rochefoucault-Liancourt, rue 
Royale-Saint-Honoré, 9; 

M. le duc de Ghoiseul-Praslin, rue Matignon, 1 ; 

M. le comte de Tracy, rue d'Anjou-Saint-Ho- 
noré, 42; 

M. le comte de Volney, pair de France, membre 
de l'Académie française, rue de La Rochefoucault, 
H; 

M. le comte Garât, rue Notre-Dame-des-Champs ; 

M. le lieutenant-général, comte, pair de France 
Dessoles, rue d'Enfer-Saint-Michel, 4 ; 

M. le lieutenant-général Andreossy, rue de la 
Ville-rEvêque, 22; 

(1) Lettre inédite. — {Bibliothèque de Grenoble), 



254 LETTRES INÉDITES 

M. (le Gazes, ministre ; 

M. le duc de Broglie, pair de France, rue Lepel- 
letier, 20. Et le duc de Broglie, de la Chambre des 
députés, rue Saint-Dominique, 19; 

M. de Staël fils; 

M. Benjamin Constant (Mercure) ; 

Sir Francis Eggerton ; 

M. le duc de Brancas-Lauraguais, pair de France, 
rue Traversière-Saint-Honoré, 45; 

M. Terier de Monciel; 

Mme la comtesse de Saint- Aulaire ; 

M. le comte Boissy-d'Anglas, pair, rue de Choi- 
seul, 13; 

M. le comte Chaptal, membre de l'Institut, pré- 
sident de la Société d'encouragement, rue Saint- 
Dominique-Saint-Germain, 70; 

M. Thénard, membre de l'Académie des Sciences, 
rue de Grenelle-Saint-Germain, 42; 

M. Biot, membre de l'Institut, au Collège de 
France, place Cambrai. Absent de France ; 

M. le chevalier Poisson, membre de l'Institut, rue 
d'Enfer-Saint-Michel, 20 ; 

M. le comte La Place, pair de France et .membre 
de l'Institut, rue de Vaugirard, 31 ; 

M. de Humboldt ; 

M. Maine-Biran, rue d'Aguesseau, 22; 

M. Manuel, avocat ; 

M. Dupin, avocat, rue Pavée-Saint-Andrérdes- 
Arcs, 18 ; • 

M. Berryer, avocat, rue Neuve-Saint-Augus- 
tin, 40; . 

M. Mauguin, avocat de la Cour royale, rue Sainte- 
Anne, 53.; 



LETTRES INÉDITES 255 

M. de Jouy, de Tlnstitut, rue des Trois-Frères, H; 

M. Say, du Constitutionnel] 

M. Villemain, chef de division à la Police ; 

M. le comte de Ségur, grand-maître des cérémo- 
nies, rue Duphot, 10 ; 

M. de Lally-Tollendal, pair, membre de l'Institut, 
Grande-Rue-Verte, 8; 

M. Laffîtte, banquier, député, rue de là Chaussée- 
d'Antin, 11; 

M. le maréchal duc d'Albuféra, rue de la Ville- 
FEvêque, 18 ; 

M. le prince d'EckmûU, rue Saint-Dominique- 
Saint-Germain, 107 ; 

M. Béranger, auteur du Recueil de chansons ; 

Mme Récamier ; 

M. Récamier (Jacques), banquier, rue Basse-du- 
Rempart, 48 ; 

M. Dupuytren, chirurgien en chef, vis-à-vis la 
colonnade du Louvre ; 

M. Talma, rue de Seine-Saînt-Germain, 6 ; 

Mlle Mars, rue Neuve-du-Luxembourg, 2 bis ; 

M. Prud'hon, peintre d'histoire, rue de Sor- 
bonne, 11 ; 

M. Gœthe, ministre d'État, à Francfort-sur-le- 
Mein ; 

M. Sismonde-Sismondi, à Genève ; 

Sir Walter Scott, poète, à Edimbourg (1), 

{1) Document inédit. — {Bibliothèque de Grenoble.) 



250 LETTRES INÉDITES 



LX 



Au BARON DE MaRESTE. 

Milan, le 15 octobre 1817 (1). 

Jugez du plaisir que m'a fait votre lettre, je n'ai 
pas encore de journaux ! — Je suis ravi de la dé- 
faite des jacobins Manuel, Laffîtte et consorts. Dites- 
moi comment on a mis le désordre parmi eux. En- 
suite, je ne conçois pas la peur du bon parti. Que 
feraient cinq ou six bavards de plus? — La géné- 
ralité de la France a nommé de gros Lutors, qui 
seront toujours du parti de notre admirable Mai- 
sonnette (2). Je suis peiné à fond de ce que vous 
me dites de Besançon (3) , qui n'a pas encore 
son affaire . Ceci est un exemple pour Henri. 
Il est résolu à ne prendre de place qu'à la dernière 
extrémité. Or, il a encore 6,000 fr. pour six ans. 
Cependant voici son état de services. Je vous prie de 
mettre tous vos soins aux articles. — Maisonnette va 
croître en puissance et, en ayant le courage d'atten- 
dre cinq ou six mois, nous serons articulés^ id est 
vendus. Ne pourrait-on pas essayer de faire passer 
au Constitutionnel et au Mercure, l'article de Cro- 
zet? — En attendant, faisons parler le Journal 
général, ou même les Lettres Champenoises, Quant 

(i) Il existe une autre lettre du 15 octobre 1817, datée de 
Thuélin, tome !•' de la correspondance, page 43. 

(2) Lingay. 

(3) Mareste, lui-même. 



' LETTRES INÉDITES 257 

t 

aux Débats^ Maisonnette pourrait se réduire à les 
prier de parler, même en mal. Je finis p.ar répéter 
qu'en en parlant à Maisonnette tous les quinze jours, 
d'ici à six mois nous obtiendrons l'insertion. Quand 
ce serait d'ici à un an, mieux vaut tard que jamais. 

Je suis bien fâché de la paresse de Crozet. Ça 
vous aurait fait une maison charmante ; sa femme 
est pleine d'esprit naturel ; vous y auriez présenté 
deux ou trois hommes de sens ; c'était un excellent 
endroit pour être les pieds sur les chenets. Grondez- 
le ferme afin qu'en dépit de la grande maxime, il 
se repente. 

Adieu, parlez de moi à Mme Chanson et à Mai- 
sonnette. Je parle de vous à Hélie, qui est tout à 
fait supérieur (1). 



LXI 



Au MÊME. 

Milan, le 12 septembre 1818. 

Enfin, vous voilà on pied, mon cher ami, et dis- 
tribuant des passeports aux voyageurs ébahis, qui 
viennent d'être renvoyés de commis en commis, 
pendant vingt minutes, et avec sept mille francs!en- 
core (2). Je vous assure que cet heureux événement 

m'a donné une joie sincère. Est-il vrai qu'il date du 

(1) Lettre iaédite (Collection de M. Auguste Cordier), 
copie de la main de R. Colomb. 

(2) Mareste avait un poste à la Préfecture de police. 



258 LETTRES INÉDITES * 

f 

d®*" janvier dernier? C'est le cas de dire : chila dura 
la vÈice. Rien de nouveau. Un ballet d'Olello archi- 
sublime; trois opéras de suite archi-plats. Le der- 
nier de SoUivaestle plusr mauvais de tous. Nous 
allons en avoir un de Wintier et uii de Morlachi. 

Ici, les Romantiques se battent ferme contre les 
Classiques; vous sentez bien que je suis du parti de 
VEdinburgh Review. A propos, remettez à M. Jou- 
bert le n*" 56, il me l'enverra par la poste. Ne pour- 
riez-vous pas risquer la même voie pour les autres 
livres? 

J'ai vu avec plaisir cet homme d'esprit, M. Cour- 
voisier, recevoir le prix de son .z^le désintéressé. 
Lyon en i8i7, fait grand bruit hors* la France. 

Nous aurons ici Marie Stuart^ ballet de Vigano. 
Comment s'en va votre Opéra buffa? Dites à vos 
plat^ journalistes de vanter un peu les ballets de Vi- 
gano et l€?s décorations de Milan. Nous en avons eu 
cent-vingt-deux de nouvelles en 1817; chacune 
coûte vingt-quatre sequins. 

Vous n'avez pas le temps dé lire ; mais le samedi, 
chez Maisonnette, vous devez apprendre des nou- 
velles littéraires. Je pense qu'il peut bien paraître à 
Paris, six volumes par an, dignes de vous. Faites- 
moi connaître ce qui vous semble bon. 

Voyez-vous quelquefois M. Masson et M^. Bus- 
che (l) ? 

(1) Lettre inédite [Collection de M. Aug. Cordier). ^ ' 
Copie de la main de R. Colomb. 



LETTRES INÉDITES 259 



LXII 
Au Même.. 

Grenoble, le 9 avril' 1818. 
(Maison fiougy, place Grenette, n"* 10.) 

Mon aimable ami, le procès et la maladie de ma 
sœur me tiendront ici un long et ennuyeux mois. 
J'espère, comme moyen de salut, quelques lettres de 
vous. Je vous expliquerai la position de Milan et 
vous me comprendrez ensuite à demi-mot. Je vous 
décrirai les merveilles de lios arts. Cela faisait la 
seconde partie de ma réponse à votre délicieuse 
lettre de dix-huit pages, que je sais par cœur. Vous 
aurez trouvé, sans doute, trop de politique dans la 
mienne. Comme vos agents vous flattent, j'ai copié 
la manière de voir de plusieurs Anglais qui ont 
passé chez nous en dernier lieu. Je suis d'avis qu'il 
faut garder l'armée d'occupation et s'en tenir au 
Concordat de 1801, plus une ordonnance du Roi 
qui, pour dix ans, défende tous les titres, une 
suspension provisoire de la noblesse, comme nous 
avons une suspension provisoire des trois quarts de 
la Charte. 

Vous reconnaîtrez la sottiste de mon cœur ; le 
discours de M. Laffîtte, lu hier à Chambéry, m'a 
pénétré de douleur. Je pense qu'il exagère pour tâ- 
ter du ministère. Je pense de plus, avec Jefiferson, 
qu'il faut faire au plus vite et proclamer la ban- 
queroute. Sans les emprunts, on n'aurait pas payé 



260 LETTRES INÉDITES 

les Alliés. Ils auraient divisé la France ? Où est le 
mal ? — faut-il être absolument 83 départements, ni 
plus ni moins, pour être heureux ? Ne gagnerions- 
nous pas à être Belges ? 

D'ailleurs, il faudrait une garnison de vingt mille 
hommes par département, pour garder, au bout de 
cinq ans, la France démembrée. Si Ton avait déclaré 
que les dettes contractées sous un roi, ne sont pas 
obligatoires pour son successeur, voyez Pitt impos- 
sible et l'Angleterre heureuse. 

Comme votre aimable ami (Maisonnette), poursuivi 
par la politique, jusque dans sa tasse de chocolat, 
doit-être non moins poursuivi par les flatteurs, com- 
muniquez-lui ces idées américaines. 

M. Gaillard, consul à Milan, fut invoqué dernière- 
ment par quelques Français qui, à la Police avaient 
des difficultés pour un visa oublié syr leurs passe- 
ports : il répondit en refusant d'intervenir. Je suis 
Consul du Roi et non « des Français. » — Le comte 
Strassoldo, indigné du propos, fit lever la difficulté. 
Vous maintenez de tels agents et vous renvoyez l'ar- 
mée d'occupation. 

Je trouve ici un préfet un peu jnéprisé, pour 
n'avoir pas répondu, en Français^ aux provocations 
entendues par ses oreilles au Cours de la Graille (1), 
devant cinq cents témoins. Je suppose qu'il avait 
ses ordres. D'après mes idées, chez un peuple étiolé 
par deux cents ans de Louis XIV, il est utile d'avoir 
des autorités personnellement méprisées. Cependant, 
je vous engage à renvoyer M. de Pina. 

J'envoie à l'aimable Maisonnette les tragédies de 

(1) Quai de Grenoble. 



LETTRES INÉDITES 261 

Monti; c'est le Racine de Fltalie, du génie dans l'ex- 
pression . La tragédie des Gracques (1) peut être 
une nourriture fortifiante pour un poète classique. 
Mais le classicisme de notre ami ne cède-t-il pas à 
la connaissance des hommes, qui s'achète quaiMa- 
laquais (2)? Se tue-t-il toujours de travail? 

Si le couvert du ministre n'est pas indiscret, je 
vous enverrai, pour vous, deux petits volumes, bien 
imprimés, contenant plusieurs poèmes de Monti. 
Comme cette digne girouette n'a changé de parti 
que quatre fois seulement, ses poèmes sontrares(3). 



LXIII 



Au Même. 

Paris, le 4 mai 1818. 

Cher tyran, enfin, hier soir, en rentrant, je havé 
trouvé une letter du duc de Stendhal : elle est telle- 
ment excellente que je crois devoir vous faire bien 
vite cadeau d'une copie d'icelle. 

(Schmit). 



(1) La tragédie de? Caio Gracco, composée iK)stérieurement 

à 1800, lorsque Monti avait le titre d'historiographe du royaume ' 
d'Italie. 

(2) Sous M. le duc Decazes, le ministère de la police était 
dans un hôtel du quai Maiaquais. 

(3) Lettre inédite (Collection de M. Auguste Cordier). — ] 
Copie de la main de R. Colomb. 



262 lettres inédites 

Copie : 

Grenoble, le 1*' mai 1818. 

Mon aimable compagnon, que votre longue lettre 
m'a fait de plaisir! Elle m'a attendu vingt-quatre 
heures, parce que j'étais dans nos montagnes, la 
seule chose qui puisse rompre l'ennui dans ce pays 
d'égoïsme plat. 

C'est aussi bien plat l'avantage en question. 
ciel! faut-il qu'un Moscovite s'avilisse à ce point!. 
Mais comme Besançon dit que l'on perd la moitié de 
son bon sens dès qu'on est seulement à quarante 
lieues de Paris, je prends le parti de faire comme lui 
dans cette circonstance ; s'il en veut, j'en prends, et 
demain je vous envoie l'extrait de baptême. En me 
priveiiantquin:^e jours d'avance, ce qui me vaudra 
une autre lettre de vous, je ferai compter les 200 
francs à Paris. 

Parlez-vous sérieusement? Le vicomte (1) en 
queue de morue ! Le vicomte dîner aw^ Frères pro^ 
vençaûx ! C'est trop fort, c'est incroyable ! Je le 
voyais au troisième degré du marasme moral. Il m'é- 
crivait autrefois des lettres délicieuses et, depuis un 
an, il n'est rien sorti. Portez-en mes plaintes à la vi- 
f ^comtesse. 

Je vous approuve de tout mon cœur, dans votre 
dos à dos silencieux avec quelque pour cent. Il faut 
apprendre à ces coquines-là qu'elles ne sont bonnes 
que quand omles désire. Et Mina? Dites à Besançon 
' que je compte partir d'ici le 10 mai> au plus tard : 
qu'il me dépêche encore une secousse électrique 
avant mon départ. 

(1) M. Louis de Barrai. 






-V- 



1 ' ^ 



liSrrrRESjIKlSDITBS 26^ 

Ne plaisantez pas mon tyran Milanistey songez 
qu'il n'y a point eu de réaction. Depuis la chute des 
brigands, en tout 23 arrestations ; pesez cela. Je fi- 
nis parce que je m'ennuie tant dans ce pays que je 
suis éteint. 

Quand vous écrirez à Dessurne (1), demandez-lui; 
comment vont les ventes. On lui a envoyé trois mar- 
chandises, savoir : Vie de Haydn^ Y Histoire de la 
peinture^ Voyages de Stendhal {2). Le n'^S? de l'J?- 
dinburg-Review, parlant de ce dernier, on a dû en 
vendre. Savez-vous que Besançon vous remettra 
300 francs avec prière de les faire passer Fleet, 
street, 203, pour acheter une Edinburg Review de 
rencontre, plus 2 volumes de table, Paternoster 
roWy chez Longmans. ■■ 

Adieu, mon cher secrétaire d'ambassade. Je vous 
somme de me donner des nouvelles. Alors quel est 
le moins plat des Annales ou du Journal générait 
Je suis chargé d'abonner mes amis à quelque chose 
qui ne soit pas les Débats. — Je ne suis pas taillé en 
solliciteur; j'ai la jambe trop grosse. 

Yours, Tavistock(3). 

(1) L'éditeur Delaunay. ^ 

(2) Rome, Naples et Florence. 

(3) Lettre inédite. — (Collection de 'M. Auguste Cordier). 
— Copie de la main de R. Colomb. 






■J- r 



264 LETTRES INÉDITES 



LXIV 
Au Même. 

Milan, le 20 novembre 1818. 

Il est plus facile pour Henri d'avoir des Books{i)f 
traduits en Anglais, que de les avoir annoncés à 
Paris. Voilà le voyage traduit (2), avec dix pages 
des plus grandes louanges (en mai 1818). 

C'est vous qui m'avez donné l'anecdote de Gré- 
court. J'avais des nerfs ce jour-là et l'ajoutai tant bien 
que mal au livre que je corrigeais. Refaites-moi ce 
conte ainsi que celui de la Bisteka (3) gran francesi 
grandi in êuêto, et ajoutez-le au manuscrit, quand il 
passera sous vos yeux. Vous savez bien que 
je ne ne suis pas auteur à la Villehand (4). Je fais de . 
ces niaiseries le cas qu'elles méritent ; çà m'amuse ; 
j'aime surtout à en suivre le sort dans le monde, 
comme les enfagit mettent sur un ruisseau des ba- 
teaux de papier. Vous ai-je dit que Stendhal a eu un 
succès fou ici, il y a quatre mois. Par exemple, 
l'exemplaire du Vice-Ring fut lu au café par quatre 
personnes qui ne voulaient que le feuilleter et qui se 
trouvèrent arrivées à une heure du matin, croyant 
qu'il était dix heures du soir, et ayant oublié d'aller 
prendre leurs dames au théâtre, etc. On a découvert 
trois faussetés. 

(i) Livres. 

(2) Rome, Naples et Florence en 1817, 1™ édition. 

(3) Voir pour rexplication la !»•• édition de Rome, Naples 
et Florence en iSil, p. 182-183. 

(4) à la Yillemain. 



^^^VT"'-; 



LETTRES INCITES 265 

Je vois qu'il va y avoir une Revue encyclopédique. 
Au fait, il n'y a plus de journaux littéraires, ce be- 
soin doit se faire sentir. Je pense sincèrement que 
tout ce que nous avons à désirer en politique, c'est 
que les choses continuent du même pas, dix ans de 
suite. Il n'y a plus d'alarmes à avoir. Donc, l'intérêt 
politique doit céder un peu à l'intérêt littéraire. 
D'ailleurs, les discussions politiques commencent à 
être si bonnes, c'est-à-dire, si profondes, qu'elles en 
sont ennuyeuses. Qyi pourra, par exemple, suivre 
celle sur le Budget? Voyez donc si vous pouvez 
obtenir accès à \d, Revue enclyctopédique, qui a une 
division intitulée : Peinture. Voilà pour V essentiel. 
Le luxe, pour ma vanité, serait un vrai jugement, en 
conscience, par Dussault, Feletz ou Daunou. 

Il y a ici huit ou dix excellents juges des Sensa- 
tions du Beau, qui ont un- mépris extrême pour M. 
Quatremère de Qaincy et les connaisseurs de France. 
Le Jupiter Olympien de M. Quatremère est d'un ri- 
dicule achevé, par exemple. — 1** Quels sont à Paris, 
les gens qui passent pour connaisseurs? — 2*" pour 
grands peintres ? — 3° pour bons sculpteurs ? Ne me 
laissez pas devenir étranger dans Paris. 

Ch. Durif(1.) 

7 Décembre 1818. • 



(1) Lettre inéditç [Collection de M. Auguste Cordier). 
^ — Copie de la main de R. Colomb. 



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26C LETX&JSS IN^DITJES 



LXV 

A Madame *** * 

Grenoble, le i5 août {819. 

Madame, 

J'ai reçu votre lettre il y a trois jours. En i|pvoyant 
votre écriture j'ai été si profondément toucha que je 
n'ai pu prendre encore sur moi de vous répondre 
d'une manière convenable. C'est un beau jour au mi- 
lieu d'un désert fétide, et, toute sévère que vous êtes 
pourmoijje vous dois encore les Heuls instants debon- 
heur que j'aie trouvés depuis Bologne. Je pense sans 
cesse à cette ville heureuse où vous devez être depuis 
le 10. Mon âme erre sous un portique que j'ai si sou- 
vent parcouru, à droite au sortir de la porte Majeure. 
Je vois sans cesse ces belles collines contournées de 
palais qui forment la vue du jardin où vous vous 
promenez. Bologne, où jen'ai pas reçu de duretés de 
vous, est sacré pour moi; c'est là qqe j'ai appris l'évé- 
nement qui m'a e.\ilé en France, et tout cruel qu'est 
cet exil il m'a encore mieux fait sentir la force du 
lien qui m'attache à un pays où vous êtes. Il n'est au- 
cune de ces vues qi|[ ne soit gravée dans mon cœur, 
surtout celle que Ton a sur le chemin du potit, aux 
premières prairies que l'on rencontre à 'droite après 
être sorti du portique. C'est là que, dans la crainte 
d'être reconnu, j'allais penser à la personne qui 
avait habité cette maison heureuse que je n'osais 
presque regarder en passant. Je voi]^ écris après avoir 
transcrit dl ma main deux longs actes destinés, s'il se ' 



i 

I 
I 



• LETTRES INÉDITES 267 

peut, â me garantir des fripons dont je suis entouré. 
Tout ce que la haine la plus profonde, la plus impla- 
cable et la nfieux calculée peut arranger contre un 
fils, je rài éprouvé de mon père (1). Tout cela est 
revêtu de la plus bellf hypocrisie, je suis héritier et, 
en apparence, je n'ai pas lieu de me plaindre. 

Ce testament est daté du 20 septembre 1818, mais 
Ton était loin de prévoir que le lendemain de ce jour 
il devait se passer un petit événement qui me ren- 
drait absolument insensible aux outrages de la for- 
tune. En admirant les» efforts et les ressources de la 
haine, le seul sentiment que tout ceci me donne, c'est 
que je suis apparemment destiné à sentir et à ins- 
pirer des passions énergiques. Ce testament est un 
,objet de curiosité et d'admiration parmi les gens 
^d'affaires ; je|Crois cependant, à force de méditer et 
de lire le code. civil, avoir trouvé le moyen de parer le 
coup qu'il me porte. Ce serait un long procès avec 
mes sœur», l'une desquelles m'est chère. De façon 
que, quoique héritier, j'ai proposé ce matin à me# 
sœurs de leur donner à chacun le tiers des biens de 
mon père. Mais je. prévois que Ton me laissera pour 
ma pfirt des bien chargés de dettes et que la fin de 
deux mois de peines, qui nie font voir la nature hu- 
maine sous un si mauvais*' côté, sera de me laisser 
avec très peu d'aisance et avec la perspective d'être 
un peu moins pauvre dans une extrême vieillesse. 
J'avais remis à l'époque où je me trouve les projets 
de plusieurs grands voyages. J'aurais été cruellement 
désappointé si tous ces goûts de voyages n'avaient 
disparu depuis longtemps pour faire place à une pas- 

• 

(1) Voir leUre suivante. 



I •-' f-wi^-V 



t T 

268 LETTRES INÉDITES . 

sion funeste. Je la déplore aujourd'hui, uniquement 
parce qu'elle a pu me porter dans ses folies à déplaire 
à ce que j'aime et à ce que je respecte le plus sur la 
terre. Du reste, tout ce que porte cette terre est 
devenu à mes yeux entièrement indifférent, et je dois 
à ridée qui m'occupe sans cesse la parfaite et éton- 
nante insensibilité avec laquelle de riche je suis 
devenu pauvre. La seule chose que je crains c'est de 
passer pour avare aux yeux de mes amis de Milan 
qui savent que j'ai hérité. 

J'ai vu, à Milan, l'aimable L...,auquel j'aidit que je 
venais de Grenoble et y retournais. Personne que je 
sache, Madame, n'a eu l'idée qu'on vous avait écrit. 
Quand on n'a pas de beaux chevaux, il est plus fa- 
cife qu'on ne pourrait l'imaginer d'être bien vite 
oublié. * 

Ne vous sentez-vous absolument rien à la poitrine? 
Vous ne me répondez pas là dessus et vous êtes si 
indifférente pour ce qui fait l'occupation des petites 
àmcs que tant que vous n'aurez pas dit expressément 
le non, je crains le oui. Donnez-moi, je vous prie, de 
vos nouvelles dans le plus grand détail, c'est la seule 
chose qui puisse me faire supporter la détestable vie 
que je mène. , 

J'ai la perspective de voir ma liberté écornée à Mi- 
lan, je ne puis me dispenser d'y conduire ma sœur 
qu'Otello a séduit et qui, dans ce pays, est toujours 
plus malade.. 

Je finis ma lettre, il m'est impossible de continuer à 
faire l'indifférent. L'idée de l'amour est ici mon seul 
bonheur. Je ne sais ce que je deviendrais si je ne 
passais pas à penser à ce que j'aime le temps des 
longues discussions avec les gens de loi. • 






LETTRES INÉDITES 269 



Adieu, Madame, soyez heureuse; je crois que vous 
• ne pouvez Têtre qu'en aimant. Soyez heureuse, même 
en aimanl un autre que moi. 

Je puis bien vous écrire avec vérité ce que je dis 
sans cesse : 

La mort et les enfers s'ouvriraient devant moi, 
Phédime, avec plaisir j'y descendrais pour toi. 

Henri (1). 
LXVI 

ff 

A M. LE Comte Daru , 

Pair de France, 
Rue de Grenelle, n. 82, faubourg Saint-Germain, 

Paris. 

Grenoble, le 30'août 1819. 

Monsieur, 

J'ai eu le malheur de perdre mon père en juin. 
J'arrive d'Italie, et je trouve que la plupart des let- 
tres que j'ai écrites depuis six mois ne sont pas par- 
venues en France. Je désire qu'une lettre que j'ai eu 
l'honneur de vous adresser au mois d'avril ait été 
•plus heureuse. Je me féliciterais, comme Français, 
qu'on vous eût rendu, quelque influence sur la chose 
publique; comme particulier, je prends une part 
bien vive à ce qui peut vous être agréable. Je dois 
aux dignités dont vous avez été revêtu de n'être pas 
un petit bourgeois plus ou moins ridicule, et d'avoir 

(i) Lettre inédite (Bibliothèque de Grenoble.) — Brouillon, 

23. 






I 

x 



270 I^TTTWB INÉDITCS 

r* 

VU l'Europe, et apprécié )jps avantages des places (1). 
Mon père laisse des (&ttes énormes. S'il me reste 
4,000 francs de rante ent€frre, je retournerai vivre 
à Milan ; dans le cas contraire, j'irai faire à Paris, 
le pénible métier de sblMciteur. Comme la liquida- 
tion marcheientemeût^j^ aurai le temps d'aller pas- 
ser quelques semaines i Paris ,^ et de vous renouve- 
ler de vive voix, l'assurance de toute ma réconnais- 
sance et du respect avec lequel j'ai Thoiineur 
d'être. Monsieur, votre tires humble et très obéissant 
serviteur. , , 

> H. Beyle(3). 



f 



LXVII 

A Madame *** 

* 8 juillet 1820. 

Permettez-moi, madame, de vous remercier des 
jolis paysages suisses. Je méprisais ce pays depuis 
1 813, pour la manière barbare dont on y a reçu nos 
pauvres libéraux exilés. J^étais tout à fait désen- 
chanté. La vue de ces belles montagnes que voils 
■ avez eu sous les yeux, pendant votre séjour à Berne, 
m'a un peu réconcilié avec lui. 

;, (1) La bibliothèque de Grenoble possède le brouillon de 
celte lettre ; on y lit: des places amphibologiques; etau-des:- 
sous de : les avantages des plSLceSy etc., apprécié l'avan- 

. tage de V ambition. 

;^ (2) Lettre publiée dans : Stendhal et ses amis, par Henri 
: Cordier, p. 46-47. 



\ . 



f^:-. 



(t. 

LETTRES INÉDITES 271 

J'ai trouvé, dans les mœurs dont parle ce livre, 
précisémebt ce qu'il me fallait pour prouver, ce 
dont je ne doute pas, c'est que pour rencontrer le 
bonheur dans un lien aussi singulier, et j'oserai3 
presque dire aussi contre nature, que le mariage, 
il faut au moins que les jeunes filles soient libres. 
Car au commun des êtres il facùt une époque de li- 
berté dans la vie, et pour être bien solitaife il |piut 
avoir couru le monde à satiété. 

J'espère, madame, que vos yeux vont bien ; je se- 
rais heureux de savoir de leurs nouvelles en détail. 

Agréez, je vous prie, l'assurance des plus sincères 
respects. 

H. B. (1). 



LXVMI 



Au- BARON DE MaRESTE. 



• ' Milan, le 20 octobre i820. 

Ai-je besoin de vous répéter que vous avez le 
pouvoir despotique sur Love (2). 

Si vous trouvez du baroque, du faux, de l'étrange, 
laissez passer; mais si vous trouvez du ridicule^ 
effacez. Consultez l'aimable Maisonnette, qui, erf 
corrigeant les épreuves, est prié de tenir note des 
passages ridicules. 



(i) Lettre inédite {Bibliothèque de Grenoble), brouillo^. 
^2) Le livre ; De VAmour. 



i 



"«içt' ^;»r 



272 LETTRES INÉDITES 

Le faux, l'exagéré, Tobscur, sont peut-être tels à 
vos yeux et%ion aux miens. Corrigez aussi les fautes 
de syntaxe française. 

J'attends avec impatience que vous m'annonciez 
l'arrivée du manuscrit ; je n'en ai pas d'autre. Dès 
qu'il y aura une feuille d'épreuvi, envoyez-la moi à 
l'adresse ordinaire. Je m'amuserai, à la campagne, 
à corriger, le style pour une seconde édition. — Vous 
aurez la comédie romantique (1) dans six mois. 

Si vous avez la patience 4© lire Love y dites-moi 
franchement ce que vous en pensez. Maisonnette le 
trouvera obscur, exagéré, trop dénué d'orne- 
ments. 

Je voudrais qu'il n'arrivât aucun exemplaire aux 
lieux où je suis. La jalousie de la peinture (2) a 
porté plusieurs personnes à me calomnier. Il paraît 
que la calomnie est presque entièrement tombée. 

J'ai la plus entière confiance dans le cynique 
comte Stendhal; je le crois parfaitement honnête 
homme. 

Je pense beaucoup à votre idée d'aller à Rome. 
La principale objection, c'est que j'aime les lacs, mes 
voisins. J'y passe économiquement plusieurs se- 
maines de l'année. Je crois les gens d'ici moins co- 
quins que les Romains et plus civilisés. Quatre 
heures de musique tous les soirs me sont devenues 
ijn besoin que je préférerais à Mlle Mars et Talma. 
Voyez combien nous sommes différents! Enfin, j'ai 
pour ce pays une certaine haine ; c'est de l'instinct, 
cela n'est pas raisonné ; à mes yeux il est le repré- 

(1) Racine et Shakespeare, publiée en 1823. 

(2) Il s'agit de son Histoire de la peinture en Italie, 



f 
II 



LETTRES INÉDITES 273 

sentant de tout ce qu'il y ^a de bas, de prosaïque, de 
vil, dans la vie; mais brisons. 

Je viens de lire Byron sur les lacs. Décidément les 
vers m'ennuient, comme étant rfioins exacts que la 
prose. Rebecca, dans Ivanhoe, m'a fait plus de plai- 
sir que toutes les Parisina de lôrd Byron. Que 
dites-vous de ce dégoût croissant pour les vers ? 
Gomme ie fais une comédie en prose, serait-ce la 
jalousie de l'impuissance?. Éprouvez-vous ce dégoût ? 
Crozet le ressent-il ? 

Nonîmez-moi les trois ou quatre bons livres qui, 
chaque année, doivent montrer le bout de leur nez à 
Paris. — Par exemple, on ne se doute pas ici qu'il 
existe un Sacre de Samuel. Le beau talent de Crozet 
périra-t-il d'engourdissement à Troyes? Je le crois né 
pour écrire l'histoire. 

Il est chaud, anti-puéril, libéral, patient, exact. J'ai 
lu avec plaisir les lettres de A. Thierry dans le Cour- 
rier, Cela est conforme au peu que j'ai entrevu de 
l'histoire de France. Surtout, j'estime beaucoup le 
jésuite Daniel et méprise le libéral Mézeray ; comme 
hommes, ce serait le contraire. 

Tout est fort tranquille ici, quoiqu'en disent les li- 
béraux. ^ 

Mes compliments au courageux Sel gemme, je 
suis ravi de son opuscule. Ah ! si je pouvais lui faire 
avaler le commentaire de Tracy et le Bentham qu'on 
vient d'imprimer chez Bossange (1) ! 

(1) Lettre inédite {collection de M. Aug. Cordier), copie 
de la main de R. Colomb . 



274 



i 


' S 




LETTRES INÉDITES 


1 






LXIX 


- 


. 1 




f Au MédIe.^ 



Milan, le 13 novembre 1820. 

t Cher ami, ajoutez la pensée ci-après, auxÇTS peii-' 

sées que yous avez déjà, pour' mettre à la fin de MA- 
mour. , 

Je vois dans le journal de ce matin [Le Courrier 

« Français n' 492, du 24 0(ttobre 1820), que M. de 
Jouy, un écrivain distingué, dit encore (1) du mal 
d'Helvétius. Helvétîus a eu parfaitement raison 
lorsqu'il a établi que le principe d'utilité ou t intérêt, 
était le guide unique de toutes les actions de Thomme. 
Mais, comme il avait l'âme froide, il n'a connu ni Ta- 
mour, ni. Tamitié, ni les: autreâ passions vives qui 
créent des intérêts nouveaux et singuliers. 

Il se peut qu'Helvétius n'ait jamais deviné ces in- 
térêts; il'y a trop longtemps que je n'ai lu son ou- 
vrage, ppur pouvoir l'ajBsurer. Peut-être que, par 
ménagement pour la facilité, que montre le bon pu- 

*■ blic à se'laisser égarer, ij aurait dû ne jamais em- 
ployer le mot intérêt et le remplacer par les mots 
plaisir ou principe d'utilité. 

Sans nul doute, il aurait dû commencer son livre 
par ces mots : « Régulus retournant à Carthage pour 
« se livrer à d'horribles supplices, obéit au désir 
« du plaisir, ou à la voixf de r|ntérêt. » 

(1) Voir de VAmour, Edition Michel Lévy, p. 251' et 252. 



LETTRJSS INÉDITES ' 275 

M. de LoizeroUes marchant à la mort, pour sau- 
ver son fils, obéit au principe de rintérôt. Faire au- 
trement eût été pour cette âme héroïque, une insigne 
lâcheté, qu'elle ne se tût jamais pardonnée; avoir 
cette idée sublime crée à l'instant un devoir. 

Loizerolles, homma Taifionnable et froid, n'ayant 
point à craindre ce râmofds, n'eût pas répondu, au 
lieu de^ son fils, à Tappél jdu bourreau. Dans ce sens, 
on peut dire qu'il faut de l'esprit pour bien aimer. 
Voilà l'âme prosaïque et l'âme passionnée (1). 



LXX 

A Métilde . . . . fî) 

'■ ' (1821?) . 

Madame, ■? 

Ah ! que le temps me semble pesant depuis que 
vous êtes partie I Et il n'y a que ciçq heures et demie! 
Que vais-je faire pendant ces quarante mortelles 
journées? Dois-je renoncer à. tout espoir, partir et 
me jeter dans les affaires publiques? Je crains de ne 
pas avoir le courage de passer le Mont-Genis. Non, 
je ne pourrai jamais consentir à^ettre les montagpes 
entre vous et moi. Puis-je espérer, à force d'amour, 
de ranimer un cœur qui ne peut êti'e mort pour cette 
passion ? Mais peut-être suis-je ridicule à vos yeux, 
ffia timidité et mon silence vous ont ennuyée, et vous 

k 

•(i) Lettre inédite (C^' ' ig. Cordier), copie de 

la main de R. Goloml ."■ ■ 

* 
i. - 




• 



276 LETTRES INÉDITES 

regardiez mon arrivée chez vous comme une calamité. 
Je me déteste moi-même ; si je n'étais pas le dernier 
des hommes ne devais-je pas avoir une explication 
décisive hier avant votre départ, et voir clairement 
à quoi m'en tenir? 

Quand vous avez dit avec l'accent d'une vérité si 
profondément sentie : ah! éant rnieux qu'il soit 
minuit ! ne devais-je pas comprendre que vous aviez 
du plaisir à être délivrée de mes importunités, et me 
jurer à moi-même sur mon honneur de ne vous re- 
voir jamais ? Mais je n'ai du courage que loin de vous. 
En votre présence, je suis timide comme un enfant, 
la parole expire sur mes lèvres, je ne sais que vous 
regarder et vous admirer. Faut-il que je me trouve si 
inférieur à moi-même et si plat (1) ! 



LXXl 

A Madame *** 
> 

Berne, le 28 iuin 1822. 

Je ne vous ai pas encore adressé VAmour, ma- 
dame, parce que je ne suis pas allé à Paris. Après 
vous avoir quittée, la pluie et le froid vinrent com- 
pléter le malheur commencé par l'absence d'une 
société si bonne et aimable pour moi. Je n'ai trouvé 
la chaleur qu'à Cannes, où j'ai passé trois jours à 
me promener au milieu des orangers en pleine terri^. , 
Me voici en Suisse, paysages admirables, mais i'ai 

fl) Lettre inédite {Bibliothèque de Grenoble)^ brouillon.; 



LETTRES INÉDITES 277 

froid. N'oubliez pas, madame, Tauberge de la Cou- 
ronne, à Genève, bâtie depuis deux ans. Demandez 
une chambre au troisième, ayant vue sur le lac; on 
ferait payer ces chambres dix francs par jour, que 
ce ne serait pas cher. Rien de plus beau au monde, 
(elles coûtent d^ux francs) (1). 



LXXII 



Au BARON DE MaRESTE. 

Rome, le 23 janvier 1824. 

Ce n*est pas ma faute, mon cher ami non marié, si 
vous n'avez pas reçu une longue lettre sur la divine 
laideron Pisaroni. Je veux vous reporter votre mot 
trop court du 7 novembre dernier, avec le timbre 
douze janvier 1824; je l'ai reçu, je crois, le 13 jan- 
vier. Il pleut, pour la première* fois, depuis le 4. — 
Temps sublime! Grandes promenades avec M. Cha- 
banais et M. Ampère (2), et de nouveaux amis. 
Demandez une communication à M. Stricht ou au 
docteur Shakespeare (M. Edwards). 

Mille amitiés à la Giuditta (3), à son aimable mari, 
à son excellente mère. Gomment se porte le cheva- 
lier Michevaux (4)? Que j'aurais de plaisir à bavarder 

(1) Lettre inédite. {Bibliothèque de Grenoble,) Brouillon. 

(2) J.-J. Ampère. 

(3) La i^asta. .' . 

(4) Voir Souvenirs d*égotisme, p» 84 et suivatxteS. 

•i4 



278 LETTRES INÉDITES 

avec lui! Dans la Naissance de Parthénope (l),.il y 
a eu huit premiers partis à Naples. — Plate musigue, 
exécution délicieuse. On attend à Rome la Ferlotti, 
jolie chanteuse, qui vaut 25,000 francs pour Paris. 
— Mauvais spectacles à Rome. — Hier, charmant 
spectacle français *chez M. Demidoff. Mme Dodwell, 
la plus jolie tête que j'aie vue do ma vie (2). 



LXXIII 



Au Même. 



!• 



' * .' Piris, les mai 1824. 

> ■ _ ■ 

Monsieur et cher Compatriote, 

Vous devriez bien me faire une histoire de l'établis- 
sement de Topera bouffe à Paris, de ISOff à 1823. Gelar 
ferait un beau chapitre de la Vie de Rossini. P^ous 
mettrions en note: Ce chçipitre est de M. Adolphe de 
Besançon. i 

La négociation pour l'impression dudit Rosiini 
prend une bonne tournure. J'ai envoyé unf conven- 
tion signée de moi ; j'en attends le retour. 

Dans cette histoire de l'opéra bouffe à Paris, vous 
pourrez fourrer toutes les méchancetés q\ji compo- 
sent l'article que La Baume néglige. Leur eoup sera 



(1) Titre d'un opéra de Pavesi. 

(2) Lettre inédite {Collection de M. Aug. Cordier,) Copie 
de la main de R. Colomb. ^ 



\ 



i v\ 



LETTRES INÉDITES ^9 

biea plils sensible à cet animal de Papillon (1) placé 
dans une espèce d'ouvrage historique, où il y a des 
faits. 

* Vous pourrez donner plus d'étendue et de largeur 
à vos accusations de conspifatilon contre le dU opéra. 
Je vous conseillerais même d'insérer la*leltre du dit 
Papillon à Pcllegrini, Ztiehelli et Cie. 

Si vous ne faites pas ce chapitre, il me donnera une 
peine du diable à moi qui* ayant été absent, n'ai nulle 
mémoire des faits. Vous aurez à épancher vbtre bfle 
sur les sottises de radministration de Mme Gatalani 
et à montrer votre génie, en esquissant un projet de 
constitution J)our cet Opéra; Le bon Barilli, qui a^ous 
voit de bon œil, vous donnera tOHs les petits rensei- 
gnements dont vous pourrez avoir besoin, entre deux 
fottre^ au ph^aon, , 

Si j'avais à proposer une constitution, je nomme- 
rais un comité composé de dix hommes louant des 
loges à Tannée, ÏFortifîés d'un membre de l'Académie 

• et d'un italiep riche établi- à. Paris. Voilà un comité 
•de douze personnes qui se réunira une fois tous les 
quinze jours. Sur les douze, il y en aura neuf de pré- 
sents. Us fieront un rapport au ministre sur les faits et 
gestes de T entrepreneur^. 

j. Il y aura un entrepr-eneur auquel on donnera Vim- 
l presa du théâtre. On ooligera à. fournir le spectacle 
> actuel ; spectacle que Ton décrira en vingt articles. Il l 
\ recevra 150,000 fr. par an, par 24e, tous les quinze j 
?; jours. Or, ces 24®^ né lui' seront pas payés que sur le * 
Vu bonà-payer^ président dii comité des amateurs, ^ 

(1) M. le vicomte Papillon; dé là Pérté, intendant dn mobilier 
^•^e la couronne, sous Charles X. . 

r 

/ 

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^I-Ç-T».^ 



28a LETTRES INÉDITES 

président élu pçtr eux, de six mois en six mois. Ce 
comité présidera aussi au choix des pièces et à l'enga- 
gement des acteurs. 

Le grand avantage est que ce comité de douze per- 
sonnes riches comme le Bailly de Ferette, le duc de 
Ghoiseul, M. Gros, peintre, M. de Sommariva, 
M. Montroud, défendra dans les salons les faits et 
gestes de Tadministration de l'Opéra. Ces discus- 
sions feront que les salons* bavarderont de TOpera 
buflfa et s'y intéresseront. 

Méditez cette idée ; modifîez-là ; prenez l'avis de 
La Baume. Tel jeune homme de vingt-six ans lira 
notre brochure qui sera ministre dans dix ans. Alors, 
il aura la fatuité de croire que nos idées sont les 
siennt'S (1). 

Tamboust (2). 

LXXIV 

Au Même. 

• Paris, le n décembre 1824. 

Que dites-vous de cette préface (3) ? Qu'en diriez- 
vous si vous ne me connaissiez pas? 

J'ai l'idée de réunir les articles du Salon ainsi que 
ceux sur l'Opéra buffa, insérés dans le Journal de- 
Paris , 

(1) Voir au sujet de ces questions : Utopie du Théâtre 
Italien (Vie de Rossini, chapitre XLIII). 

(2) Lettre inédite {Collecïion de M. Aug. Cordier), copie 
de R. Colomb. 

(3) Probablement la préface placée en tête de la Vie de 
Rossini, ire édition en 1824. 



LETTRES INÉDITES 2fJl 

Pour plaire à la haute société il faudrait : 
V Ne jamais imprimer. Tout livre, si petit qu'il 
soit, nuit à l'aristocratie ; 

2'' Il ne faudrait pas défendre un régicide (1). 
Mais jamais je ne pourrais plaire à qui a 60,000 francs 
de rente ; car je me fiche sincèrerpent d'un homme 
qui a 60,000 francs de rente et cela perce (2), 



LXXV 

Au Même. 

Paris, le 10 novembre 1825* 

Que dites-vous.de la chute du 3 pour 0/0? 

Je pense que vous êtes mort pour nous, mon cher 
ami. Rapportez-moi, en passant, la diatribe contre 
V Industrialisme {S), je veux la publier c/iawûf, après 
l'emprunt d'Haïti. 

M. Ternaux a été aussi Gassandre. 

M. Laffitte aussi peu délicat que deux ducs de la 
Cour, se disputant un ministère. De plus, je sais par 
expérience, qi^e j'aime mieux dîner avec M. le duc 
de Laval qu'avec une Demi-Aune, comme Gassan- 
dre-Ternaux. Les Thierry a^ppellent cela de l'aris- 
tocratie, mais je pense que Victor Jacquemont a 

9 

(1) L'abbé Grégoire, député de Tlsère en 1819; Beyle lui 
donna sa voix comme électeur. 

(2) Lettre inédite {Collection de M. Aug. Cordier), copie 
de la main de R. Colomb. 

(3) D'an nouveau complot contre les Industrielsi bro- 
chure, Paris, 1825. 

24, 






2f2' ^ LETTRES iNÉDITES^^ 

trop d'esl^ril, pour' rester longtemps dans cette 
bande . 

Df La Palice-XaintrailleS Aîné (1). . 

LXXVI , ■; 

A V. DE LA Pelouze, r 

* 

I 

Ce mardi, 20 mate 1827. 

Monsieur, 

Vous souvie'tit-il que vous avez bien \^ouIu nje pro- 
mettre, dans le temps, une annonce pour mon voyage 
en Italie (2) ? 

L'imprimeur de la For est s'est trouvé le très hum- 
ble serviteur de la Congrégation, il a mis 50 cartons. 

Les Mhambres vont être bien plates pendant un 
un mois jusqu'à la discussion de la loi dAmoùy^ à la 
Chambre des Pairs/ Ne pourrait-on pas profiter du 
moment ? • ^ 

Je prie M. (Châtelain, M. Mignet ou celui de vous, 
Messieuj's, qui fera l'annonce, de me traiter a^èc : 

Sévérité, 
Impartialité, * 

Ju^ce. 

L'auleur. a passé 10 ans^.en Italie; au lieu de décrire 
des tableaux ou des statues,' il décrit d^ mœurs, 
des habitiules morales^ l'art d'aller à la chasse au 
bonheur en ftalie. 



(1) Lettre inédite {Collection de M.Aug. Cordier). Copie 
de'lamairi de R. Colomb. 

(2) Son livre : Rome, Naples et Florence en 1817. • 



f 



9 

■ I 1- 



LETTRES INÉDftTES 283 

/ ■' . ' 

Je vous sofihslite, Monsieur y^bien dé& succSb dans 
cette chassé, -«t suis votre ^ 

Très humble et très 0bligeant serviteui^ , 

H. BEyLE(l). ^ 



LXXVIfJ 

A Alphonse Gonsolin (2). 

Isola Bella, le 17 janvier [iSâSj. 

C'est une des îles Borromées où se trouve iine 
auberge passable à l'enseigne du Delfino^ nom cher 
à tous les Français. C'es^pour cela que je m'y arrête 
depuis deux jours à lire' Bandello (3) et un volume 
compact de V Esprit *des lois. J'ai assisté au fiasco dé 
rOpéra, à Bologne, le 26 décembre, car if y avait 
opéra quoiqu'on nous eût assuré le contraire à Flc^ 
rence. Croyez après cela à ce qu'on nous dit sur ce 
qui s'est passé il y a cent ans ! ^ ? 

J'ai été enchanté du spectacle de Ferrare. Il n'y 
avait de mauvais que la partition du maestro* C'était 
Vlsolina de ce pauvre Morlacchi (4). Cet hoihme e^ 

(1) AM. V. de le Pelouze, rueSainIrHçnoré n* ^40 ou H-i 
vis à vis la rue de la Sourdière. ' 

Lettre publiée par Henri Cordier, dans Stendhal et ses 
amis, p. 6 et 7^ 

(2) AlVornaHssime signore il signor Alphonse Gonso^ 
lin, piazza Santa Croce^ casa del Dalcone, n* 7671, in 
Firenze, 

(3) Conteur italien mort & Agen vers 1562. C'est & Bandello: 
que Shakespeare emprunta le sujet de Ti^elfth Night. ;, 

(4) Fr. Morlacchi 1784-1841, son opéra de Tebaldo et Iso^ 
lina eut un grand succès. 






284 LETTRES INÉDITES 

en musique ce qu'est en littérature M. Noël ou 
M. Droz. J'ai trouvé Thiver à Ferrare» Ce sont les 
plus obligeants des hommes. Un ami de diligence 
voulait me présenter partout. L'étranger est rare sur 
le bas Pô. 

Avant de quitter les environs de Bologne, il faut 
que je vous prie de remercier M. Alph. de L. (1) 
de toutes les bontés qu'il a eues pour moi. J'ai 
trouvé qu'on donnait à Bologne pour 10 écus des 
tableaux dont on voulait 200 écus il y a quatre ans. 
Si jamais M. de L. M. est curieux du plaisir d'ache- 
ter ou de marchander des tableaux, il peut deman- 
der à Bologne M. Fanti, marchand distributeur de 
tabac et de plus père de la prima donna Fanti. Ce 
M. Fanti a un ami qui possède cinq cents croûtes. 
On peut se faire un joli cabinet passable avec 
10 tableaux de 40 écus pièce, entre autres une 
esquisse du Guide. 

En arrivant à Milan, la police du pays m'a dit 
qu'il était connu de tous les doctes que Stendhal et 
B. étaient synonymes, en vertu de quoi elle me 
priait de vider les Etats de S. M. apostolique dans 
douze heures. Je n'ai jamais trouvé tant de ten- 
dresse chez mes amis de Milan. Plusieurs voulaient 
répondre de moi et pour moi. J'ai refusé et. me voici 
au pied du Simplon. 

Venise m'a charmé. Quel tableau que V Assomption 
du Titien (2) I Le tombeau de Canova (3) est à la fois 
le tombeau de la sculpture. L'exécrabilité des statues 

(1) Alphonse de Lamartine» alors à l'ambassade française de 
Florence. 

(2) A l'Académie de Venise . 

(3) A TEglise des Frari. 



LETTRES INÉDITES » 285 

I • ' 

I 

prouve que cet art est mort avec ce grand homme-. 

M. Hayez(l), peintre vénitien à Milan, me semble 
vieux moins que le premier peintre vivant. Ses cou- 
leurs réjouissent la vue comme celles de Bassan et 
chacun de ses personnages montre une nuance de 
passion. Quelques pieds, quelques mains sont mal 
emmanchés. Que m'importe ! Voyez la Prédication 
de Pierre V Ermite, que de crédulité sur ces visages! 
Ce peintre m'apprend quelque chose de nouveau 
sur les passions qu'il peint. A ^propos de bons ta- 
bleaux j'ai oublié mon tableau de Saint-Paul chez 
M. Vieusseux. Si vous y songez, rapportez-moi ce 
chef-d*œuvre, mais surtout remerciez infiniment 
MM. Vieusseux, Salvagnoli, etc., de la bonté avec la- 
quelle ils ont bien voulu me faire accueil. Faites, je 
vous prie, trois ou quatre phrases sur ce thème et 
avec quatre dièzes à la clé. 

Dites à Mesdames les marquises Bartoli que je n'ai 
rien trouvé à Venise ou à Milan d'aussi aimable que 
leur accueil. Là aussi faites des phrases, surtout en- 
vers cette pauvre jeune marquise qui s'est imaginé 
trouver dans la patrie de Cimarosa les douces mélo- 
dies de Mozart. 

Que n'avons-nous pas dit de Madame de Tévas avec 
Miss Woodcock? J'ai raconté toute Tintrigue de.... ; 
j'ai longuement parlé à Gertrude. Figurez-vous que 
le roman attendu avec tant d'impatience n'est pas 
encore arrivé à Milan, que je me suis repenti de ne 
l'avoir pas apporté. Mlle Woodcock me demandait si 
son caractère était peint à propos d'une des trois hé- 

(1) Fr. Hayez, né k Venise en 1792. Voir aussi Promenadi 
dans Rome, H. page 321. 



1 * ^ . ? 



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t 
1 






i 286 ^ LETTRESÛNÉblTES > 

i- ■ % ' 

rdïneji. .I«» vois <|ue non, ïui ai-je dît. Ai-je deviné? 
^ Demandez à Madame de 'Kvas ?• 

C'est vous îipparemment, Monsieur et cher ami, ou 

cherami lout court, si vous le pern\ettez, que je dois 
\ remeiviierj^our deux épîtres de fi&ancfes que j'ai reçues 
; . à Venise. 1'enez compte dos ports de lettres que vous 
' ont coulés les dites épîtres. Quand vous revoirez le 
• pays de la vanité, n'oubliez pas que M. de Barrai, 
• rue Favart ji' 8, placée des Jtaliens, vous flonnera 
; l'adresse dp votre très humble serviteur. J'ai passé 

mes soirées à Venise, avec le grand poètç*Bi**atti. 
i Quelle différence de cet homme de génie à tous nos 
î gens à chaleur artificielle! Jamais j$ ne rapportai à 
;: Paris un plus profond dégoût pour ce qu'on y ,ad- 

mire ;^ oilà ce qu'il faudra bien cacher. Hayez me 
; semble l'emporter même sur Schnetz. Que dire de 
[ M. Buratiiycomparé àM. Soumet ou à Mme Tastu (1)? 



LXXVÏII 



Au Baron, de Mareste. 



Paris, le 6 juillet 1828. 



Vous: savez que dfe M. de Boisberti m'avait comme 
nommé à une place de 1,700 ^ancsaux Archives ^u 
royaume. . 

Les Aj'chives ont passé à M'.. le vicomte Sîméon. 

(y Lettte publiée dan'i là>iiét)ue^ d^s Ùpcuments Histori- 
que^, décembre iH'H. ■ '. î 



% 



« n 



' LETTRES IXÉD]i;rES 287 

M. Palhuy m'a recommandé à son colIèi,^ue,.Ie chef 
de bureau qui a hérité des archives. 

Cela posé et bien compris, M. Gilmerl, .chef de 
bureau aux Archives, vient de mourir. 

Faut-il demander une place de 1,700 francs aux 
Archivée? M. Siméon ne s'impatientera-t-il point? 

Je rêve à cela depuis deux jours, osj^érant vous 
voir au café. , 

Comté DE i/EspjNE (1). 



LXXIX 

Monsieur Viollet-le*-Duc, 
Chef de Divi3ion à 1& Maison du Roi. 

(Novembre 182i<i (2). 



■■r 









Cher et obligeant. ami, 

Perihettez que je vous présente M. JLolpt, moi\x 
' aiixi. C'est l'un des principaux .propriétaires de la cé-j .! 
lèbre fabricjue de cristaux établie à Bâirarat. Le Roi i- 
y est allé, on lui a fait des cadeaux, il ne veut pas A 
être en re^te. On a emballé iÇ.es jourè-ci dos objets , 
d'art destinés aux propriétaires. de l^acarat. M. Lolot 
voudrait avoir quelques détails à ce sujet, trahissez 

(1) Lettre inédite {Collection de. M. Aug. Curdiér), copie 
de la main de R. Colomb. 

(2) La date de cette lettre a pu être fixée, gràc<* à l'allusion, 
au discours de M; de Barante. M. de Barante, fut revu à TAca/ 
demie française, le 20 novemtore 1 828 ; il lit reloge de apn 
prédécesseur le comte de Sèze ^(C.S.). 



288 LETTRES INÉDITES 

en sa faveur le secret de l'Etat et comptez en revan- 
che sur toute ma reconnaissance. 

Delécluze est invisible cette année, mais si vous 
êtes visible le vendredi, j'aurai l'honneur de faire 
ma cour à Madame Leduc. Viendrez-vous jeudi à 
l'Académie, M. de Barante doit y dire du mal de feu 
M. de Robespierre, qui n'a pas de cordons à donner. 

Je vous suis dévoué comme si vous en aviez les 
mains pleines. 

H. Beyle(I). 

Ce lundi malin, 71, rue Richelieu. 



LXXX 

A Alphonse Gonsolin. 

N« 71, rue de Richelieu, 10 février [1829]. 

Enfin voilà signe de vie de votre part. Nous crai- 
gnions pour votre santé. Je fais la commission. 
M. Duret va faire le buste de madame Bleue (2). Je 
le crois assez bien dans cette cour. Ce soir, on joue 
^enri ///de M. Dumas. C'est un acheminement au 
véritable Henri III politique. Ceci est encore Henri III 
à la Marivauji.. Victor Hugo, ultra vanté, n'a pas de 
succès réel, dumoins pour les Orie7itales (3). Le corh" 

(1) Lettre publiée dans Stendhal et ses amis, par Henri 
Cordier. p. 105-106. 

(2) Mme Azur. Voir Vie de Henri Brulard. 

(3) Comp, € M. Victor Hugo n'est pas un homme ordi- 
naire mais il veut être extraordinaire^ et les Orientales 
m*ennuient, > Corresp. inéd. II, p. 68. 



LETTRES INÉDITES 289 

damné fait horreur et me semble iaférieur à cer- 
tains passages àQ^ Mémoires de Vidocq (1). Le re- 
gistre de la police Delavau (2) a été volé chez un 
pauvre vieil espion qui est mort, et Moutardier 
rimprime tel quel. 

Les Mémoires de M. Bourienne me semblent une 
trahison domestique. Il fut renvoyé pour avoir vendu 
le crédit du premier consul. Les salons sont indignés 
de Terceira (3). La délivrance de l'Islande est assu- 
rée. L'extrême gauche a failli se séparer; le grand 
citoyen (4) lui a fait entendre raison. Peignez-moi 
exactement une de vos journées, sans rien ajouter ni 
retrancher par vanité. Ayez la vanité d'avoir de l'or- 
gueil et de tout dire. 

Relisez la huitième section de l'homme^ par Hel- 
vétius, et vous serez considéré 

de votre dévoué 

COTONET (1). 



(1) Les Mémoires de Vidocq avaient paru depuis peu. (Paris 
Tenon, 1828-1829, 4 vol.) et Le Dernier jour d'un con- 
damné venait d'être mis en vente. 

(2) Préfet de police tombé avec Villèle (janvier 1828). — Cor- 
resp. inéd., II, p. 68.) 

(3) Expédition des réfugiés portugais pour Terceira (18 jan- 
vier 1829). 

(4) La Fayette. {Corresp. inéd., II, p. 68). 

(6) Lettre publiée dans la Revue des documents histori- 
ques. Deuxième année. 



'iSk 



'■ ■■■• ■■-;! 



290 LETTRES INÉDITES 



LXXXI 



Au BARON DE MaRESTE. 

Paris, le 17 février 1839. 

Voici l'état de la librairie. 

Ambroise Dupont a remis ou va remettre son 
bilan. Dans cette pièce éloquente, M. Tastu figure 
pour 45,000. francs. 

Ladvocat aurait fait banqueroute ; lui ou les per- 
sonnes dont il est le nom officiel. Mais un spécula- 
teur fait paraître sous son nom les Mémoires de 
Boiirienne, Ladvocat ou sa maison, totalement 
étranger à cette affaire, aura 25 cemtimes ou 40 cen- 
times par volume. " > 

Docagne et Lefèvre^ sont peut-être sur le point 
de remettre leur bilan. Il résulte de ces renseigne- 
ments, qu'il y a une grande fortune à faire dans la ' 
librairie. Les libraires ne pouvant payer comptant, 
payent cent francs à l'imprimeur et au marchand de 
papier, pour ce qui vaut 50 francs. 

Ensuite, le libraire en boutique qui reçfcit réelle- * 
ment votre argent et le mien, obtient un rabais de 
55 pour cent sur les romans, par exemple. Ce détail 
ne mène à rien, il a pour but de vous mettre au 
fond de cette affaire. Trois Colombs se réunissent, 
apportant 50,000 francs chacun et payant tout comp- 
t ant, pourront donner de superbes volumes, comme 
les Mémoires de l'Etoile, de Foucauld, que vous 
m'avez prêtés, pour trois firancs; car, à qui payerait 
comp tant, ces volumes coûteraient trente sous, ou 






LETTRES INÉDITES 291 



plutôt vingt-huit sous (nous venons d'en faire le 
calcul). 

La papier d'un seul libraire est bon ; c'est celui de 
notre ami Delaunay. 

M. Dondey-Dupré passe pour un peu truffatore (1) 
Du papier donné par lui ne passerait pour bon qu'au- 
tant qu'il aurait une autre signature. On pense que 
le jour où il aurait intérêt de manquer^ il le ferait 
sans peine. 

Je viens de passer Une matinée amusahte avec 
l'homme d'esprit (2) qui estimait 4,000 fr. le manus- 
crit que vous savez (3). Les deux hotames qui de- 
vaient donner 2,000 francs comptant et un billet de 
2,000 francs sont en déconfiture. M. Tastu aurait été 
charmé de l'ouvrage ; il désire imprimer du. bon et il 
estime cet auteur ; mais il est dans une crise hor- 
rible. Calburn ne payant pas ce qui est échu le 
i^^ janvier dernier, j'aime mieux toucher quelque 
chose aujourd'hui que de renvoyer à l'année pro- 
chaine. 

Vos occupations vous permettent-elles de voir 
Delaunay? S'il dit non, pouvons-nous, avec hon- 
neur, renouer avec Dondey-Dupré ? 

Dans l'état des choses, voilà le seul parti à prendre. 
Si j'étais plus jeune, j'approfondirais les idées que je 
vous présente, plus haut et je me ferais libraire. 
Deux bons et sages amis, comme Colomb et moi, 
nous pourrions donner de beaux in-octavo à trois 
francs ou deux francs cinquante centimes et gagner 
vingt sous par volume vendu. Le public achète énor- 

(1) Fripon. — Filou. — Fourbe. — Trompeur, 

(2) M. Hector de Latouche. 

(3) Celui des Promenades dans Rome. 



- ..^-.V" '>• 



292 LETTRES INÉDITES 

mément; tout sot qui a 8,000 francs de rente se fait 
une bibliothèque ; il n'y songeait pas en 1780, ou 
même en 1812. 

Ghoppier des Ilets (1). 



LXXXII 

Au Même. 

Paris, le 1 mars 1829. 

Voulez-vous voir la mine de ces gens faibles et 
empesés, qui ont gagné un gros lot à la loterie de la 
fortune? 

Venez avec moi lundi, vers les onze heures du 
matin, au transport du corps de M. le duc Charles 
de Damas. 

Il habitait le faubourg Saint-Honoré et Saint-Phi- 
lippe-du-Roule priera pour lui. Je dis onze heures; 
mais j'ignore le moment précis ; tâchez de le sa- 
voir. 

Venez me prendre au café Teissier (place de la 
'Bourse), ou au nouveau café de M. Pique (l'ancien 
café de Rouen), qui s'est réfugié au coin de la rue du ^ 
'Rempart et de la rue Saint-Honoré. 

M. Z. m'a fort bien reçu ce matin. Quelle rai- 
son supérieure (2) I 

(1) Lettre inédite {Collection de M.Aug. Cordier), copie 
de la main de R. Colomb. 

(2) Lettre inédite (Collection de M. Auguste Cordier), 
copie de la main de R. Colomb. 



'r"\ 



LETTRES INÉDITES ' 293 



LXXXIII 
Au Même. 

ft 

«. ■ 

Paris, le 10 mars 1829. 
(Café Teissier, vis-à-vis là Bourse). 

Je vous remercie sincèrement; je vois que vous 
suivez avec intérêt ma pauvre petite affaire. J'ai re* 
fait, depuis six semaines, tous les morceaux de l'iti- 
néraire de Rome qui me semblaient manquer de 
profondeur. II. n'y a pas d'amour-propre à vanter ce 
livre, dont les trois quarts sont un extrait judicieux 
des meilleurs ouvrages. Si j'avais épousé la fille sans 
jambes de M. Berlin de Vaux, j'aurais six mille 
francs de ces deux volumes (1). M. de Latouche m'a 
dit quatre mille. 

Si M. Ladyoca^t en donne quatre mille francs, ce 
ne sera que trois mille six cents, à cause des escomp- 
tes à payer à M. Pourra. Je pense que nous serions 
heureux d'en avoir trois mille. Comme j'ai besoin 
d'argent^ suivant laphrase dés vendeurs de meubles, 
je le donnerai même à moins ; mais réellement c'est, 
dommage. Aucun être, bien élevé, n'ira à Rome, 
sans acheter cet itinéraire. 

Il faudrait que vous eussiez la bonté de voir 
Mirra (2), je ne l'ai pas assez cultivé; il m'écrit avec 
un Monsieur en tête. 

(1) Tout ceci concerne les Promenades dans Rome. 

(2) C'était le fils de Brunetf le célèbre acteur des Variéti 




fi ? 



294 '. LETTRES INÉDITES 



Le brave Colomb pioche ferme avec moi^ tous les 
matins (1). Je suis prêt à livrer les deux volumes ; 
j'ai de quoi en faire trois. --.^ 

Je puis, comme disent les marchands, ffircer en \\ 
anecdoleSy ou forcer dans le genre instruetif. ' 

J'étais avec Âmica (2) à la représentatiott: Bouffé ; 
c'est une attrape incroyable. II semble qi^une des 
nouveautés, la Recette, n'a pas été terminée. 

M. Ladvocat devrait placer vis-à-vis le titrèjProme- ', 
nades dans Rome, une vue de Saint- Pierrç (3), cela 
soulagerait beaucoup l'attention du lecteurqui n'est 
pas à Rome. J'espère que vous serez contint de la 
description du Vatican et de Saint-Pierre. A cela, il 
n'y a d'autre mérite que la patience. 

Le général Claparède était en grande loge avec là 
Noblet (4) ; cela m'a choqué. — J'ai été content de la 
figure napolitaine de la duchesse d'Istrie. — Félieie, 
des Variétés, avait l'air d'un mulet de Provence, fier 
de porter son panache. 

P. F. PiouF (5). 

LXXXIV 

Au Même. 

Paris, le 19 septembre 1830. 

Avez-vous touché quelque argent? Moi, j'ai 
cent francs le 1®^ octobre et cinq cents le 8, mais, en 

(1) Cela a duré pendant près d'une année (Note de R. C.) 

(2) Mme de Ménainville. 

(3) C'est ce que fit M. Delaunay, pour la !■'" édition en 
2 volumes in-8®. 

(4) Danseuse de TOpéra; elles étaient deux tours. (R. C.) 

(5) Lettre inédite (Collection de M> Auguste Cordier), 
«copie de la main de R. Colomb. 



i 



■ V» 



lETTRES INÉDITSS 



295 



attendant, je suis comme la cigale qui a chanté. 
Les apparences sont toujours superbes du côté du 
Consulat. — Mme de T.., (4) est admirable pour moi ; 
je lui devrai tout^ tout simplement. 

MicHAL père {2\, 

% 

LXXXV 

ÂD Même. 

Paris, le 26 septembre 1830. 

Cher ami, mardi il y avait une ordonnance qui 
nommait Dominique, consul à Livourne. Probable- 
ment le crédit d'un M. de Formont Ta fait déchirer. 
Par ordonnance d'aujourd'hui, Dominique est nommé 
consul à Trieste. In mezzo ai barbàri (3). Par un reste 
de bonté, le Ministre a fait porter les appointements* 
à quinze mille francs (4). 

LXXXVl 



A M. LEVÂVASS^^R, Editeur a Paris. 

PariB, novembre 1830. 

En vérité. Monsieur, je n'ai pluala tête.à co.rriger 
des épreuves. 

(1) Mme Victor de Tracy. 

(2) Lettre inédite (Collection de M. Aug. Cordier)» copie 
de la main de R. Colomb. 

(3) Sous Vœil des barbares^ comme dirait le stendhalien 
Maurice Barrés. 

(4) Lettre inédite {Collectton de M. Aug. Cordier), copie 
de la main de R. Colomb. 



\ 



WK -I 
I 



296 LETTRES INÉDITES 

. Ayez la bonté de bien faire relire les cartons. 

G*est avec le plus grand des regrets que je me prive 
:du plaisir de dîner avec vous et avec M. Janin. Que 
j'aurais voulu avoir une plume pour adoucir la gros- 
sesse de Mathilde! 

Puisse ce roman être vendu, et vous dédommager 
des retards de l'auteur. Je croyais qull serait imprimé 
à deux feuilles par semaine, comme Armance^ 

Je vous demande comme preuve d'amitié. Mon- 
sieur, de ne pas laisser vendre un exemplaire sans les 
cartons. 

• Veuillez envoyer les lettres à M. Colomb, n"* 35, 
rue Godot-de-Mauroy. 

Agréez tous mes regrets de ne plus vous revoir 
cette année, et tous mes remerciements pour vos 
bons et aimables procédés. H. Betle. 

Bien des compliments au puissant M. Courtepi.., 
aristarque du quaiMalaquais (1). 

LXXXVII 

Au BARON DE MaRESTE. 

' Venise, le 3 février 1831. 

Grand Sbaglio (2). 

* Dominique n'a jamais été assez courtisan pour 
avoir la ^ aux affaires étrangères. Il a dit : « Tôt 

(1) Cette lettre a été écrite avant le 6 novembre 1830, date 
du départ de Beyle pour l'Italie. Le Rouge et le Noir, dont il 
est question, a paru chez Levavasseur, en novembre 1830, 
daté 1831. — Cette lettre fait partie de la collection StassarU 
h TAcadémie royale de Belgique, Bruxelles, -et m'a été obli- 
geamment communiquée par M. le vicomte S. de Lovenjoul. 

(2) Grande bévue* 



LETTRES INÉDITES 297 

OU tard un ministre de l'intérieur homme d'espHt, 
dira au King : « Les Bignon, les Ancelot, les Ma- 
c litourne, tous les gens de lettres, un tant soit peu 
c au-dessus de la médiocrité, ont eu la ^ de Char- 
f les X. Je propose à V. M. de la donner à MM. Bé- 
X ranger, Thiers, Mignet, Dubois, du Globe ^ Ar- 
« taud, traducteur d'Aristophane^ Beyle, Mérimée, 
« Vatout, » 

Voilà toute l'étendue de ma présomption, comme 
dit Othello. Par le ministère de l'intérieur unique- 
ment. — Tant mieux si Apollinaire (1) a parlé au gé- 
néral Sébastian!. Sûrement à mon ministère, si Von 
compte les campagnes (à moins que votre envie 
ne me nie Moscou), j'aurais un peu droit; mais ja- 
mais je n'ai eu cette idée. — Toujours par un mi- 
nistre de l'Intérieur, homme d' esprit j et je parie 
•qu'avant deux ans, nous aurons des gens d'esprit. 
Les bêtes ne peuvent pas durer dans une machine 
où il faut INVENTER dcs mesures, des arrestations de 
MM. SambacetBlanqui, etenGn des proclamations. 

Ne vous plaignez pas de ma mauvaise écriture, je 
suis dans un pays barbare. Hier, j'achète de la cire 
pour cacheter une lettre à Colomb, avant d'être à la 
poste, la lettre s'était décachetée dans ma poche. 
Que vous dirai-je, de l'encre, de la plume? — Je 
suis de votre avis sur le nouveau et futur séjour de 
Dominique. Comme vous êtes des rétrogrades en- 
croûtéSyje ne vous écris rien là-dessus depuis un 
mois. Marie-Anne d'Autriche, ou une autre reine, 
disait au cardinal de Retz : € Il y a de la révolte à 
c tinnoncer qu'on se révoltera. » 

(1) Comte d'Ârgout. 



■ ■■■ ^'5 



298 



LETTRES INÉDITES 



Je pense comme vous; votre frère n'ayant déve- 
loppé aucune individualité, ayant été convenable 
comme M. de Croisenois et rien de plus, ne peut 
inspirer aucun attachement. Il n'y a p^ de magie 
dans son nom, dirait M. de Salvandy. Dofnc, tout fi- 
nira par six mois à! extrême-gauche. Ihync Apolli- 
naire, s'il a quelque bienveillance pour Dominique, 
ce dont il est permis de douter, profitera des. mo- 
ments que le destin lui laisse, pour dire au général 
Sébastiani : 

« Le pauvre garçon vient de recevoir Un fier souf- 
flet; il quitte la première ville de commerce du con- 
tinent (900 vaisseaux entrés, 890 sortis en 1830, 
sans compter un immense cabotage. Cette paren- 
« thèse est pour vous). Donc, on le renvoie d'une 

< ville superbe,: pour le jeter dyis un trou, qui res- 

< semble fort à Saint-Gloud ; si ce n'est qu'il esfroeau- . 
« coup plus laid. C'est un ancien serviteuijj il a» 
« quarante-huit ans, dont quatorze à l'àrrriiëe ; il 
« a vil Moscou et Berlin, comme vous, général^ donc 
« la ij^. » ' 

Toute plaisanterie à part, vous n'avez pas d'idée de 
la supériorité dont jouissent les Consuls crucifiés sur 
les autres. Rien ne se fait que pour le bonheurd'être 
admis souvent aux dîners et aux soirées du Gouver- 
neur (1). -, 






(1) Lettre inédite (Collection de M. Aug, Cordier), copie de 
la main de R. Colomb. 



1 

j 






LETTRES INÉDITES 299 



LXXXVIII 

Au Même. 

Trieste, le 16 mars 1831. 

Enfin, cher ami, ce matin j'ai reçu la lettre de 
voyage, dont voici copie. 

Paris le 5 mars 1831. 

Monsieur, j'ai l'honneur de vous annoncer que le 
Roi a jugé utile au bien de son service de vous nom- 
mer (Consul de France à Civita-Vecchia, et que S. M. 
parla môme ordonnance, en date du S de ce mois, 
a déèigné pour vous remplacer M. Levasseur, qui se 
dispose à se rendre prochainement à Trieste. Vous 
voudrez bien, toutefois. Monsieur, ne pas quitter ce 
poste avant l'arrivée de votre successeur, et sans lui 
avoir fait la remise régulière des papiers delà chan- 
cellerie du Consulat. Je vous:' préviens en même 
temps. Monsieur, que je vais envoyer votre brevet à 
l'ambassadeur du Roi à Rome, en l'invitant à vous le 

^ transmettre directement à Civita-Vecchia, aussitôt 
que, par ses soins, il aura été revêtu de Texequatur 

: du gouvernement pontifical. Sa Majesté ne doute pas 

.. du zèle, etc. IL Sébastiani. 

« 

Pas un mot des appointements ; sans doute, ils 
V: sont barbarement réduits à 10,000 francs ; sur quoi 
■'.' îl faut entretenir un Chancelier. La Chancellerie 
; rend 475 francs, au plus. 

Maintenant M. de Sainte-Aulaire m'aimera comme 



I 

t 



300 LETTRES INÉDITES 

M. Guizot m'a aimé. La rancune d'auteur se fera 
sentir, h* Histoire de la Fronde est fort modérée 
comme les écrits politiques du Guizot. 

Mais l'influence de l'excellent Apollinaire me 
semble suffisante pour que Sainte-Aulaire ne me 
fasse pas de mal. Il passera là un an, tout au plus. 
Un gouvernement à bon marché aura à Rome un en- 
voyé avec 30,000 francs et un Consul général pour 
les Etals Romains, avec 8,000 francs. L'essentiel, 
comme vous l'aurez vu, si vos occupations vous ont 
permis de parcourir la lettre au grand peintre (1), 
l'essentiel est que Régime (2) me permette de passer à 
Rome le carnaval et quinze jours par mois, pendant 
le reste de l'année, excepte dans les grandes cha- 
leurs. M. Dumoret, consul à Ancône jadis, passait 
six mois à Rome. 

Civita-Vecchia, malheureusement, est un peu 
révolté ; j'aurai bien à souffrir du mauvais esprit des 
habitants. On chassera les plus égarés. Je pense 
qu'on se sera assuré d'avance de l'exequatur de Do- 
minique. On a une dent bien longue contre tout 
animal écrivant. Pourquoi écrire? Si tous les impri- 
meurs étaient chapeliers ou tailleurs de pierre, nous 
serions plus tranquilles. 

Je vous prie d'engager Apollinaire de me recom- 
mander à M. Régime, s'il est encore à Paris. « Ce 
(( pauvre diable, dira-t-il, est tombé. Permettez-lui 
« de se consoler en admirant les ruines de la ville 
« éternelle. Lui-même est une ruine, quarante-huit 
« ans d'âge et triste débris de la campagne de Russie 
« et de dix autres, Vienne, Berlin, etc. » Mais je ré- 

(1) M. Horace Verne t. 

(2) Le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur à Rome. 



1 



LETTRES INÉDITES 301 

fléchis : Régime a, cependant, dû être jeune une 
fois. Par exemple, en 1800, quand j'étais dragon, 
que diable était-il, lui (1)? 



LXXXIX 



A Jv. . • 
' Trieste, le 1 mai 1831 

Monsieur et cher ami. 

Le 5 mars dernier, j'ai perdu le tiers de mon petit 
avoir, j'ai été nommé consul à Givita-Vecchia. Pour- 
riez-vous écrire à M. de Sainte-Aulaire, pour qu'il ne 
me fasse pas de mal. 

Vous savez, Monsieur, qu'un jour, M. Guizot 
était fort bien pour moi, deux jours après il était in- 
différent, vingt-quatre heures plus tard hostile. 

Donc j'ai un ennemi dans la société doctrinaire. 
On a toujours permis au consul de Civita-Vecchia 
d'avoir un pied à terre à Rome. La tempête me poussa 
en 1817, à Givita-Vecchia. Gela est un peu plus 
grand que Saint-GIoud et la fièvre y règne deux mois 
de l'année. 11 n'y a que 14 lieues de ce beau port de 
mer à Rome. Aussitôt l'arrivée à Trieste de M. Le- 
vasseur, mon successeur, je partirai pour Rome. M. 
le comte Sébastiani m'annonce qu'il envoie mon bre- 
vet à l'ambassadeur du roi, à Rome, avec prière de 

(1) Lettre inédite (Collection de M, Aug, Cordier), copie 1 
de la main de R. Colomb. 



; r 
» 



302 LETTRES INÉDITES 

me le transmettre directement à Civita-Vecchia, aus- 
sitôt qu'il aura été revêtu de Texequatur du gouver- 
nement pontifical. 
■: H Si flous pouvons obtenir que M. de Sainte-Aulaire 

V ne me fasse pas de mal, ce sera un grand point. Au ' 
bout de quelques mois , nous pouvons avoir un chargé 
d'affaires non doctrinaire, non hostile à mon chétif 
individu. M. de Latour-Mauhourg, par exemple eût 
; été excellent pour moi ; il n'est point écrivain et écri- 

- vain dans le genre emphatique. 

Je vous remercie sincèrement de ce que vous avez 
■ fait pour la ^. Je vous demande votre bienveillance 

auprès du successeur, qui peut-être ne tiendra pas 
an Globe, dçntj'ai çu letort^de me moquer. 

Je lis vos œuvres avec grand plaisir dans le Moni- 
teur. ' ' - 

Je vous félicite de la croix donnée à ce pauvre 
diable de Corréard et autres naufragés. 
Agréez mes remerciem^cnts et mes respects. 

H. Beyle (1). 
XG 

» 

Au BARON DE TVIaRESTE. 

■ 

Civita-Vecchia, le lo mai 1831. 

Malgré l'imprudence, je vous dirai une bouffon- 
nerie déjà ancienne, mais vérissime. Contez-là à iDe 
Fiorë. 

(1). «Lettre publiée ddns Stendhal et ses amis par HeDri 
Gordier, p. 60-61. 



ji 



* 

% 



r 



LETTRES INÉDITES 303 



Il y avait disette abominable dans tout TEtat. Ar- 
rivent à Civita-Vecchia, quatre vaisseaux chargés de 
blés d'Odessa. Au lieu de les envoyer faire quaran- 
taine- à Gênes, le gouverneur les fait mettre à la Rota 
(on jette une ancre; le vaisseau s'y attache avec une 
^ corde et tourne, selon le vent, rotay autour de Tan- 
cre). Lé gouverneur écrit au ministre ces précieuses 
paroles : 

« Les quatre bâtiments chargés de blé sont arrivés. 
« Ils ont passé à Constantinople ; leur patente est 
< done des plus sporche (douteuses). Mais vu la 
« disette, je les ai mis à la Rota, et je prends la bar- 
^ « diesse d'envoyer un courrier à V. E., pour lui de- 
« mander des ordres. » 

Réponse : « J'ai reçu votre courrier, etc.. etc. 
« Puisque les quatre vaisseaux sont à la Rota, nous 
« attendrons la décision de ce très saint tribu - 
« nal (1). » 
N'est-ce pas Arlequin ministre (2)? ' 



XCI 



Au MÊME. 

Rome, le 30 juin 1831. 

L'opium a suspendu les douleurs plutôt qu'il ne 
m'a guéri; je suià très faible. J'ai passé plusieurs fois 

(1) Le célèbre tribunal de la RotSt à Rome, est composé de 
douze prélats de différentes nations catholiques, revêtus du titre 
d'auditeurs (R. G.) 

(2) Lettre inédite {Collection de M. Aug. Cordier), copie 
de la main de R . Colomb. 



.-r—'wr^" 



804 LETTRES IN.^DITES 

six jours avec un verre de limonade. J'ai eu uneln- 
flammaUon d'estomac me donnant horreur pour 
toute espèce d'aliments ou de boissons. Je n'ai pas de 
grandes douleurs depuis le 15 juin. — Dissolution 
complète et sans remède chez vos amis. Si j'avais un 
secrétaire, je vous en dirais long. Le malade ne peut 
vivre. Mille tendresses à nos amis. Qu'ils me voient 
faible et non froid. 

Baron Relguir (1). 



XCII 

V 

A Henri Dupuy. 

r 

CivitA-Vecchia, le 23 juio 1835. 

Je suis extrêmement sensible, Monsieur à votre 
offre obligeante. J'ai pris la résolution de ne rien pu- 
blier tant que je serai employé par le gouvernement. 
Mon style est malheureusement arrangé de façon à 
blesser les balivernes, que plusieurs coteries veulent 
faire passer pour des vérités. 

Dans le temps, j'ai eu le malheur de blesser la 
coterie du Globe. Les coteries actuelles, dont j'i- 
gnore jusqu'au nom, mais qui, sans doute, veulent 
faire fortune, comme le Globe, nuiraient par leurs 
articles à la petite portion de tranquille considéra- 
tion qui doit environner un agent du gouverne- 
ment. 

(1) Lettre inédite {Collection de M. Aug, Cordier)^ copie 
de la main de R. Colomb. 






LETTRES INÉDITES 305 

' Si nous devions entrer en arrangement, je ne 
vous dissimulerais pas un obstacle terrible : je ne 
suis pas un charlatan, je ne puis pas promettre à un 
éditeur, un seul article de journal. 

Si jamais je change de dessein, j'aurai Thonneur, 
Monsieur, de vous en prévenir. L'action du roman 
esta Dresde en 1813. Avant de traiter avec toute 
autre personne, j'aurai l'honneur de vous prévenir, 
mais je compte me taire huit ou dix ans. 

Agréez, Monsieur, les assurances de la parfaite 
considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être. 

Votre très humble et très obéissant serviteur. 

H. Beyle. 

P; S. — Si vous rencontrez cet homme de tant 
•d'esprit. M***, je vous prie de lui dire que bien sou- 
vent je regrette sa piquante conversation (1). 



XCIII 



A Sutton-Sharp, Londres (2). 



Rome, le 24 novembre 1835. 

En échange des nouvelles intéressantes que vous 
me donnez, cher ami, je vous envoie quelques cro- 
quis biographiques ; ils vous donneront une idée de 

{{} A M. Henri Dupuy, imprimeur-libraire, 14, rue de la 
Monnaie, Paiis. Lettre inédile {Bibliothèque de Grenoble). 

(2) Cette lettre figurait dans la copie fournie par M. Romain 
Colomb pour les deux volumes de Correspondance inédite, 
désignés sous le titre d'Œuvres posthumes, dans l'édition 

26. 



306 LETTRES INÉDITES 

la manière dont on traite ici les affaires. D'ailleurs, 
pendant un voyage en Italie, vous pouvez rencon- 
trer ces individus dans quelques salons, et alors ces 
renseignements acquerraient un véritable intérêt. , 



i 

TARTARIE CHINOISE 



PRI^XIPAÛX HONNÊTES GENS DU PAYS. 

# 

.Probité. — Talents. — Lumières. ^— Naissance* 

^, M... était conducteur de fiacre à Rome. Créé 
chevalier par Pie VU pour avoir affiché les excom- 
munications contre Napoléon à la porte de Sainte 
Jean-de-Latran, on lui donna en outre la ferme du 



des ŒAvres complètes de Stendhal, publiée par là maison 
Michel Lévy frères, en 1854-1855. 

Elle portait le No CCCXX1, et était paginée^sîir l'épreuve : 
p, 2?0, 221, 222, 223, 224, 225. t. ii. 

M* Julien Lemer, chargé par l'éditeur du classement et de la 
revision de l'œuvre complète, avait lu cette lettre en manuscrit 
et en épreuve. Surpris de ne plus la retrouver dans Jes volumes 
définitifs lors de leur mise en vente, il parviné à trouver, à 
l'imprimerie Simon Raçon, une épreuve en première de ce 
curieux morceau, criblée de corrections typographiques, qu'il 
fit encarter et relier dans l'exemplaire de sa bibliothèque. 
C'est d'après cet exemplaire uni^uei que nous reproduisons 
ici cette lettre, grâce à Tamabilité de M. Lemer. -^ 



LETTRES INÉDITES 307 

1 

tnacinato (de 'la fariiie), source de gains énormes 
pour c^ fermier général. Riche, superbe, prepotente 
(abusant de son crédit), protecteur de celte affreuse 
canaillç, inconnue hors de Tltalie, nommée les sbirri; 
chef des Transie vérins en mars 1831, lors de la ré- 
volte de Bologne. 

M. M... (Paul), maestro di casa^ intendant du 
comte F... et maître absolu du cœur de ce ministre^ 
possède un grand nombre d'emplois. Ami intime 
de M...., qu'il aida jadis à afficher les excommuni- 
. cations, action qui n'était pas réellement périlleusey 
mais qui, sans doute, le paraissait beaucoup à leurs 
yeux. 

* M. M..., vend les grâces, escamote les adjudica- 
tions, prélève une part sur le prix des fermes adju- 
gées par le gouvernement. Les sels et les tabacs, qui 
rendaient douze cent mille écus, ont été adjugés à 
MM. T..., M... et Gie pour huit cent mille écus. Il est 
vrai qu'à monsieur il en rend quelque chose : on 
comprend que ce monsieur est M.... M. M... a rendu 
des services grands, aux yeux du ministre actuel, en 
enrôlant les Tranfeteverins et la canaille de toute 
espèce, lors de la révolte en mars 1831, M. M... était 
uni à M..., N... et G... le B.... 

Comte F..., quelque esprit naturel, sans talents 
administratifs, chargé de dettes qu'il voudrait payer. 
Son jugement est assez sûr pour voir qu'il en est au 
commencement de la fin. Le beau sexe est Tobjet de 
ses attentions ; ami du brio de la princesse D..., 
F... est rusé et fin politique. 

Monseigneur V... G..., gouverneur de Rome et dir 
recteur général de la police, furieux, arbitraire, sans 
aucun talent, adonné au yin. 



m\ j.jii 



310 LETTRES INÉDITES 

ainsi que de grosses sommes de Léon XII; il les ga- 
*gnait, assure-l-on, par des crimes ou plutôt, ce me 
semble, par d'affreuses injustices. 

Le comte V... d... de S... y directeur àel Botto e 
Registre, a plusieurs autres^ emplois : homme à ren- 
voyer bien vite; jésuite, fripon, ennemi de toute 
pensée libérale. 

T... M..., bon dessinateur, jésuite, espion, il s'in- 
troduit dans leç maisons comme maître de dessin ; 
Tun des grands affîdés du cardinal B... et du gouver- 
neur ; il rend de nombreux services à ces messieurs ; 
un des principaux agents de la haute police du pays ; 
coquin complet ; un des grands prêtres du culte 
grec. 

M. L..., cardinal de V..., eut le talent de s'intro- 
duire dans les loges des francs-maçons et ensUite 
révéla les secrets, s'il y en a, et donna la liste tles 
frères. Dévoué aux jésuites, rusé politique, grand 
ami et confident du cardinal B...; du reste, employé 
supérieur à l'administration del Botto e Registre. 

Les frères G..-, J..., présidents du tribunal de com-^ 
merce, insignes fripons. J..., ennemi jusqu'à la.fù- 
reur^de tout sentiment généreux ; ne respirant que 
des supplices pour les partisans du progrès ; entre- 
preneur de l'éclairage de Rome. Espions politiques, 
les deux frères fréquentent habituellement le cabinet 
littéraire de Cracos al Corso. Outre les deux frères 
G..., on rencontre dans ce cabinet l'abbé S... de G... 
de T..., espion, le comte M..., l'avocat don D... d'A... 
de F..., et beaucoup d'autres individus dévoujés -au 
gouvernement qui, en récompense des services qu'ils 
lui rendent, leur donne les moyens de voler impu- 
nément. 



LETTRES INÉDITES 311 

Voyons maintenant ces coquins en action. 
Il existe beaucoup de tribunaux civils et criminels, 
et Faujtocrate suprême en crée au besoin. Ce sont de 
véritables coinmissions, comme celles du cardinal 
de Richelieu. 

UUditore santissimo est le grand ministre de 
cette partie de l'administration si funeste au public ; 
un rescrit santissimo, on interrompt le cours de la 
justice, on impose silence au bon droit. 

L'un des tribunaux les plus pernicieux est le tri- 
bunal du commercé, composé de deux imbéciles, et 
d'un des voleurs les plus effrontés et les plus adroits, 
qui en est le président. Son principal moyen de faire 

k ^e l'argent est de protéger les banqueroutiers frau- 
duleux; il leur vend, d'abord, un sauf-conduit ^ et 
ensuite un provisoire (une pension alimentaire), 
jusqu'à la formation dello slato j)atrimoniale^ ou 
bilan définitif de la banqueroute. Par exemple, dans 
la banqueroute Santangeli et Paccmci, ils ont accordé 

^ à ces messieurs un provisoire de soixante écus par 

I mois. On calcule que, sans compter ce que les juges 
obtiennent de cette manière, leurs droits patents 
absorbent environ le tiers de l'actif de la banqueroute. 
Les négociants honnêtes n'obtiennent jiistice qu'au 
moyen de leur crédit particulier ; c'est-à-dire par 

fa l'injustice. 

'. > C'est encore par le moyen de Vuditore santissimo 

\ -^ que des familles patriciennes ou d'autres, après s'être 

-[.rainées par leurs fortes dépenses, obtiennent un 

,'fùdministrateur. Elles indiquent ordinairement le 

^iajet qu'elles désirent et .qu'on leur accorde toujours. 

, |3'est, en général, un cardinal, qui délègue un mon- 
* \îgnor avec les plus amples pouvoirs. Ce prélat com- 



312 LETTRES INÉDITES 

mence par suspendre toutes les procédures dirigées 
contre son administré ; il ne paye personne, mais, en 
revanche, force tout le monde à payer ce qui est dû 
à son administré ; tout le crédit du cardinal et du 
prélat est employé à activer les rentrées; qui pourrait 
résister à une telle puissance ? 

Monsignor F... avait tous les goûts dispendieux; 
il fit environ trente mille écus de dettes. Pressé par 
ses créanciers, il eut recours au pape, qui lui fit 
cadeau de trois mille écus pour faire un voyage, et, 
par un rescrit sanlissimo, il fut défendu aux créan- 
ciers d'agir contre la personne sacrée de monseigneur 
ou contre ses propriétés. Monsignor N..., indice di 
signatura, obtint un semblable rescrit santissimo. 

Feu monsignor M..., de la secrétairerie d'état, 
vola une grande partie de leurs biens à ses pupilles ; 
il achetait les juges par des emplois, ou les gagnait 
au moyen de son crédit; tout cela a été prouvé 
par pièces authentiques. 

Il est presque inutile d'ajouter que le régime le 
plus arbitraire règne dans les formes de procéder de 
tous les tribunaux criminels; ils ne se font pas faute 
de perquisitions, de détentions préventives, etc., etc. 
Le plus infâme de ces tribunaux est, sans contre- 
dit, celui du vicaire, qui a conservé les formes em- 
ployées par rinquisition espagnole. Ainsi, le procès 
est secret et l'accusé ne peut avoir de défenseur; 
on y envoie aux galères, ou on condamne à de for- 
tes amendes ceux qui oublient de faire leurs pâques. 
Il est vrai qu'avec un protecteur ou, à défaut, avec 
de l'argent, on parvient souvent à adoucir les ri- 
gueurs des terribles juges du tribunal du vicaire. . 

Le cardinal D... a chez lui la femme d'un co' 

i ^ 

\ ■ 



LETTRES INÉDITES 313 

îF, qu'il fait retenir aux galères pour un léger dé- 
La moindre affaire de ce genre serait semère- 
nt punie chez un laïque, à moins, cependant, que 
aïque n'eût de puissants protecteurs, auquel cas 
tlui est permis. 



XCIV 
A Paul de Musset. 

Juin 1839. 

e pense bien, Monsieur, qu'il vous est assez égal 
plaire à un lecteur de plus, mais permettez-moi 
me donner le plaisir de vous dire combien je suis 
hanté d'Un Regard (1). Cela est délicieux et ce 
semble parfait. Dans un sujet si scabreux, et 
tant naturellement à l'emphase, il n'y a pas une 
ces lignes sublimes qui inspirent si bien au lec- 
r la volonté de fermer le livre. 
Ille Rachel a su charmer le public, parce que 
is le siècle de l'exagéré, elle a su marquer la pas- 
1 sans Toutrer. Votre conte de ce matin présente 
ctement le même mérite. Si vous avez le cou- 
e de continuer, et de ne jamais tomber dans 
aphase, vous atteindrez sans nul effort et sans 
le image exagérée à une place qui se trouvera à 
i près unique dans notre littérature, 
lais quel besoin avais-je de cette lettre, direz- 
is ? C'est moi. Monsieur, qui avais le besoin de 

) Un Regard, roman par Paul de Musset, 1839. 

27 



314 LETTRES INÉDITES 

IJ2 VOUS dire combien je suis étonné . d'une tel 

semce d'emphase, et peut-être y a-t-il bien 

[nen< personnes à Paris qui pensent comme moi. 

conti • rester simple. 

rêva On paraît froid quand on s'écarte de raffecta 

à so la mode, mais aussi rien de plus ridicule que 1( 

prél illisible) de Tan passé et T homme qui ose le bn 

résii un vernis charmant d'originalité. Je pense qu 

M souvent vous êtes tenté par l'apparition de qi 

il fi ' belle phrase emphatique, songez alors qu'il y 

ses nombre de gens qui aiment le simple, le natu 

cad ' style des Lettres de Pline, traduites par M. de 

par Depuis J.-J. Rousseau, tous les styles sont e 

cie: .sonnés par l'emphase et la froideur, 

ou Agréez les hommages et les compliments de 

^^S CoTONET (i; 
vo 

il 

P . XCV 

P A. H. DE Balzac. 

te 

d • (185 

^ . Mon portier, par lequel je voulais vous envo; 

^' Chartreuse comme au Roi des Romanciers di 

P sent siècle, ne veut aller rue Cassini, n° 1 ; il pi 



LETTRES INÉDITES 315 

de rObservatoire, en demandant, voilà ce qu'on 
m'en a dit. 

Quelquefois vous venez, Monsieur, en pays chré- 
tien, donnez-moi donc une adresse honnête, par 
exemple chez un libraire (vous direz que j'ai l'air de 
chercher une épigramme). 

Ou bien envoyez prendre le dit roman rue Godot- 
de-Mauroy, 30 (Hôtel Godot-de-Mauroy). 

Si vous me dites que vous l'enverrez quérir, je le 
mettrai chez mon portier. Si vous le lisez, dites-m'en 
votre avis bien sincèrement (1). 

Je réfléchirai à vos critiques avec respect. 

Votre dévoué, 
Frederick (2). 

Rue Godot-de-Mauroy, n° 30. 
Vendredi 27. 



XCVI 

Au D^ Laverdant (3). 

Civita-Vecchia, 8 juillet 1841. 

Je vous prie, Monsieur, d'excuser le long retard de 
ma réponse. M... (4) m'a remis la lettre que vous 
■n'avez fait l'honneur de m'écrire au moment où l'on 
me soumettait àhuitsaignées.C'estunaccèsde goutte. 
Je n'ai presque plus la faculté de penser. 

(1) Voir l'article que Balzac écrivit sur la Chartreuse dans 
la Revue Parisienne, p. 278. 

(2) Lettre publiée dans Stendhal et ses amis, par Henri 
Cordier, p. 70-71. 

(3) N*' 6, rue de Tournon, à Paris. 
(4j En blanc dans Toriginal. 





316 LETTRES INÉDITES 

Puisque le hasard a fait tomber mes idées sous vo 
yeux, je vous dirai que la décadence de la langue la 
tine(l) après Claudien me représente l'état dufran 
çais de 1800 à 1841. 

On ne disait plus par exemple : « Les pauvre 
« assiégeaient le palais des riches, mais la pauvret 
« assiège le palais de la richesse. » 

Faute d'idées, on s'attachait à Ségur. Voilà le gran* 
vice du moment. Ou je me trompe fort, ou la proli 
xilé de nos grands prosateurs ne sera que de l'ennu 
j)ourl880. 

Si vous aviez des doutes, monsieur, supposez 1; 
première paf2:o du Henri IV de Tallemant des Réau: 
trathiite en français de 1841 par un des grands pro 
sateurs actuels. Cette page de Tallemant produirai 
six pages de M. Villemain. Je choisis exprès ui 
homme de talent. 

(^ette idée m'a porté à faire attention au fond e 
non à la forme. Plût à Dieu, au milieu de l'ennui ac 
tuel, qu'il nous arrivât un bon livre écrit en patoii 
auvergnat ou en provençal. Voyez ce que produi- 
raient nos prosateurs traduits en allemand ou en ita- 
lien . 

Adieu, monsieur, je me réserve de vous répondre 
encore quand je serai moins tourmenté. 

Agréez l'hommage de mes sentiments les plus dis- 
tingues. 

H. Beyle (2). 

;i) La lettre n'est de la main de Beyle qu'à partir de ce mot. 

12) Lettre publiée dans la Vie littéruire (6 juillet 1876), 
journal fondé par un stendhalien bien connu, M. Albert Colli- 
}^non, auquel Ton doit une étude très consciencieuse : VArt e 
ta vie de Stendhal, 1 voL, Germer-Baillière, 1869. 



TABLE 



lendhal et les Salons de la Restauration 



SOUVENIRS D'ÉGOTISME 

tiapitre premier , i 

tiapitre ii 10 

hapitre m 21 

hapitre iv 26 

bapitre v 34 

bapitre vi 55 

bapitre vu 60 

hapitre viii 84 

bapitre ix 99 

hapitre x 107 

hapitre xi 120 

hapitre xii 124 

LETTRES INÉDITES 

I . — A sa sœur Pauline 131 

II. — A la même 133 

m. — A Edouard Mounier 130 

IV. — Au même 141 

V. — A sa sœur Pauline 144 

VI. — A Edouard Mounier • 146 

VII. — Au même 147 

Vm. -^ Au môme 150 



318 TABLE DES MATIERES 

IX . — Au môme 

X. — A son père 

XL — A Edouard Mounier 

XII . — Au même 

XIII. — Au même 

XIV. — Au même 

XV. — Au même 

XVI. — Au même 

XVII . — Au même 

XVIII. — Au même 

XIX. — A Mélanie Guilbert 

XX . — A la même 

XXL — Mélanie Guilbert à Henri Beyle 

XXII. — A sa sœur Pauline 

XXIII. — A la même 

XXIV. — A la même 

XXV. — A la même 

XXVI. — A la même 

XXVIL — A Edouard Mounier 

XXVIII. — A sa sœur Pauline 

XXIX. — Mélanie Guibert à Henri Beyle 

XXX . — A sa sciiur Pauline 

XXXI . — A la même 

XXXII. ~ A la même 

XXXIII. — A la même 

XXXIV. — Mélanie Guilbert à Henri Beyle 

XXXV. — A Martial Daru 

XXXVI. — Mélanie Guilbert à Henri Beyle 

XXVXH. — Mélanie Guilbert à Henri Beyle 

XXVXIII. — A sa sœur Pauline 

XXXIX. — A Monsieur Mounier, auditeur au 

Conseil d'Etat, secrétaire de S. M. 
l'Empereur et Roi, à Schœnnbrunn. . 

XL . — A sa sœur Pauline 

XLL — A M. Krabe, membre de la Chambre de 

Guerre et des Domaines 

XLIL — A sa sœur Pauline 

XLHL — A Félix Faure 

XLIV. — Au même 

XLV. — A sa sœur Pauline 






s» 






TABLE DES MATIERES 319 

; XLVI. — A la même 224 

', XLVII. — A la même 226 

:.| XLVIIl. — A la môme 226 

^1 IL. — A Louis Crozet 229 

■> L. — Au même 23i 

LI. — Au môme 234 

LIL ^ Au même 236 

. ^ LUI. — Au même 239 

:. LIV. — Au même 240 

'} LV. — Au même 242 

T LVI. — Au même 246 

LVII. — Au même 247 

LVIII. — Au même 250 

LIX . — Note pour le libraire 253 

:£ LX. — Au baron de Marestc 256 

'* LXI. — Au même 257 

'-^ LXII. — Au mcnie 259 

' "' LXIIl. — Au même 261 

' / LXIV. — Au môme 264 

• ^ LXV. — A xMadame *** 266 

;) LXVI. — A M. le comte Daru 269 

; LXVU. — A madame *** 270 

LXVIII. — Au baron de Mareste 271 

LXIX. — Au même 274 

tLXX. — A Métilde *** 275 

LXXI. — A madame *** 276 

l LXXII. — Au baron de Marestc 277 

^ LXXllT. — Au même 278 

• LXXIV. — Au même 280 

LXXV. — Au même 281 

LXXVL — A V. de la Pclouze 282 

'' LXXVII. — A Alphonse Gousolin 283 

' LXXVIIL — Au baron de Mareste 28G 

LXXIX. — A M. Viollct-le-Duc 287 

LXXX . — A Alphonse Gousolin 288 

LXXXI. — Au baron de Mareste 290 

'' LXXXIL — Au même 292 

%.XXX1IL — Au même 293 

•'LXXXiv. — Au même 294 

■' LXXXV. — Au même 295 




aiO TABLE DES MATIERES 



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1 
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I 



vj. LXXXVL — A M. Levavasseur, éditeur à Paris. 

fi- LXXXVII. — Au baron de Mareste 

f ' LXXXVIII. — Au môme 

V"' LXXXIX, — A X*** 

^* : XC. — Au baron de Mareste 

'•^„ ... XCI. — Au même 

;■■•• ■ XCII. — Allenri Dupuy 

V;^ XCIIL — A Sutton-Sharp, à Londres 

XCIV. — A Paul de Musset 

' XCV. — A II. de Balzac 

^' XGVI. — Au D-^ Laverdant 




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.A2.S7 
1892 



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